Qu’en dire sinon que nous avions une belle couverture avec son cachet authentique, une vieille dame digne qui ne cachait pas son âge, avec ses atours Art Déco, son élégant teint pâle rehaussé de tons délicats. Un beau contraste de noir et blanc avec les tours du Kremlin fichées sur l’horizon comme un gâteau en pièce montée et, devant, un fier garçon blond accompagné de son chien posant dans son costume de soviet bleu, aux bottes rouges comme, en rappel, l’ouverture de son col ? Un beau rouge vermillon bien profond complémentaire au bleu nuit de la veste de toile que la lumière irise de teintes plus claires.
En dessous, nous avions des mots énigmatiques : « Petit Vingtième » , « Bischoffsheim »… Le premier évoquait le supplément du quotidien belge Le XXe Siècle, dirigé par un abbé aux sympathies fascistes, lequel quotidien hébergeait dans son supplément pour la jeunesse le héros à la houppette ; le second, qui prêtait son nom à un boulevard, était le patronyme du banquier et philanthrope juif allemand co-fondateur de la Banque Nationale de Belgique et des Chemins de fer belges qui reçut la grande naturalisation pour services rendus à la nation…
Une histoire effacée
L’album est un brûlot antisoviétique inspiré par le rapport à charge d’un consul belge de Rostov sur le Don qui témoignait que les Soviets poussaient le vice jusqu’à créer des écoles primaires mixtes ! Jésus-Marie-Joseph, tout ça avait de la gueule !
Et puis de l’autre, un Tintin fonçant à toute vitesse vers le lecteur poursuivi par un avion ennemi. La Russie, la grande et éternelle Russie évoquée dans l’édition originale passe à la trappe. Finie l’allusion politique, nous sommes dans un simple récit d’aventure.
La belle gouache originale est remplacée par un trait peinturluré par Photoshop. L’élégante maquette originale fait place au standard des séries. Le sulfureux, le longtemps refoulé album anticommuniste d’Hergé n’est plus qu’une histoire comme les autres où les adversaires se font abattre comme des animaux sauvages. Nous avons quitté la grande histoire pour les péripéties d’un journaliste, un vrai, qui envoie ses papiers au journal et à qui tout réussit. Un héros sans aspérité ni reproches.
Alors bien sûr, les cléricaux de la tintinophilie qui font de plus en plus parler les morts pour mieux complaire au châtelain de Moulinsart, vous parleront du « corps glorieux de Tintin », comme au Concile d’Angoulême. Ils souligneront que, de toute façon, l’édition en fac-simile reste toujours disponible en librairie. Les plus savants d’entre eux expliqueront que les Soviets avaient déjà été mis en couleurs, en bichromie plus exactement, et que, ma foi, ce n’était pas si moche. Tout cela est vrai…
De l’élasticité des concepts
En réalité, cette histoire resterait anecdotique si elle n’était exemplaire. Souvenez-vous, nous avons déjà vécu une aventure à peu près semblable au début des années 1980. À l’époque, Dupuis avait retiré Spirou à Jean-Claude Fournier. Le nouveau « directeur du concept » de Dupuis, José Dutilleu, nourrissait le projet de confier le personnage à un studio italien pour produire ses aventures en coulée continue. Mais l’ombre de Franquin et de Jijé était encore pesante et la mondialisation n’était pas encore à l’ordre du jour.
La tentative signée Broca & Cauvin avait tourné court, entraînant la désapprobation de la vieille garde qui avait encore l’oreille de Charles Dupuis. Heureusement, Tome & Janry, aussi respectueux que Chaland qui n’a jamais pensé sérieusement reprendre la série, ont été capables de mener Spirou jusqu’au XXIe siècle : ils renouvèlent et l’univers, et la clientèle. L’attelage tint vingt ans…
Mais les nouveaux propriétaires de Spirou nourrissaient entretemps une stratégie bien plus ambitieuse : celle de décliner le personnage sous tous les supports et pour tous les âges. « Une stratégie à 360° » dont le dessin animé serait le fer de lance. Comme les Américains, comme les Japonais…
Pour cela, il était nécessaire de distendre le lien exclusif de l’univers avec un seul auteur. L’éditeur de Marcinelle se souvient que Franquin s’était gardé un personnage secondaire, le Marsupilami, pour le publier chez un éditeur concurrent...
Le nouveau tandem Morvan/Munuera intégra les codes des mangas et du dessin animé et un véritable mangaka, Hiroyuki Ooshima, s’essaya à animer le Groom. Dans les quinze années qui suivirent, près de vingt dessinateurs différents furent autorisés à dessiner Spirou & Fantasio et même, à la faveur d’un rachat opportun, le Marsupilami.
Entretemps aussi, « le corps glorieux d’Astérix » avait fait une réincarnation avec d’autres auteurs, Bécassine, Blake & Mortimer, Boule & Bill, Achille Talon, Thorgal et bien d’autres étaient devenus des « marques propriétaires » dont les parutions rythment la librairie.
Cette façon de « violenter » les classiques avec un subtil double langage : d’une part en leur ménageant une célébration pharaonique permanente (mausolée, pardon, Musée Hergé, exposition au Grand Palais, une pléiade d’ouvrages de référence et de prestigieux hors série en kiosque…)…, de l’autre des corruptions successives plus ou moins réussies (avouons que Spielberg et Jackson s’en sont plutôt bien tirés), mais des corruptions quand même, qui permettent au final de faire n’importe quoi avec le personnage.
Toi qui blêmis aux couleurs des Soviets, sois assuré d’une chose : le nouveau Tintin peut arriver, cela ne scandalisera plus personne…
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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Toutes les illustrations sont © Hergé / Moulinsart / Casterman
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