Au point que ce copieux ouvrage illustré, de près de 500 pages, n’épuise pas à lui seul le sujet… Le mérite de Joël Gregogna dans ce livre publié aux Éditions Dervy, consiste à avoir adopté, comme le souligne son préfacier Didier Convard, la posture de l’humble admirateur. Ses interprétations de lecteur d’Hugo Pratt (1927-1995) relèvent de l’érudition et de l’humanisme, permettant au profane de se familiariser avec les arcanes de symboliques compliquées, de l’alchimie, de la kabbale et des sociétés secrètes.
Ses explications apparaissent spécialement pertinentes quand il fait office d’historien de la franc-maçonnerie, voire de connaisseur d’une Italie dont était originaire le dessinateur, lui-même franc-maçon. L’auteur de Corto Maltese était discret à ce sujet. Il avait été initié dans une loge de sa chère Venise, sans doute durant les années 1970.
Une telle quête sur Hugo Pratt et l’ésotérisme peut seulement prétendre approcher la vérité, plutôt que de vraiment l’atteindre, tant le père du marin à la boucle d’oreille s’est ingénié à accumuler dans son œuvre les clins d’œil référentiels et les sens cachés !
Des clés supplémentaires afin de poursuivre l’initiation
Deux autres introductions, éclairantes, sur cet aspect de son travail restent à ce jour des articles édités par Jean-Claude Faur dans le supplément n°22 de Bédésup [1]. Il s’agit de « Les symboles maçonniques dans Fable de Venise », où des membres de la Grande Loge de France donnaient leurs impressions sur cet album [2]. Ainsi que de l’incontournable « Hugo Pratt et la gnose » de Jean-Pierre Tamine, attirant l’attention sur la quête initiatique occulte proposée par les histoires d’Hugo Pratt, à qui serait en mesure de l’identifier. Ce dernier, longuement interrogé sur cette question par mes soins en avril 1990, a bien voulu confirmer sa fascination, héritée en partie des anciens gnostiques, hérétiques des premiers siècles du Christianisme, et de leurs continuateurs très actifs à Venise, pour le thème de la réhabilitation du Caïn biblique : cet assassin de son frère Abel, responsable, après la chute du jardin d’Éden de ses parents Adam et Ève, de l’introduction du mal sur la Terre. Dans le sillage de Corto Maltese, qui revendique devant le farouche chamelier révolutionnaire Cush [3] son appartenance à la descendance du fratricide, maudite par le Dieu terrible de l’Ancien Testament, la plupart des protagonistes mis en scène par le dessinateur dans ses scénarios se révèleraient être des fils de Caïn (« Kaïnites »). Des marginaux ou parias révoltés voulant reconquérir le Paradis perdu, par le biais desquels il inverserait les critères moraux établis, et ceux de la bande dessinée réaliste classique !
La spiritualité de Pratt
L’étonnante résonance métaphysique prise par l’œuvre d’Hugo Pratt à l’issue d’une telle révélation peut surprendre. Baptisé et inhumé suivant les rites catholiques, sans être un esprit effectivement religieux, il s’est néanmoins intéressé toute sa vie à la spiritualité, surtout par curiosité intellectuelle ; au gré d’acquisitions autodidactes, liées à son parcours personnel et à son attrait pour l’éclectisme culturel. Il s’éveille ainsi à la mystique juive dès son enfance, en rendant visite dans le Ghetto vénitien à cette madame Bora Levi, amie de sa grand-mère maternelle évoquée dans la préface de Fable de Venise. Tandis que, vers la fin de sa vie, il s’enorgueillit de montrer au visiteur de sa maison-bibliothèque de Grandvaux, près de Lausanne, une splendide édition en sa possession du Zohar (Livre de la splendeur), traité d’exégèse de la kabbale dû à Moïse de León (1296).
Entre-temps, son intérêt pour le problème de la résolution du mal, tel que posé par les gnostiques, s’est trouvé renforcé par sa découverte, suite à son adolescence passée en Abyssinie (1937-1943), du Livre d’Énoch (ou Hénoch), ouvrage apocryphe de l’église éthiopienne, rejeté par le corpus canonique des écritures saintes du Catholicisme apostolique romain. Son exaltation de la révolte dans ses créations graphiques à l’âge adulte prenant pour points de départ des sources littéraires précises : le « mystère » poétique Caïn (1821) de Lord Byron (George Gordon, 1788-1824) ; voire certains romans de Sir Henry Rider Haggard (1856-1925), inspirateurs des apparitions récurrentes de Shamaël ou (Samaël), le "poison de Dieu", dans la série Corto Maltese, en passant par À l’ouest de l’Éden [4].
Même si, questionné sur la dimension symbolique cachée bien réelle de son œuvre, un Hugo Pratt volontiers iconoclaste et anarchisant tenait toutefois à en minorer la portée. Jusqu’à déclarer, pour conclure, voir « un peu ça comme une affaire de rébellion contre les patrons, contre le Patron… »
(par Florian Rubis)
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[1] À la rencontre de… Hugo Pratt, CRDP de Marseille, janvier 1983, pp. 43-49 et 39-41.
[2] Casterman, 1981.
[3] Voir Hugo Pratt, « Au nom d’Allah le miséricordieux », Les Éthiopiques, Casterman, 1978, p. 26.
[4] Dargaud, 1979 ou 1984 ; Vertige Graphic, 1998 ; en poche sous le titre L’Homme de Somalie, Casterman, 2007.
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