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Thierry Tinlot, Rédacteur en chef de Spirou

Par Patrick Albray le 28 avril 2004                      Lien  
En 66 ans d'existence, il en aura connu, de grands chambardements, des liftings, des formules renouvelées, le journal Spirou! Celui entamé le 28 avril 2004 par l'actuel Rédacteur en chef Thierry Tinlot est plus cosmétique que révolutionnaire. "Un changement dans la continuité", selon l'intéressé. Mais il coïncide avec l'apparition de deux nouveaux auteurs pour le personnage générique de la maison Dupuis, Spirou. Et ce changement devient donc symbolique du passage d'une époque à une autre.

A la tête depuis 1993 du seul hebdomadaire de bande dessinée à avoir résisté à l’usure du temps et à avoir réussi régulièrement à se renouveler, Thierry Tinlot avait déjà effectué à l’époque un premier lifting. Comme tout nouveau Rédacteur en chef qui prend en charge un media, il avait adapté le journal à sa vision des choses. Changement de logo, modification de la maquette, bouleversement de la structure, suppression des rubriques pour donner le maximum de place à la bande dessinée, utilisation des bandeaux-titres pour des animations délirantes... et présence de styles graphiques très différents de ce qu’on avait l’habitude de trouver dans l’écurie Dupuis.

Thierry Tinlot, Rédacteur en chef de Spirou - Une formule de onze ans d’âge, pour un journal de 66 ans, c’est une éternité. Est-ce que lancer une nouvelle formule est une manière de remotiver le Rédacteur en chef ?

- Je n’ai pas besoin de me remotiver. Je m’amuse toujours autant. Non, le but de cette remise en forme a été de nous remettre en question à un moment où tout va bien. Lorsque les choses ne vont pas bien et qu’il faut se remettre en question, les décisions se prennent dans la panique, ce qui n’est pas bon. Ici, c’est le résultat d’une année de travail, nous avons bien réfléchi avant de lancer cette formule.

- Comment a été élaborée cette nouvelle formule ?

- Nous nous sommes posé la question : "Le journal est-il encore en phase avec le lecteur des années 2003-2004 ?". C’était la première remise en question profonde depuis longtemps, car la dernière datait de 1987. En arrivant à cette fonction, je n’ai pratiquement rien changé à ce qui existait alors, à part supprimer le rédactionnel - que je viens de remettre, d’ailleurs. J’ai l’impression d’avoir bouclé la boucle. J’ai supprimé des rubriques de l’équipe précédente et j’ai remis les mêmes, mais avec un esprit différent, moins Bayard par rapport aux années 80. Elle avait rajeuni la cible, j’ai continué. Mais étions-nous encore en phase avec notre époque, avec l’arrivée de Tchô, Lanfeust, etc ? Cela valait le coup de se poser la question.

Nous avons commencé par mettre au point un questionnaire dit "philosophique", envoyé à une quarantaine de personnes de la société civile, comédiens, écrivains, journalistes, profs d’université, responsables politiques, publicitaires... tous des gens ayant en commun d’avoir des antennes sur ce qui se passe aujourd’hui et ayant un avis sur notre époque. Par exemple, Marc Moulin, qui a le meilleur éditorial politique en Belgique aujourd’hui (dans Télémoustique) parce qu’il parle aux gens, parce que tout le monde le comprend et parce qu’il y a clairement une transmission de valeurs de sa part.

Nous nous sommes ensuite enfermés avec des auteurs pour réfléchir autour de ces remarques. Ont suivi des mois de doutes de ma part, sans savoir à quoi cela allait aboutir. Un jour, j’ai cessé de travailler sur cette refonte car je ne savais pas où j’allais. Moi, qui me prétendais le roi de la remise en question, je me suis rendu compte que c’était la première fois que je le faisais vraiment. J’étais perdu. Il me fallait prendre du recul. Après cet arrêt, le déclic s’est fait et les idées sont venues toutes seules.


(Parenthèse)

Florilège des critiques adressées à Spirou ou quand des personnalités de la société civile se penchent sur un vieux journal soixantenaire, qu’est-ce qu’ils en disent ?

- Si j’étais méchant, je dirais que le journal est devenu gentil.
- Un journal qui transpire sa nostalgie.
- Spirou est très ringard pour les modernes et trop moderne pour les ringards.
- Ils est engoncé dans des bons vieux clichés.
- Vous ne savez plus que faire pour être en phase entre ce que vous voulez réaliser et les résultats qu’attendent vos marketeurs.
- Les vrais auteurs n’en font qu’à leur tête. Les autres font ce que l’éditeur leur conseille.

(Fin de la parenthèse)


- Quelles sont les grandes lignes de la refonte ?
- Spirou est redéfini comme un journal de bande dessinée lisible à partir de huit ans, alors qu’on le considérait plutôt auparavant comme un journal ne s’adressant qu’aux 8-12 ans. Nous avons établi une sorte de cahier des charges en quatre points principaux. Le retour du rédactionnel, une nouvelle identité graphique, de nouvelles séries et de nouveaux styles graphiques et narratifs mais, en premier lieu, la présence presque permanente de Spirou et Fantasio.

- Mais tu publies trois planches par semaine, ce n’est pas humainement tenable pour les auteurs !

- Disons tout d’abord qu’avant d’arriver à ces auteurs, il y a eu plein d’essais. Je renvoie aux nombreuses discussions à ce sujet publiées sur Internet, ce n’est pas à moi d’en parler. Il y a, pour chaque auteur qui n’a pas été choisi, des raisons pour lesquelles nous avons pris cette décision. Morvan et Munuera sont ressortis du lot.

Ils ont un rythme de travail très particulier par rapport à celui d’auteurs traditionnels qui font, en moyenne, un album par an. Munuera abat TROIS albums dans le même délai. J’étais affolé quand j’ai appris ça, mais le raisonnement de Munuera est le suivant : "Si je passe cinq jours sur une planche, elle est moins bien, moins énergique, moins fraîche". Je crois qu’il exagère un peu, mais nous lui faisons confiance.

Un dessin inédit de Munuera pour Spirou. Pour nous, c’est de l’équilibrisme. A l’heure où nous parlons, où le premier numéro est imprimé, je n’ai que vingt-quatre planches alors que, d’habitude, je ne commence à publier que quand j’ai la totalité de l’album. Un équilibrisme que l’on retrouve également du côté des auteurs. Par exemple, nous avons bien vingt-quatre planches, mais ils ont repris la quatorzième pour la retoucher ! C’est très inhabituel pour nous comme manière de travailler. On doit donc trouver une nouvelle dynamique avec eux. Mais tout a un prix. On veut ce côté moderne des auteurs, donc il faut apprendre à travailler comme eux. C’est risqué pour un hebdo, mais on joue le jeu.

Le problème par rapport à Morvan et Munuera, c’est que, comme ils reprennent Spirou, tout le monde y projette son affect et son vécu. S’ils commençaient une série à zéro, tout le monde dirait que c’est super, mais comme il y a cet héritage de 66 ans et de prédécesseurs talentueux, ils ont un énorme poids sur les épaules. Mais ils assument plutôt bien.

- Ils sont assez solides nerveusement pour résister à cette pression ?

- Oui. D’autant plus qu’ils s’en fichent un peu. Ce ne sont pas des "vicaires de Marcinelle", si l’on peut dire. Vu leur âge, le Spirou qu’ils ont lu étant gamins, c’est le Spirou de Tome et Janry. Oui, bien sûr, ils connaissaient Franquin mais on arrive enfin à sortir, avec cette génération-ci, du "tout au Franquin" qui était même totalement injurieux pour des auteurs comme Fournier ou Tome et Janry, qui ont amené énormément à la série après Franquin... et qui l’ont fait vendre d’avantage, aussi.

Pour répondre à la question précédente, le premier album sera publié en quatorze semaines. Puis on fera un break durant l’été, puis deux planches par semaine, et puis on verra. Avec un récit construit pour le feuilleton, avec chute en bas de page.

- Ce qui est à nouveau un retour à une évidence pour un magazine.

-  Bien sûr. Cela permet d’assurer une présence régulière du personnage générique du journal. Mais ce n’est pas tout. Déjà, dans la maquette, en couverture, un pictogramme en haut de la page indique que c’est le journal de Spirou et Fantasio. En outre, sur le WEB, il y aura une présence assez active des personnages avec la création de quatre weblogs, des sortes de carnets de route, de carnets de voyage sur Internet. Le premier sera animé par Spirou, le second par Fantasio, le troisième par Seccotine et le quatrième par Champignac. Chacun aura ses spécificités. Spirou, c’est l’écolo, Champignac, c’est le savant, Fantasio, c’est le "hype", tendance gadgets et Seccotine, c’est la consommation, les femmes et les sujets de société.

Spirou, par exemple, se base sur l’histoire publiée dans le journal pour expliquer où en est la gestion de l’eau sur la planète, pourquoi tout le monde n’a pas un accès identique à l’eau, etc. C’est un côté éducatif, avec transmission de valeurs, qui est un point important de cette refonte.

- Quelles sont les autres modifications ?

- Une nouvelle identité graphique. La maquette du journal va être complètement modifiée. Après confrontation de diverses propositions et sur conseil de l’équipe multimedia, nous avons choisi le studio Poaplume.



(Parenthèse)

Philippe Poirier, de Poaplume, explique son travail sur la maquette du magazine :

Le principe de mise en pages adopté met plus l’accent sur la sobriété et fonctionne un peu comme un jeu de construction. Il est composé de zones de couleurs harmonisées entre elles en camaïeux, délimitant des espaces de textes ou d’images et de deux grandes familles de typographies, une remuante pour les titres, une autre plus classique pour le texte courant.

A l’intérieur des pages rédactionnelles, la règle du jeu consiste à jouer avec des palettes colorées restreintes en fonction du sujet, à poser textes et rectangles de couleurs bien sagement et à chahuter l’ensemble avec des titres et des images dont les traitements peuvent changer. Si le résultat est harmonieux, c’est gagné.

Sur la couverture, le parti-pris est d’avoir une grande illustration carrée, et aussi d’annoncer le contenu du numéro sous forme visuelle en haut, dans des petites vignettes carrées, et dans un petit sommaire en bas.

Les bandeaux-titres, plus sobres, privilégient la lisibilité, les infos sont codifiées et, je l’espère, facilement repérables.


(Fin de la parenthèse)


- C’est un choix étonnant, car quand on voit leur site, ils jouent à fond sur les aspects rétro. Ce qui n’est pas le plus immédiat lorsqu’on veut moderniser un journal.

Quelques essais de couverture que vous ne verrez peut-être jamais. Ils ont été réalisés pour tester la maquette.

- Oui, mais ce sont eux qui ont gagné la compétition que j’avais organisée entre quatre graphistes ou studios de graphistes. J’ai apprécié leurs recherches sur la lisibilité. Dans le résultat que l’on obtient dans ce premier numéro, on peut dire que 80 % étaient déjà présents dans la recommandation qui leur a permis d’être sélectionnés. En gros, ils ont restructuré avec moi le journal. Spirou était sans doute le seul journal où il n’y avait aucune structure. C’était un joyeux bordel graphique - ou pas graphique, d’ailleurs - où l’on ne savait jamais où l’on était. Maintenant, il y a un guide, un sommaire, on a redonné de l’importance à la temporalité, avec le résumé des épisodes précédents, et l’accroche pour l’épisode de la semaine suivante... Des choses qui étaient présentes auparavant et que j’avais supprimées.

On arrête donc de nier ce bon vieux principe de l’histoire à suivre. Ca fait des années qu’on entend "les gens ne veulent plus d’histoires à suivre", mais je note qu’il y a aujourd’hui des tas de concepts qui fonctionnent sur ce principe, je ne citerai que Star Academy ou des feuilletons super-haletants comme "24 heures chrono". On a redonné de la valeur au "à suivre" alors que depuis des années on nous serine "il faut tout, tout de suite". Eh bien, non. C’est fini. Dramaturgiquement, le feuilleton a une grande valeur. Mais il faut aussi que les histoires soient construites en fonction de celui-ci ! Il faut donc que les auteurs redonnent une dynamique à leur découpage que certains avaient perdue en ne travaillant que pour les albums.

Le rédactionnel sert aussi de respiration afin que deux univers de bande dessinée ne se percutent pas, ne soient pas mis face à face.

Bref, on reprend toutes les modifications qui ont été effectuées en 1987, et on a la formule actuelle, mais en plus organique, en moins "péteux années 80". Mais c’est surtout cosmétique, car tout cela a été fait auparavant. On reste un journal de bande dessinée et de création. Le rédactionnel doit apporter quelque chose, ce n’est pas du communiqué de presse vomi au kilomètre comme on trouve ailleurs. Avec les articles qu’on amène, il y a une sensibilité, un humour, un apport, qui sont vraiment différents. Mais ça reste avant tout un journal de BD... Et nous allons accueillir une quinzaine de nouvelles séries, réalisées par des stars comme par de parfaits inconnus. C’est le troisième axe de cette nouvelle formule.



(Parenthèse)

Parmi les nouvelles séries annoncées, "Lady S", par Van Hamme et Aymond, "Seuls", de Vehlmann et Gazzotti, "Georges et moi", d’Ozanam et Maroin, "Jonas" de Fioretto et Rudowski, "Générattion égo", de Noblet et Hermans, "Manager mode d’emploi", de Dehaes, "Tombé du ciel", de Dupuy, Berberian et Margerin, "Trikaar, de Dav et Etienne Simon, "Zappe & Tika", dee Robin, "Mon papa est un gangster", de Falzar et Marasaudon, "Hector Larsen", de Gloris et Roux, "Wondertown", de Vehlmann et Feroumont, "Messire Guillaume", de Gwen et Bonhomme, "Les Gosses", de Carabal, Harla, de Janssens et Bec, "La petit mort", de Boucq... et un héros de space-opera déjanté créé par Yann et Duveau.

Ci-dessous, un croquis de Boucq pour "La Petite Mort", et des dessins tirés de "Lady S" (Van Hamme et Aymond") et "Seuls" (Vehlmann et Gazzotti).

(Fin de la parenthèse)


Quant au dernier point, le rédactionnel, il aura pour fil rouge les univers des albums Dupuis. On revient vers l’essentiel, les auteurs, les personnages. Chaque semaine, un auteur sera interviewé. Mais ma nouvelle star est Martin Winckler, dans une version revisitée d’une rubrique du journal, "Le Fureteur". Il est médecin, chroniqueur télé et écrivain, auteur de "La maladie de Sachs", dont Michel Deville a fait un film. Nous voulons que, dans son rédactionnel autant que dans ses bandes dessinées, Spirou parle de la vie, en proposant aux lecteurs une conscience et un éveil au monde d’aujourd’hui, des réflexions vers un monde meilleur.

- Quelle est la principale concurrence de Spirou aujourd’hui ?

- Cela reste l’indéboulonnable Mickey. Mais tout dépend de ce qu’on appelle "concurrence". Est-ce qu’on achète l’un ou plutôt l’autre ? "Kid Paddle Magazine", "Tchô", "Kidmania" sont des concurrents, mais à un niveau moindre car ils n’ont pas la même périodicité. Mais j’ai tendance à les considérer plutôt comme des compléments car on ne fait pas vraiment la même chose. Sauf peut-être Tchô, qui est une superbe revue... mais c’est un mensuel.

- Quelle est la diffusion actuelle de Spirou ?

- Soixante mille abonnés en Belgique et en France, quinze mille ventes en kiosque et vingt-cinq mille recueils. Soit cent mille ventes. Je voudrais dire qu’on a erronément considéré Spirou comme un journal pour enfants. Or, c’est un journal de bande dessinée avant tout. Il pourrait très bien être vendu dans les librairies spécialisées. Il y a dans Spirou une offre très diversifiée qui peut satisfaire l’amateur de bande dessinée qui lit Bodoï.

N’oublions pas non plus Spirou.com. Il existe aujourd’hui deux lieux de labo et d’expérimentation qui se renvoient l’un vers l’autre, le magazine papier et son supplément sur Internet. Spirou.com reçoit pour le moment 110.000 visites par mois.

- Il y a toujours, au moment de lancer une nouvelle formule, la peur de perdre des lecteurs acquis...
- Une phrase qui est revenue dans les critiques, c’est "il est illusoire de plaire à tout le monde". Donc, faisons ce qu’on a envie de faire. On va peut-être perdre 3% de grincheux, mais tant pis.

(par Patrick Albray)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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