Calé dans ma chaise, j’ai la flemme de fouiller dans ma bibliothèque pour chercher si c’est bien dans Europa que Romain Gary traitait l’histoire avec une telle désinvolture que Hitler en devenait le sauveur de l’Europe et Charles De Gaulle le cruel bourreau. L’histoire est une construction, c’est entendu, et depuis Les trois mousquetaires, on sait qu’il ne faut pas trop s’encombrer des faits et que seule compte l’exaltante aventure et la dimension de ses personnages si l’on veut un jour s’inscrire dans l’histoire, justement.
Il y a un peu de cela dans le nouvel ouvrage de Joann Sfar qui revendique presque avec gourmandise son Chagall de contrefaçon. Le peintre russe, qu’il a déjà représenté dans son Pascin, est avant tout pour lui un souvenir d’enfance, un moment de vénération que les petits écoliers niçois vivent lorsqu’ils visitent le Musée que la ville consacre à l’artiste. Qu’y a-t-il d’authentique dans cet album qui porte son nom ? Rien, confie l’auteur avec le sourire. « Il ne lui ressemble même pas tellement, il ressemble à un mélange de Christophe Blain [Le dessinateur de Isaac le pirate et de Quai d’Orsay. NDLR.] et de moi. Si lui et moi avions un gamin, il ressemblerait à mon Chagall ! » Voilà pour la réalité historique. On parle donc bien d’une liberté créatrice, d’une lecture de la vie d’un homme au travers de ses propres nutriments culturels.
Des personnages fabuleux
Jean d’Ormesson, écrivain médiatique s’il en est, soulignait dans l’une de ses pirouettes clownesques qui font le délice des plateaux télés, qu’un écrivain ne produisait jamais que le même livre, et que c’est seulement sa manière qui changeait dans chaque nouveau titre, mystifiant le lecteur une nouvelle fois.
C’est probablement vrai chez Joann Sfar. Les rêveries issues du récit de la branche ashkénaze de sa famille s’entremêlent aux émotions et aux couleurs de sa lignée sépharade dans Le Chat du Rabbin (Editions Dargaud). Les allusions aux Contes hassidiques de Martin Buber sont également présentes dans Le petit vampire, dans Grand vampire (Editions Delcourt) ou dans L’Homme-arbre (Denoël Graphic). On les retrouve ici dans cette réappropriation de la figure du peintre, « artiste juif, russe et amoureux de la France », venu de Vitebsk à Paris pour finir dans la lumière de l’arrière-pays niçois.
Apparaissent des figures hallucinantes comme ce « christ » qui vient expliquer aux Hassids qu’il est vraiment le Messie, soulignant qu’après tout, il est juif lui-aussi, et qui reçoit en retour force gnons et mépris ; comme cette douce promise, déshonorée par un dessin ; comme cet homme un peu « golem » (en yiddish, ce mot signifie aussi « stupide ») qui s’engage dans l’armée du Tsar ; comme ce violoniste en livrée militaire qui voit partout des agents de Jabotinski, le fondateur de la Légion juive au cours de la Première Guerre mondiale, jusqu’au Rav Smeerson, un rabbin miraculeux pour qui on fait la file et qui s’endort quand on le consulte…
Ces personnages fabuleux sont la marque de fabrique de Joann Sfar qui nous livre ici une première partie d’un récit biographique fantasmé où il se raconte lui-même. D’emblée, alors que le deuxième volet paraîtra en janvier prochain, on est certain que cet ouvrage fera date.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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