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Thierry Smolderen ("Ghost Money") : « Il faut laisser des cases vides dans la structure de son scénario pour recevoir la contribution du dessinateur »

Par Charles-Louis Detournay le 20 février 2016                      Lien  
Dominique Bertail et Thierry Smolderen terminent une série qui a quelque peu secoué le principe du thriller anticipatif grâce à des personnages fragiles et sensibles servi par un graphisme polymorphe et très réaliste. Voyage dans les coulisses de "Ghost Money" !

Comment vous est venue l’idée de traiter du terrorisme de manière anticipative ? À la suite des attentats du 11 Septembre ?

Thierry Smolderen ("Ghost Money") : « Il faut laisser des cases vides dans la structure de son scénario pour recevoir la contribution du dessinateur »Comme beaucoup de monde, j’ai vécu le 11 Septembre sur le mode du drame absolu… mais en ce qui me concerne également sur celui du spectaculaire et du romanesque. Sans oublier les rumeurs de conspiration et des questions qui se sont posées. Cela m’a rappelé le seul événement de dimension comparable que j’ai vécu à huit ans : l’assassinat de JFK, qui a généré pleins de livres, des romans, des films, provoqué des influences sur l’espionnage, etc. Dès le début, j’ai su que ces attentats du 11 Septembre impliquaient tellement l’imaginaire que ce serait un excellent terreau pour faire de la fiction.

Mais vous y avez greffé l’anticipation ! Etait-ce votre volonté ou plutôt une réflexion commune avec Dominique Bertail, le dessinateur de Ghost Money ?

Je ne voulais pas réaliser un récit de conspiration qui viendrait s’ajouter aux autres. Ni entrer dans le périmètre d’un genre bien établi. Et puis, je voulais retravailler avec Dominique depuis longtemps. Et comme il est entre autres un génie du décor et du design, mon désir était d’admirer ce qu’il pouvait générer comme vision d’un futur proche.

Le terrorisme n’est pas le seul élément particulier de Ghost Money. Cela a néanmoins été votre point de départ où tirer le fil du reste du récit ?

Une fois de plus, cette idée a pris du temps à germer, et s’est accrochée à d’autres idées en gestation, comme l’implantation des micros caméras dans les yeux de Chamza que je travaillais depuis très longtemps. Je mixte régulièrement différentes idées en cherchant le moyen de les agencer. Après le 11 Septembre, je me suis donc mis à réfléchir à ce scénario, et j’ai mis 5-6 ans à mettre cela en musique. Dès qu’une cohérence s’est dégagée, j’en parlé à Dominique.

Pourquoi avoir d’emblée pensé à lui ?
Il faut rappeler que nous sommes amis depuis très longtemps ! Nous avions eu l’occasion de réaliser ensemble L’Enfer des Pelgram chez Delcourt, et de collaborer sur le site Coconimo World pour lequel il était un vrai partenaire (il a réalisé beaucoup d’illustrations !). Je connaissais ses goûts pour le thriller, le cinéma d’action et moderne. Je savais également que les discussions de travail seraient passionnantes, dépassant le cadre d’une représentation du monde réaliste mais attendue.

Dominique est un auteur qui porte un grand intérêt pour l’art contemporain, pour l’image ainsi qu’une fascination doublée d’une grande connaissance du cinéma, en particulier en ce qui concerne ses cadrages et sa lumière. C’était donc le partenaire idéal pour ce projet ambitieux qui demandait un gros travail de documentation. Je savais qu’il avait également l’envie de voyager, et nous en avons profité pour réaliser de réels repérages dans les villes présentées dans la série.

Il peut pourtant sembler anachronique pour le lecteur qu’un auteur aille photographier une ville sous toutes ses coutures, alors qu’on réalise une série d’anticipation, et donc des développements urbains fictifs !

Dominique fait partie de ces vrais dessinateurs réalistes qui ont un sens aigu de l’authenticité et qui essayent systématiquement d’éviter les clichés. Je savais qu’il voudrait donc aller visiter les lieux, cela faisait partie du cahier des charges. Pendant toute l’écriture du projet, il y a d’ailleurs eu des enrichissements grâce ses repérages. Il a découvert des lieux qui ont inspiré des épisodes.

Vous laissez donc une place dans votre scénario pour que le dessinateur puisse y apporter sa contribution ?

J’essaye de me réserver des choix, jusqu’à l’écriture finale : les lieux d’une action par exemple. C’est plutôt positif de laisser des cases vides dans la structure. Avec Dominique, nous avons aussi discuté des personnages, de leur choix. Nous avons longuement débattu de la romance à connotation lesbienne entre les deux héroïnes. Ainsi que la constitution de l’équipe des barbouzes américains. Tout au long du projet, Dominique a participé à mes enthousiasmes : c’est un travail qui ne pouvait se réaliser que dans un cadre très amical.

Ghost Money s’appuie également sur l’humanité de vos personnages.

Tout-à-fait, cela la différencie d’une mécanique du genre appliquée de façon automatique, et cela rend justement le récit vivant. Les films du genre présentent souvent des personnages stéréotypés : le héros qui continue l’enquête malgré la désapprobation de ses chefs et qui se retrouve poursuivi par un bataillon de méchants. Nous avons voulu éviter tous ces clichés en suivant la trajectoire de nos personnages. Leur différence d’âge, leurs questions sur leur rapport amoureux, cela permet donner une dimension psychologique tout en s’inscrivant dans l’action, car chaque décision qu’elles prennent sont motivées par leurs sentiments personnels.

Il y a d’ailleurs une grande différence de traitement entre les personnages masculins et féminins...

Cela découle d’une réflexion posée avec Dominique. À quelques exceptions près, les hommes sont plutôt des personnages négatifs animés d’une masculinité guerrière, voire destructrice dans cette série. Et suite à cela, Dominique a choisi un traitement graphique plus sombre, avec plus de matière, plus de traits. Tandis que lorsque les filles apparaissent, Dominique emploie une ligne claire très éthérée. Le dessin n’est donc pas seulement une filtre photographique destiné à représenter les éléments avec le plus grand réalisme possible : comme une lentille, on peut choisir de déformer la vision en fonction de l’impact psychologique de la scène.

Vous jouez également adroitement sur d’autres sens : le toucher entre les filles et les micro-caméras posées dans les yeux de Chamza…

Toujours cette opposition entre hommes et femmes ! Les personnages masculins sont obnubilés par la question de la vue : du viseur du fusil à l’addiction de regarder au travers des yeux de la personne qu’ils poursuivent. Alors que la sensibilité féminine, qui ici se double d’une réflexion sur la sexualité, joue sur le côté tactile. On oppose donc un voyeurisme masculin à la sensualité féminine.

Vous venez de terminer votre série avec ce cinquième tome. Aviez-vous d’emblée décidé de cette structure ?

Non, nous avons très longtemps maintenu deux options : cinq ou huit tomes. Au fur et à mesure, nous nous sommes rendus compte que l’hypothèse des huit volumes profiterait de rebondissements romanesques intéressants, mais que cela retarderait d’autant plus les réponses aux questions que le lecteur se posait. Nous avons donc pris en compte cette attente du public. Et comme dans le genre que nous avons choisi, plus on délaye les réponses, plus elles peuvent paraître décevantes lorsqu’elles sont révélées. Et comme nous avions le sentiment que nos conclusions ne provoqueraient pas cette réaction, nous n’avons pas voulu frustrer le lectorat. J’ai donc brainstormé intensément afin de réunir tous les fils des intrigues en un seul album, plus long, tel un maxi-épisode.

On ne va pas dévoiler plus d’éléments pour laisser la surprise au lecteur, mais pensez-vous éventuellement reprendre la série plus tard, avec les personnages encore présents ?

Nous avons répondu à toutes les questions posées au début de la série, tout en terminant sur une conclusion qui porte son lot de possibilités romanesques. Si, un jour, nous trouvons une suite qui nous semble aussi pertinente que le reste de la série, c’est-à-dire des éléments étonnants, justifiés et qui se raccordent avec le début de l’histoire tout en maintenant la thématique initiale, alors on pourrait reprendre le fil, mais ce n’est vraiment pas à l’ordre du jour. A priori, nous préférons laisser le lecteur s’imaginer ce que pourrait être sa suite, dans le cadre qu’il préfère.

Propos recueillis par Charles-Louis Detournay

(par Charles-Louis Detournay)

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Photo en médaillon : Charles-Louis Detournay

Ghost Money Dargaud ✍ Thierry Smolderen ✏️ Dominique Bertail
 
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