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Tiburce Oger : « Je fais de la bande dessinée ‘grand écran’, comme au cinéma »

Par Charles-Louis Detournay le 4 novembre 2010                      Lien  
L’auteur de Gorn s’est volontairement laissé entraîner dans le monde féérique de Vincent Perez. Ce qui ne l’a pas empêché de peaufiner son travail en décidant d’encrer … en gris !

Après avoir été révélé par sa série Gorn qui présentait un monde féérique dans lequel des fantômes influençaient le parcours des vivants, Tiburce Oger a réalisé différentes séries, tout en écrivant des scénarios pour d’autres dessinateurs, le dernier en date étant Canoë Bay paru il y a dix-huit mois chez Maghen.

Avec le monde féérique de Vincent Perez, Oger a retrouvé une part du souffle de Gorn avec une nouveauté et un humour bienvenus. Cet insatiable de travail aux planches sur-dimensionnées et emplies de détails n’en continue pas moins de travailler son style. Sa dernière trouvaille ? Encrer en gris pour laisser la place à sa couleur directe. La meilleure preuve est le fabuleux troisième tome de la Forêt.

Comment avez-vous pris cette première proposition de travail avec Vincent [Perez], en provenance de Casterman ?

J’étais en contact avec Casterman car j’avais réalisé le scénario de l’Auberge du bout du monde. Ils m’ont tout d’abord demandé de retravailler le scénario de Vincent, présenté comme un découpage de film. En réalisant cette transposition en bande dessinée, j’ai réellement été embarqué par l’histoire, dont certains aspects me rappelaient Gorn. Je lui ai alors envoyé mes albums, et c’est ainsi qu’il a fait le lien avec une image de son book. Il m’a appelé et l’aventure a débuté.

Tiburce Oger : « Je fais de la bande dessinée ‘grand écran', comme au cinéma »

Vous deviez tout de même avoir une appréhension à travailler avec un homme connu tel que lui ?

J’avais bien entendu un a priori lorsque j’ai rencontré Vincent, car les derniers qui avaient tenté de passer du cinéma à la bande dessinée, s’y étaient un peu cassés le nez, tel Beineix ou Lelouch, mais j’ai eu l’heureuse surprise de le voir passionné par cela. Il n’y avait pas de pression supplémentaire dûe à Vincent, car il m’a directement mis très à l’aise. Par contre, j’étais plus tendu lors de la sortie du premier tome, de peur de se faire descendre, un peu comme ceux que j’ai cités. Et comme nous étions heureux de voir comme tout allait bien, on a continué. Ce qui m’épate toujours, c’est de voir comment il est accessible et sa capacité à mener cela au milieu de tous ces autres projets.

Il nous expliquait qu’il avait modifié sa façon d’écrire, mais de votre côté, la procédure est inchangée ?

Quelle que soit la formule, je commence par découper, puis je réalise tous les crayonnés des planches en trois mois. Je travaille donc l’album d’un coup, pour éviter d’arriver aux vingt dernières pages avec la place pour dix. Cette méthode me permet d’être homogène et je peux alors aller trouver Vincent pour lui montrer un aperçu global de l’album. Si c’est utile, on peut alors modifier une séquence, ou agrandir une case pour respirer. Je prends ensuite trois mois pour l’encrage et trois mois pour les couleurs, quel que soit l’ordre dans lequel j’encre. Ainsi, il m’arrive souvent de faire la page de fin en début de travail.

Une des cases ’pleine-planche’ qui permet de ... respirer !
Photo : © CL Detournay

Cette phase entre le scénario cinématographique du premier tome et le découpage en bande dessinée a dû être cruciale ! Quelles sont les priorités que vous avez fixées ?

Le premier scénario écrit par Vincent était effectivement destiné au cinéma, ce qui explique ces longs dialogues qui passent mieux à l’écran. Mais les vieux pavés à la Tintin, ce n’est plus vraiment de mode. Le lecteur veut de la grande image, où il peut voir le nuage magique, le village, plutôt que la bulle qui va cacher tous ces éléments. Avoir un dialogue qui dit : « Vite, cachons-nous dans le bois ! » alors qu’ils courent vers le bois en question, je trouve cela inutile : l’image parle d’elle-même.

Vous travaillez sur des planches de très grand format !

Cela me permet de mettre beaucoup de détails qui donnent de la vie dans mes pages. Puis Vincent aime se promener dans mes grandes cases. Lors du découpage que je lui soumets, nous aimons profiter d’un arrêt avant de repartir dans le récit. Mais dans les trois autres tomes, il nous a fallu également tenir compte du canevas de l’album, surtout pour un format de série qui doit comprendre cinquante-soixante planches. Mais j’ai besoin de travailler en grand format pour placer tous mes détails. Je fais de la bande dessiné ‘grand écran’, comme au cinéma. Je connais des dessinateurs qui y parviendraient très bien en travaillant au format standard et je leur tire mon chapeau. Mais d’autres adoptent ce petit format pour certains romans graphiques au rendu minimaliste. Ils sont souvent payés à la page et doivent en faire beaucoup pour gagner leur vie. Je me demande d’ailleurs si la bande dessinée minimaliste (peu de détails, des gros plans) n’est pas apparue avant tout pour des raisons économiques... Mais c’est un autre débat.

Vincent Perez & Tiburce Oger
Photo : © CL Detournay

Après le premier tome, vous avez donc décidé de prolonger l’aventure. Avez-vous modifié votre graphisme ?

À la fin du one-shot, j’avais réellement de la peine à quitter mes personnages. Je m’y étais trop attaché pour laisser tomber aussi vite et j’étais heureux lorsqu’on a décidé de reprendre le train. On voit des différences entre les deux albums, car mes effets de neige ou de brume à la gouache ‘mangent’ une partie de mes traits, ce qui donne cette distinction. J’aime beaucoup mon encrage au pinceau sur un papier granuleux qui donne un effet de croquis, mais aussi un rendu très charbonneux, à l’opposé d’un trait lisse qui convient moins à mon style. Donc dans ce genre de cas, cela donne un certain équilibre au dessin, en le ‘calmant’. Bien sûr, mon trait évolue en permanence. J’essaie ainsi de mettre moins de détails qu’avant, même si c’est dans mon style. En effet, cela rend parfois les planches trop denses et difficiles à lire. Je prends aussi souvent mes châteaux en plongée pour éviter de m’ennuyer car au bout de quinze vues, on se lasse. Les jeux vidéo m’influencent beaucoup, comme Tomb Raider : on peut faire tourner la caméra dans tous les sens, ce qui donne un aperçu de tel ou tel cadrage !

Certaines scènes étaient tout-de-mêmes fort sombres !

Comme je travaille en couleur directe après avoir encré au pinceau, je fais des tests selon les couleurs et le fait que mes effets de blancs éclairent la page. Avec certaines couleurs, le rendu direct était superbe, mais à la gravure, les teintes se sont opacifiées, donnant un aspect fort sombre. Bien entendu, on ne s’en rend compte que trop tard, mais on apprend pour la prochaine fois. Ainsi, j’ai modifié alors ma technique pour encrer en gris ! À la place d’une encre noire, j’emploie d’ailleurs trois nuances de gris différentes : foncé pour l’avant-plan, puis plus clair vers l’arrière-plan. Je conserve alors le style de mon dessin tout en respectant mes couleurs et la lumière de l’ensemble. J’emploie parfois encore le noir pour la chevelure ou les yeux des personnages, pour marquer tout de même l’avant-plan. Le troisième tome se déroulant en Hispanie profite merveilleusement de cette nouvelle technique ! Mais j’ai mis vingt ans pour parvenir à ce résultat.

Une des très belles planches du tome 3.
On peut admirer le ratio entre le travail original et l’album !
Photo : © CL Detournay

Chacun des trois tomes de la trilogie revêt une atmosphère qui lui est propre. C’est ce que vous avez voulu traduire par ces effets de couleurs et d’encrages ?

Effectivement, je désirais donner un rendu sombre et angoissant pour le second tome qui entame la trilogie, mais comme je le disais, l’abus de fond noir n’a pas donné l’effet escompté à l’impression. Le tome 3 est donc très lumineux, ce qui ressort parfaitement, mais la trilogie se conclut dans la Forêt, avec une impression très gothique dans le récit qu’il faut faire passer dans le dessin, sans être trop sombre. Le souci que j’avais, c’est que j’adorais travailler en noir et blanc qui passait fort bien. Mais lorsque je suis passé à la couleur directe, j’ai rajouté une couche, ce qui était parfois trop. La remise en question sur la nécessité des détails et l’encrage en gris a été salvatrice. L’exception demeurant les scènes de nuit, qui doivent être encrées en noir, sinon l’effet gris devient visible…

Vincent nous expliquait que la Forêt se termine dans le tome 4…

Mais rien n’empêche de retrouver le moine et le chevalier vert dans d’autres aventures. Dans le même temps, je suis donc retombé sur une ancienne histoire de Vincent, qui fait plus la part belle à une sorte d’anticipation, comme la Cité des enfants perdus de Jeunet, et j’ai fort accroché : il y a des gros méchants et des personnes un peu farfelues. Au contraire de certains scénarios que tu ouvres et dont tu devines rapidement la fin, Vincent a le talent de m’emmener là où je ne l’attends pas, ce qui me procure beaucoup de plaisir car il joue autant avec les références qu’avec l’innovation.

Tiburce, ravi de nous montrer la couverture du tome 2 !
Photo : © CL Detournay


Vous comptez prolonger votre travail avec Filippi ? Et Patrick Prugne ?

J’apprécie beaucoup Denis-Pierre Filippi ! Dire qu’il était venu me trouver en dédicace pour me montrer ses contes ! Nous sommes en train de travailler sur un conte de Noël, mais il est encore un peu tôt pour tout dévoiler. Je m’entends également très bien avec Patrick [Prugne] : après l’Auberge du bout du monde, nous avons réalisé un gros one-shot d’une centaine de page, Canoë Bay, a très très bien marché, et nous espérons qu’il en sera de même pour nos futurs projets.

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Lire les deux parties de l’interview de Vincent Perez : 1 et 2

Lire notre chronique du premier tome de la Forêt et notre article Un regard neuf sur le Moyen-âge

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Toutes les photos, y compris le médaillon, sont © CL Detournay.

 
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