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Thierry Robin ("Mort au Tsar") : « Je crains toujours la lassitude : la mienne d’auteur, et celle du lecteur »

Par Charles-Louis Detournay le 9 octobre 2015                      Lien  
Après un premier tome assez linéaire et centré sur le gouverneur condamné par le peuple, Robin et Nury terminent leur diptyque en puissance avec une conclusion qui allie action, suspense et psychologie. Analyse en détail avec Thierry Robin, un dessinateur en exil...

Après le diptyque de La Mort de Staline, qu’est-ce qui vous a donné envie de prolonger la collaboration avec Fabien Nury ?

J’avais appris beaucoup de choses en travaillant avec Fabien, surtout sur les coupes qu’il peut réaliser afin d’atteindre une concision très efficace. Pour ma part, j’ai le défaut inverse de trop me documenter et vouloir placer tous les éléments dans le récit. Donc deux livres m’ont semblé un peu court, et je lui ai proposé d’aborder le XIXe siècle français. Après quelques recherches, il n’a rien trouvé d’intéressant à ses yeux, mais il est tombé sur deux livres traitant de l’assassinat du Grand-Duc en 1905.

Qu’est-ce qui vous a intéressé dans cette période et dans ce fait historique ?

C’est une période que je n’avais jamais traitée. Or je fonctionne toujours de la même manière : je n’ai pas envie de réaliser deux fois le même livre. Je me lasse très vite de replacer les mêmes personnages dans les mêmes décors. Dès lors, réaliser des séries me semble aberrant à mon niveau.

Thierry Robin ("Mort au Tsar") : « Je crains toujours la lassitude : la mienne d'auteur, et celle du lecteur »

Vous avez pourtant réalisé quatre Rouge de Chine, sans oublier les huit Petit Père Noël & Co ?

En effet, sur Petit Père Noël, j’avais des gaufriers de 16 cases sur 48 pages. C’est effectivement ma principale aventure dans le territoire de la série, mais je pense que cela ne se reproduira plus.

Bref, Fabien vous propose alors le scénario de Mort au Tsar ; quelle est votre première réaction ?

Je reçois le scénario qui décrit les événements comme une grande continuité, ce qui était d’un très bon niveau. Il comportait une grande famille de personnages, qui touchait tant à l’aristocratie qu’au petit peuple. Puis Fabien est venu avec l’idée de réaliser plutôt deux livres, le premier en voyant les événements du côté de l’aristocratie, et le second du point de vue du milieu terroriste. Cet angle de vue apportait un sens complémentaire, ce qui a emporté mon adhésion. J’aime ces récits, films, séries qui permettent d’envisager la même scène au travers de différentes subjectivités. Et cela permet de démontrer la fragilité du regard des gens. Enfin, sans faire de dialectique, c’est un vrai diptyque, à savoir deux livres qui ne suivent pas. Sinon, c’est une dilogie.

Il y avait une grande opposition à se consacrer à ce Grand-Duc qui n’a presque plus de pouvoir et qui attend sa mort, par rapport au Staline tout puissant que vous aviez évoqué précédemment ?

C’était à la fois nouveau et passionnant de réaliser ce portrait intime d’un personnage broyé par les événements dans un cadre doré. Il essaie de se révolter contre la fatalité, mais finit par l’accepter. Cela peut sembler simple, mais c’est un fameux défi pour un dessinateur : cela passe par des attitudes et une atmosphère tout en évitant la caricature.

À la différence du premier tome de Mort au Tsar où votre personnage central doit trouver une raison de vivre, le second tome du diptyque propose le chemin inverse !?!

En effet, la vie de notre terroriste perd peu à peu toute substance, car il n’a plus aucun rôle dans le mécanisme révolutionnaire, qui est sa raison de vivre. Les récits de Fabien comporte souvent des boucles internes, comme l’histoire du mouchoir. Cette symétrie est importante, que cela soit par exemple dans ses doubles séquences, comme les deux scènes du théâtre, mais également des détails : les personnages se promènent d’un livre à l’autre, les lieux sont revisités…

Le danger de faire revivre les mêmes évènements au lecteur, c’est de maintenir le suspense d’une conclusion déjà connue. Vous avez alors joué sur certains éléments, comme l’identité du véritable assassin du Grand-Duc ?

Oui, il faut réalimenter le suspense Un autre intérêt de cette histoire réside dans le prolongement du parcours du terroriste. Ainsi, il rencontre la femme du Grand-Duc qui vient ramasser les morceaux de son mari.

Cela alimente la connotation de comédie noire qu’on avait pu retrouver dans La Mort de Staline ?

Ce second tome de Mort au Tsar s’en approche plus, même la recherche de la bague est authentique. Immanquablement, le personnage du terroriste est plus cynique, il emmène donc avec lui ce regard, ce qu’on ne trouvait pas le premier tome. En même temps, il était salutaire que le premier tome n’en comporte pas, car trop de cynisme tue le cynisme. Un jeu de dupe s’installe aussi entre les personnages, ce qui renforce le sentiment de comédie noire. D’ailleurs, la pièce qui est joué dans le récit déborde sur l’histoire elle-même.

Graphiquement parlant, qu’avez-vous pris en pratique pour cette mini-série de livres ? Les pleine-pages ?

Je sors régulièrement des cadres, surtout lorsque je veux évoquer des mouvements de foule par exemple. Ce qui est nouveau avec Fabien, c’est sans doute l’intégration de documents : les journaux internationaux, les lettres ainsi que le récit du journal, ce qui permet une fois de plus de jouer sur cette concision.

Vous jouez également sur la mise en page en réalisant des zooms. Une façon logique d’attirer le regard du lecteur sur des éléments qu’il connaît ou qu’il doit remarquer ?

Cela dépend des séquences, mais il y avait des évidences : comme le fait de mettre presque les images que dans le premier tome afin de faciliter le rapprochement pour le lecteur. Mais je ne cherche pas toujours à guider son regard, et j’en camoufle d’autres. Le lecteur attentif trouvera ces éléments connexes, cela devient un jeu au travers de la page. L’intérêt est surtout de proposer un livre diversifié : je crains toujours la lassitude : la mienne d’auteur, et celle du lecteur. Donc je varie la mise en page.

Plus globalement, on peut s’étonner de la diversité de récits que vous abordez, avec des graphismes différents : récits d’enfants, aventure asiatique, science-fiction jeunesse, comédie noire historique, et j’en passe. Pourquoi changer si souvent de registre ?

Parce que c’est exactement comme cela que je conçois mon métier d’auteur de bande dessinée. On n’a pas tous la capacité de passer d’un style de dessin à un autre, et je ne suis pas certain d’y parvenir toujours aussi bien que je le souhaiterais, mais j’ai la volonté d’essayer, car je ne veux passer ma vie à raconter toujours les mêmes aventures, avec le même personnage, le même pantalon dans les mêmes décors ! Je dois changer pour éviter de me lasser. Je suis persuadé que le meilleur des personnages dessiné par le meilleur des auteurs se vide très vite de son essence. Cinq livres maximum ! Il vaut alors mieux passer à autre chose, et tenter un autre style, dans un autre schéma narratif !

Quel sera alors votre prochain livre ?

Je pars habiter en Chine, et je vais réaliser un album qui va raconter les faits qui entourent une citadelle chinoise. Je vais donc adopter un format plus petit, mais avec plus de pages. Je vais donc pouvoir gérer la mise en page de manière très différente par rapport à mes précédents livres. J’ai entamé le découpage, et j’ai découvert un grand terrain de jeu, nouveau, et que j’adore ! Il y a bien sûr un danger à s’élancer, mais c’est également grisant. Cette recherche de changement m’apporte autant d’angoisse que de plaisir. Ce livre sortira en Chine, mais aussi en Europe.

Voudriez-vous retravailler avec Fabien Nury par la suite ?

Le problème de rechercher le changement en permanence, c’est que je ne peux pas travailler sur deux projets en même temps. Je dois rester dans ma bulle, avec ma documentation, et le style que j’ai choisi car je pense qu’il convient à l’histoire que je veux raconter. Même une séance de dédicace lors de laquelle je dessine de vieux personnages me perturbe : je les ai oubliés, car j’ai facilement tendance à tourner la page après avoir fini un livre. Cela faisait longtemps que je voulais retravailler seul sur un livre, surtout dans une thématique qui rappelle Rouge de Chine. Par après, Fabien et moi souhaiterions réaliser un troisième double-livre, autour de la Guerre froide. Je voudrais pouvoir augmenter l’intégration d’éléments authentiques pour permettre au lecteur de se faire sa propre opinion sur les événements. Qui ment, qui dit la vérité ? Toujours le jeu avec le lecteur !

Propos recueillis par Charles-Louis Detournay

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(par Charles-Louis Detournay)

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Toutes les illustrations sont tirées de Mort au Tsar, tome 2 - Par T. Robin et F. Nury - Dargaud

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Lire nos autres articles :
- Une précédente interview de Thierry Robin : « Nous avons mis en scène ces personnages historiques avec gravité : ce sont de vrais assassins ! »
- Une interview de Fabien Nury : « J’aimerais avoir la concision des Greg et Charlier, mais nous n’employons pas vraiment le même langage »
- Les chroniques de La Mort de Staline : tomes 1 et 2
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Photo en médaillon : CL Detournay.

 
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