De la chaleur du pays natal au décor grisâtre et boueux du front, cet ouvrage qui nous dévoile l’histoire de Alouache Ahmed Ben Hadji, Algérien de Constantine, est scénarisé par Tarek (celui de Sir Arthur Benton) et dessiné par Baptist Payen. Il est tiré de l’existence de l’arrière-grand-père de Kamel Mouellef.
Comme nous l’indiquent les documents qui font office de postface, les Turcos sont les tirailleurs algériens, et non turcs... Ils obtinrent ce surnom lors de la Guerre de Crimée : en raison de leur uniforme oriental, les Russes se méprirent et hurlèrent « Turcos ! ». Les Algériens et les Tunisiens reprirent par la suite cette appellation à leur compte.
Turcos est l’histoire de Alouache, racontée par son ami et compagnon de guerre Slimane. Verdun, les Flandres, l’Artois... Partout, Alouache est confronté à la boue, à la saleté et, surtout, au combat et à la disparition de ses camarades.
Au delà des scènes de luttes dessinées avec pudeur, le livre montre la vie des tirailleurs algériens, qui, le temps d’une guerre, est la même que celles des "Français" : camaraderie, engueulades, nostalgie. Car n’oublions pas qu’au cœur d’une IIIe République qui n’a jamais été universaliste en dépit du discours de ses fondateurs et défenseurs, les Algériens sont à l’époque des citoyens de seconde zone, parce que l’assimilation -au sens juridique du terme (l’égalité des droits entre « indigènes » et métropolitains) a toujours été perçue comme contraire avec le maintien de la domination blanche et métropolitaine. Ils ont des devoirs (obligation du service militaire par exemple) mais pas de droits. Cet aspect était particulièrement fort vis-à-vis de l’Algérie, pourtant département français depuis 1848. L’assimilation n’y concerne que les Européens (auxquels s’ajoutent les juifs algériens à partir de 1881), les musulmans demeurant exclus de l’égalité des droits. Même après 1946 et l’attribution du droit de vote sur une large échelle en Algérie, la logique des deux collèges continue d’avoir pour effet de maintenir et d’organiser la suprématie des Européens (dits « Français tout court ») sur les « Français musulmans », uniquement renvoyés à leur appartenance religieuse et, au final, de maintenir ces derniers dans leur situation de sujets, touchés de plein fouet par les théories raciales des élites républicaines, dont on voit d’ailleurs dans la bande dessinée qu’elles ne sont pas forcément partagées à la base.
C’est pour rendre compte de ce paradoxe entre « République » et « colonisation » que des historiens parlent de République coloniale (Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Françoise Vergès) ou de République impériale (Olivier Le Cour Grandmaison).
La participation des combattants algériens aux deux conflits mondiaux du XXe siècle pour leur métropole n’a pas permis d’avancée majeure de leur situation juridique (contrairement aux femmes par exemple, récompensées par l’obtention du droit de vote), puisque la situation perdura jusqu’à l’indépendance en 1962.
Plus largement, Turcos pose la question de la mémoire en histoire. Dans une intéressante préface, l’écrivain Yasmina Khadra s’y attarde et soulève l’ambiguïté de la notion de mémoire : nécessaire rappel des erreurs du passé, elle contribue aussi à rouvrir les plaies de l’histoire. En l’occurrence, la position de la France vis à vis de ses anciennes colonies, et particulièrement l’Algérie, n’a jamais été à la repentance, d’ailleurs bien peu chère à l’actuel président de la République.
Les débats politiques actuels -la campagne présidentielle en France en 2007 avec la question de « l’identité nationale » en a été une illustration flagrante- sont marqués par le fait que ce sont désormais les luttes mémorielles, et non plus les luttes sociales, qui alimentent le discours sur les « ennemis de l’intérieur ». Le discours sarkozyste visant à désigner l’anti-France durant sa campagne victorieuse était ponctué d’exemples qui évoquaient l’immigration en provenance du Maghreb et d’Afrique noire.
Cet exemple parmi d’autres illustre le fait que la question de la reconnaissance de l’action des populations extra-métropolitaines au service de la France est encore peu répandu et n’appartient qu’à quelques individualités (individus ou associations : « Déni de mémoire » a contribué à la présente édition) qui, par définition, ne constituent pas une mémoire collective. Encore trop conflictuelle, la mémoire des colonies n’est que lentement réactivée, sous le coup de l’émotion, à l’occasion d’événements ponctuels (on se souvient de la sortie du film Indigènes en 2006, à la suite duquel le président Chirac avait « décristallisé » les pensions des anciens combattants des colonies de l’armée française, gelées en 1959 et à peine revalorisées entretemps).
Le manque de consensus autour des relations entre la France et l’Algérie a encore récemment été illustré par le refus de Nicolas Sarkozy de reconnaitre le massacre du 17 octobre 1961. En attendant qu’un jour, peut-être, la France reconnaisse officiellement ses erreurs afin de conforter l’identité des Français en lui donnant une histoire collective devenue consensuelle, Turcos arrive à point nommé pour rappeler que les individus qui sont acteurs des transformations d’un pays sont aussi des anonymes dont le combat politique pour la reconnaissance n’est pas moins légitime que l’histoire officielle. Les nombreux documents iconographiques qui accompagnent l’ouvrage participent de cette démarche salutaire.
Turcos est actuellement en lice pour l’obtention du prix Tournesol de la BD, décerné à Angoulême le 27 janvier.
(par Damien Boone)
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