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"Une révolte tunisienne" : quand les mythes transforment l’histoire

Par Jorge Sanchez le 28 janvier 2022                      Lien  
La maison marseillaise Alifbata nous a certainement habitué aux récits politiquement engagés, souvent sous le format du témoignage, et sa première publication de l’année 2022 honore entièrement cette tradition. Élaborée par deux membres du collectif tunisien LAB619, Aymen Mbarek et Seif Eddine Nechi, "Une révolte tunisienne" nous replonge dans les “émeutes du pain” de 1984 et raconte les fourberies d’un enfant et son grand-père contribuant à la révolte populaire en sabotant les transmissions radiophoniques des militaires…

En 1983, la Tunisie vit sous l’emprise autoritaire de Habib Bourguiba, qui dirige l’état tunisien depuis son indépendance de la France en 1956. Alors que son régime s’essouffle après plusieurs décennies de modernisation, le despote courbe l’échine face au FMI et annule les subventions aux céréales de premières nécessités. En un clin d’œil, le pays s’embrase. Les villes pauvres du sud, puis la banlieue de la capitale se déversent. L’armée sort des casernes pour réprimer son peuple et, dans le chaos qui s’ensuit, une petite voix commence à se faire entendre sur les ondes…

Elle donne des renseignements aux rebelles, chante, nargue les militaires, contredit leurs ordres et sème le désordre entre leurs rangs. C’est la voix de Chbayah, le « petit fantôme [1] ».

"Une révolte tunisienne" : quand les mythes transforment l'histoire
Une révolte tunisienne. La légende de Chbaya

Durant les quelques jours d’émeutes et de couvre-feu, Chbayah va animer ses compatriotes et alimenter la flamme de l’insurrection. Mais qui était-il en réalité ? Le duo Aymen Mbarek et Seif Eddine Nechi nous proposent un récit fictif des événements en mettant au cœur de l’action un petit garçon, Salem, devenu manchot quelques jours auparavant lors d’un accident de circulation, et son grand-père, vétéran de la deuxième guerre mondiale, blessé lors de la sanglante bataille du Belvédère en Italie.

En contraste avec la brutalité des événements de la rue, ce duo caractéristique de la tendresse d’un grand-père amenant son petit-fils manger une glace, en profite pour trouver des planques et entreprend les actions de sape avec un vieux talkie-walkie de l’armée américaine…

Une révolte tunisienne. La légende de Chbaya

Le graphisme choisi par Eddine Nechi s’appuit sur des traits fébriles et légers, donnant aux actions un dynamisme particulier, souvent basé sur le déséquilibre des personnages, tout en offrant par moments, des scènes très détaillées sur la ville ou les personnages.

Employant sa maîtrise du lavis dans des cases allongés, couvrant parfois la moitié des planches, on sent le silence des rues ou le poids des murmures, créant ainsi une tension en crescendo, qui ne peut se relâcher qu’avec le tir d’un sniper ou d’une pierre projetée par une fronde.

Cependant, l’auteur de Tawahoch, alterne judicieusement entre le réalisme figuratif des moments de répit, avec des scènes abstraites, composées de traits violents, et des taches informes, illustrant les émotions trop intenses ou les actions chaotiques.

Une révolte tunisienne. La légende de Chbaya

Long sans être lourd, Une révolte... nous plonge aisément dans la Tunisie des années 1980 et en particulier, sa capitale. Une ville vibrante qui, comme Marseille, est éprise de culture et du cinéma italien (avec une importante communauté établie depuis des générations). Mais la ville et le décor ne sont pas les seuls éléments réalistes dans cette représentation historique.

L’opportunisme et le manque d’ambitions implique souvent des histoires réchauffées où un jeune héros lutte héroïquement contre des forces de l’ordre sans cœur ni âme. C’est ici que brille l’un des points forts de ce récit semi-véridique, puisqu’il permet à des personnages d’habitude minorés au rôle de vilains de services, d’exprimer leurs ressentis et notamment, leurs regrets face aux actes de répression auxquels ils participent.

Une révolte tunisienne. La légende de Chbaya

Le paternel de notre héros, Samir, nous apparaît dans un premier temps sous les traits d’un père dévoué à sa famille et à son fils blessé. Nous découvrons ensuite sa fonction d’indic au sein du syndicat de l’état et fidèle serviteur de la dictature, puis on nous révèle sa tragédie personnelle, celle d’un ancien leader étudiant brisé sous la torture…

Une révolte tunisienne. La légende de Chbaya

Le pari plus séduisant de Chbayah réside dans sa mise en scène de l’acte de narrer. Le duo de protagonistes « racontent des histoires », inventent des incidents ou chantent pour raviver les flammes de la révolte et boycotter les directives des militaires. De l’autre côté, on voit le père de Salem utiliser la musique et les paroles des chansons pour soulager sa conscience, en exprimant ce qu’il n’ose pas avouer. C’est à travers ces actes que l’album tisse une réflexion nuancée et perspicace sur la construction de la vérité face aux faits racontés et sur le potentiel émancipateur de la fiction.

Une révolte tunisienne. La légende de Chbaya

C’est le deuxième roman graphique du duo Mbarek / Nechi, qui avait déjà remporté le prix du meilleur Roman graphique électronique au Cairocomix3, ainsi qu’au Mahmoud Kahil Award, en 2017. Leur premier album publié sur le sol français commence avec des pas fermes.

Une révolte tunisienne. La légende de Chbaya

Voir en ligne : Tunisie : les émeutes du pain, c’était ça

(par Jorge Sanchez)

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Code EAN : 9782955392898

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