Romans Graphiques

Trois romans graphiques sur la Mémoire asiatique qui ont marqué l’année 2018

Par Laurent Melikian le 26 décembre 2018                      Lien  
« Concombres amers », « Les Mauvais herbes », « Mémoires d’un Frêne ». Trois romans graphiques pour trois éclairages sur des douleurs qui n’ont pas encore cicatrisé. Ces ouvrages sont menés par des démarches graphiques et narratives fortes et singulières. Pour certains, ils ont marqué 2018.

Aux USA, à la fin des années 1970, Will Eisner porte un projet de bande dessinée hors du commun : A Contract with God. Il qualifie ce recueil de nouvelles de « Graphic Novel » et l’affiche en couverture. Avec cette appellation il compte attirer de lecteurs instruits qui fréquentent peu la bande dessinée. Il faudra plus de deux décennies avant que le roman graphique s’impose vraiment en librairie. On note que A Contract with God s’ouvre sur l’évocation des pogroms commis à l’encontre des communautés juives de l’Empire russe et que la seconde œuvre marquante dans ce domaine est Maus d’Art Spiegelman...

Trois romans graphiques sur la Mémoire asiatique qui ont marqué l'année 2018

Avec le « roman graphique », la mémoire des tragédies de l’Histoire a trouvé un nouveau champ d’expression. En France, le premier à s’inscrire dans la tradition initiée par Eisner et Spiegelman est Séra. Né au Cambodge en 1961, cet auteur a porté pendant de longues années son propre roman graphique Impasse et rouge finalement publié en 1995 par les éditions Rackham. Lui aussi obéit à une quête mémorielle pour évoquer ce pays qui l’a vu naître et dont il dût s’enfuir à treize ans lors de la prise du pouvoir par le régime Khmers rouges en avril 1975. Menés par le dictateur Pol Pot la folie maoïste de cette dictature a assassiné plus d’un million et demi de Cambodgiens dont le propre père de Séra. Le 15 novembre 2018, le Tribunal international de l’ONU a qualifié cette tragédie de génocide.

La mémoire de ces exactions ne cesse de hanter Séra. Deux autres romans graphiques suivent, L’Eau et la terre en 2005 et Le Lendemain des cendres en 2007. En tant que plasticien, il déploie par ailleurs une énergie considérable pour l’érection dans l’espace public à Phnom Penh, capitale du Cambodge, d’un mémorial en hommage aux victimes du génocide, À ceux qui ne sont plus là. Ce monument est inauguré le 7 décembre 2017 avant d’être déplacé un mois plus tard dans l’enceinte du Musée du Génocide Tuol Seng (dit S-21), loin du regard des passants, signe que le sujet reste tabou en pays khmer. "Au Cambodge, la culture du silence reste pesante", confie l’artiste dans l’interview que nous lui consacrons sur ActuaBD

"À ceux qui ne sont plus là" par Séra, mémorial aux victimes du génocide cambodgien installé dans l’enceinte du Musée "S21" à Phnom Penh - © DR

Imperturbable, Séra poursuit son devoir de mémoire en Bande Dessinée. En octobre 2018, il publie Concombres amers, un volume épais de 300 pages. Quand ses trois premiers romans graphiques mettaient en scène des personnage fictifs pour mieux évoquer cette catastrophe indescriptible, celui-ci est un documentaire. L’auteur retrace les années 1967-1975 où le pays s’enfonce dans la guerre civile.

Photos, articles, discours, couvertures de magazines, les archives défilent, jusqu’à faire percevoir le cercle vicieux. Les combattants communistes nord-vietnamiens utilisent le Cambodge comme une base arrière dans leur guerre contre le Sud-Vietnam. Leurs incursions suscitent l’implication des forces américaines au prix des souffrances d’un peuple qui répercute parfois ses malheurs contre les minorités vietnamiennes.

Concombres amers pointe également la corruption et l’incompétence des dirigeants cambodgiens, et le premier d’entre eux, le roi Norodom Sihanouk, qui ont finalement abandonné le terrain aux partisans de Pol Pot. L’aveuglement des intellectuels occidentaux transparaît également au fil du récit. Après qu’une famille franco-cambodgienne ait été égorgée en 1971, Séra rappelle : « En France, ces assassins sont célébrés comme des libérateurs. »

L’auteur réussit à « redonner corps à l’Histoire ». Dans un des trop rares articles consacrés à cette œuvre importante, le Grand reporter Arnaud Vaulerin dans le cahier Images de Libération du 15-16 décembre écrit qu’il « revient en passeur d’ombres dans ce Cambodge d’avant Génocide  ».

Extrait de "Concombres amers" - © Séra - Hachette Livre

Depuis les confins de la Mandchourie jusqu’en Indochine en passant par les Philippines, un autre traumatisme a marqué le continent asiatique : la Seconde guerre mondiale et son cortège de crimes commis par l’Armée impériale japonaise. Parmi ceux-ci, la prostitution forcée de centaines de milliers de jeunes femmes pour assouvir les besoins de la soldatesque fanatisée d’Hiro-Hito. Le sujet reste une question brûlante entre le Japon contemporain et ses voisins. Nous l’avions évoqué en 2014, lorsqu’une exposition Sud-coréenne à Angoulême avait incité un groupe d’extrême-droite japonais à imposer sa propagande au milieux des bulles du Festival.

Parmi les dessinateurs et dessinatrices de l’exposition, on comptait Keum Suk Gendry-Kim. En 2017, à l’occasion d’un passage à Nantes, l’auteure sud-coréenne nous avait confié que cette thématique faisait l’objet de son nouveau roman graphique, Les Mauvaises Herbes. Un an plus tard, le volume de 500 pages est publié en français par les éditions Delcourt.

Keum Suyk Gendry-Kim à Nantes en mai 2017 - © L. Mélikian

À l’instar d’Art Spiegelman dialoguant avec son père, Keum Suk Gendry-Kim construit son récit à partir d’entretiens avec Lee Oksun, rescapée coréenne de l’esclavagisme sexuel. La vieille dame raconte le calvaire d’une vie. Non seulement dût-elle être séparée de sa famille, déportée en Chine pour servir dans les lieux de prostitutions japonais, mais en plus, marquée du sceau de l’infamie, tout espoir de retour en Corée lui fut enlevé. Pour exposer la souffrance d’Oksun, victime à la fois de la misère, de la guerre et de la tradition phallocrate, Keum Suk Gendry-Kim choisit l’encre à la manière des peintres traditionnels asiatiques, laissant à son récit des parenthèses bienvenues de respiration, de contemplation et de beauté. L’autrice se garde également d’employer l’euphémisme quasi insultant de « femmes de réconfort », terme qui fut longtemps employé pour rappeler cette tragédie.

Extrait de "Les Mauvaises Herbes" - © Keum Suk Gendry-Kim - Delcourt

En Corée, Les Mauvaises Herbes ne fait pas consensus, car il pointe les collaborations internes dans ce drame. Les esclaves sexuelles n’ont pas toutes été enlevées par les militaires japonais comme le prétend le récit national. C’est la cas d’Oksum, d’abord vendue à des restaurateurs par sa famille, puis à des souteneurs coréens...

D’autre part, l’œuvre dénonce aussi la chape de plomb qui a empêché le retour au pays de nombreuses martyres. En France, sa publication en octobre 2018 a reçu peu d’écho de la part des spécialistes du 9e art. Le titre est même ignoré par la pléthorique première sélection du Prix Artémisa de la bande dessinée féminine.

Signalons la chronique de l’historien Pierre Serna dans L’Humanité : « Des coups de pinceaux tels des coups de couteau dans les vies déchirées ». Sur le site Asialist, on trouvera également un long article consacré aux Mauvaises Herbes par le spécialiste de l’Asie et ancien correspondant en Inde de quotidiens français, Patrick de Jaquelot. Celui-ci conclut ses lignes par une comparaison : « Un récit marquant, qui peut rappeler à certains moments par sa dureté un autre roman graphique coréen : Les Mémoires d’un frêne . »

Extrait de "Les Mauvaises Herbes" - © Keum Suk Gendry-Kim - Delcourt

Cet autre titre publié au printemps 2018, a également retenu notre attention. D’abord, son auteur Park Kun Woong, a lui aussi laissé sa marque rdans le registre du roman graphique avec Fleur, trois volumes quasi muets pour retracer l’histoire de son pays sous l’occupation japonaise, puis au déchirement entre le Nord et le Sud. Cette guerre civile qui a séparé la Corée reste au centre de son œuvre « Nous ne sommes pas libérés de la guerre des idéologies » nous confiait-il dans l’interview qu’il nous avait accordée pour ActuaBD.com->https://www.actuabd.com/Park-Kun-woong-Je-suis-Communiste] en 2016.

Park Kun-Woong - © L. Mélikian

Avec Mémoire d’un frêne, il adapte une nouvelle de l’écrivain Choi Yong-tak. Le récit se concentre sur l’un des meurtres de masse qui a ponctué l’année 1950. Alors que le Nord soutenu par la Chine et l’URSS et le Sud sous domination américaine entrent en conflit, plus de 100 000 civils du Sud soupçonnés de sympathie communiste furent éliminés par la police et l’armée...

Comment assassiner autant de personnes en quelques jours ? Comment amener des hommes entravés les uns aux autres jusque dans une vallée isolée et les fusiller méthodiquement ? Ici, c’est à un arbre qu’échoue le rôle de témoin narrateur : « Voilà ce qui m’impressionne chez les humains, exprime le végétal se souvenant du moment où les prisonniers sont fauchés par les balles. Quand l’homme a une idée en tête, il va jusqu’au bout, quelle que soit la difficulté. »

Ce livre est une épreuve, nécessaire sans doute pour réaliser combien il faut d’asservissement, de méthode, d’ingénierie, derrière chaque tuerie organisée qui marque l’Histoire. Peu importe l’époque ou le territoire, notre espèce est capable du pire.

Extrait de "Mémoires d’un frêne" - © Park Kun-Woong & Choi Yong-tak - Rue de l’échiquier

Encore une fois, la publication française de Mémoire d’un frêne n’a pas soulevé grande attention. Notre confrère Aurélien Pigeat, l’avait signalée fort justement par une chronique décrivant le style singulier de Park Kun-woong : « Le dessinateur coréen construit ses cases, aux formats divers, parfois étalées sur deux planches, comme autant de rugueuses gravures où le noir ne laisse filtrer que peu de lumière. »

Rassurante surprise en cette fin d’année, nos confrères de Comixtrip lui décernent la première méritée place de son top 10 des mangas 2018. Espérons que Le Livre de Jessie du même Park Kun-Woong annoncé en début d’année 2019 chez Casterman connaitra plus d’égards.

Extrait de "Mémoires d’un frêne" - © Park Kun-Woong & Choi Yong-tak - Rue de l’échiquier

Dans le paysage de cette fin 2018, l’indifférence du microcosme de la BD face à de telles œuvres interroge. Est-elle révélatrice d’un repli sur soi grandissant dans nos sociétés ? Que l’on soit lecteur assidu ou occasionnel de récits en images, voici trois occasions uniques d’éclairer le présent en explorant le passé.

(par Laurent Melikian)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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2 Messages :
  • Mon cas personnel pour tenter d’expliquer le manque d’exposition de ces livres.
    Les 3 sujets m’intéressent beaucoup et j’aimerai vraiment en savoir davantage sur cette période sombre de l’histoire, bien trop méconnue (pour ne pas dire cachée).

    MAIS ! Que le dessin est moche !!! Très clairement c’est un blocage pour moi et à tout prendre je préfère aller rechercher des livres ou documentaires sur ces sujets, le support BD atteignant ses limites ici.
    Je ne suis peu-être pas le seul ?

    Répondre à ce message

    • Répondu par kyle william le 27 décembre 2018 à  11:35 :

      Chacun ses goûts, je trouve à l’inverse que les extraits proposés témoignent de travaux de très bonne qualité. Beau, moche, c’est bien sûr très subjectif.

      Répondre à ce message

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