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Une "somme" sur l’art de la bande dessinée

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 24 septembre 2012                      Lien  
"L'Art de la bande dessinée" vient de paraître chez Citadelles & Mazenod. Un fort volume de 592 pages tout en couleurs. Passionnant et riche, cet ouvrage jette un nouveau regard sur cette production populaire considérée par certains comme l'un des beaux-arts.

"La terre fait sept mouvements à la fois, lesquels se confondent et se combinent dans ce qu’on nomme la rotation terrestre" notait Victor Hugo dans son journal à la date du 20 septembre 1846. Le monde de la bande dessinée procède du même ordre. On l’imagine comme une évidence fluide et entière, sans trop de mystères, et pourtant, dans l’imposant ouvrage de 592 pages qui vient de paraître chez Citadelles & Mazenod et qui accomplit le vœu de Francis Lacassin pour l’élection d’un Neuvième Art [1], on touche du doigt toute l’étendue de sa complexité.

De sa complexité et de sa fragilité. "D’emblée, on est sérieux et on s’amuse" avertit l’historien Sylvain Venayre qui contribue, avec Pascal Ory, Laurent Martin, Jean-Pierre Mercier (avec les collaborations de Thierry Groensteen, Xavier Lepray et Benoit Peeters à la réalisation de cet ouvrage. Venayre parle d’un "art ambigu" dont la définition en tant que "9e Art" est remise aussi bien en question par l’évolution de la bande dessinée elle-même que par celle de l’art qui est en mutation permanente depuis la fin du XIXe Siècle. Cette somme se présente comme "un bilan de l’histoire du genre", un "pas de plus vers [sa] reconnaissance".

Une "somme" sur l'art de la bande dessinée
Du Moyen-âge à l’art contemporain

La définition est centrale dans la contribution de Thierry Groensteen, un peu en recul par rapport à ses précédents travaux, car il envisage désormais la bande dessinée dans son acception "la plus englobante possible."

Il faut dire que les expérimentations de plus en plus pointues de ces dernières années, jusqu’au flirt de plus en plus poussé avec l’art contemporain, l’arrivée en masse des mangas ou encore le développement du support numérique, ont bien du mal à rester enfermés dans un procédé auquel désormais Groensteen préfère désormais la notion de "procédure" qui consiste à "faire jouer ensemble l’image et le texte", sans pour autant atteindre à plus de clarté. Avec modestie cette fois, il apporte à cette définition les nécessaires nuances : ainsi Will Eisner théorisait que la bande dessinée se distinguait d’un "art séquentiel" séculaire par une expression exclusivement "moderne", confinée au seul support papier, ce qui était plutôt bien vu.

Le "moment belge" avec Franquin (1954)

On comprend dès lors que le médium, au confluent des arts visuels et de la littérature, reste dans une position inconfortable qui, à notre sens, est sa chance, car on sent bien que derrière ces définitions étouffantes, il y a la tentation académique d’une certaine critique (Thierry Groensteen, Harry Morgan, Jean-Christophe Menu...) qui tient à en toucher les prébendes...

Une sacrée somme !

L’ouvrage cultive d’ailleurs ce paradoxe. D’un côté, nous avons cette somme : 550 pages en couleurs, réalisées avec un luxe inouï de couleurs, de qualité de reproduction, de choix iconographiques inédits, mélange époustouflant de reproductions d’imprimés rarissimes et de fac simile de planches originales ; de l’autre une relative modestie des intervenants, aussi bien issus du monde de la bande dessinée (Thierry Groensteen, Jean-Pierre Mercier) que des historiens qui, pour la première fois abordent le genre avec leurs connaissances.

En août 2009, à la lecture d’un ouvrage semblable, nous réclamions "une nouvelle histoire de la bande dessinée", considérant que son expression était aujourd’hui confinée à une vision obtuse de la part d’un petit groupe de spécialistes. Nous les exhortions à ouvrir le cercle, à se montrer davantage pluridisciplinaires...

C’est chose faite ici, et c’est un vrai plaisir pour nous que de lire les analyses de Pascal Ory, historien fertile et bon écrivain, et celles de Sylvain Venayre qui entreprend pour la première fois de penser l’histoire de la bande dessinée dans une dimension technique, politique et sociale correctement étayée. Idem dans le chapitre de Laurent Martin (dans la section "Mauvais genres").

Flash Gordon d’Alex Raymond (1936)

L’équilibre entre les spécialistes de la bande dessinée comme Thierry Groensteen, Jean-Pierre Mercier (toujours excellent dans le domaine de la bande dessinée américaine), Benoît Peeters (qui souligne l’importance de la bande dessinée belge dans le concert mondial) et ces nouvelles signatures contribue à donner des perspectives nouvelles à la lecture de son histoire.

Et si l’on sent bien que pour les premiers, la bande dessinée est traitée, comme le disait ironiquement Umberto Eco, de façon encore « apologétique » : « au sens où étaient dits « apologistes » les premiers Pères de l’Église, qui essayaient de présenter la Révélation aux Païens et de la défendre contre leurs attaques. Il s’agissait de démontrer que la BD avait un illustre pedigree […], qu’elle avait un langage autonome, qu’elle constituait un « genre », qu’elle pouvait donner des résultats artistiques, qu’elle ne gâtait pas l’esprit des petits et qu’elles ne se contentait pas d’insuffler aux adultes des idéologies perverses, qu’elle pouvait échapper aux conditionnements mercantiles où elle était née, conditionnement qui du reste devaient être soulignés sans réaction névrotique, car toute forme d’art a les siens… » [2], l’apport des historiens reste encore dépendant de l’ancienne vision scolastique.

Captain Easy de Roy Crane (1935)

Ainsi, dans ce volume, la science-fiction et l’Heroïc Fantasy -genres majeurs dans la production mondiale- sont peu abordés, comme s’il fallait -et comme le souligne Eco : "échapper aux conditions mercantiles" du genre, comme si cette littérature principalement orientée vers les adolescents, avait des pans entiers de sa création qui faisaient honte.

Ainsi, les exemples de BD américaines, mais aussi européennes, qui nous sont montrés, ressortent davantage, le plus souvent, du "roman graphique", ou de vieilles badernes classiques, que de la production populaire actuelle (à l’exception du chapitre sur "le cul" d’ailleurs intitulé "mauvais genre").

Ambigüité, nous l’avons dit et loi du genre : voici un art éminemment populaire, longtemps diffusé sur des supports bon marché, récupéré par une lecture esthétique (et, ajouterait-on, si nous étions dans les années 1970, "bourgeoise"), proposé dans un album luxueux (plus de trois kilos, 205€ TTC) qui devrait rester une référence. La "reconnaissance du « Neuvième Art »" est sans doute à ce prix.

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

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[1Pour un neuvième art, la bande dessinée, 1971.

[2Umberto Eco, préface à Claire Brétécher, Portraits, Paris, Denoël, 1983.

 
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5 Messages :
  • "Neuvième art" ?
    25 septembre 2012 10:13, par Neuf a la coque

    Pour compléter la note 1, quelques précisions sur l’appellation "neuvième art" (dont la paternité est souvent attribuée à tort à Francis Lacassin et parfois à Morris), dans un des premiers articles du nouveau Dictionnaire esthétique et thématique de la bande dessinée publié en ligne par la revue... neuvièmeart 2.0 : http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article451.
    Bonne lecture.

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  • Une "somme" sur l’art de la bande dessinée
    25 septembre 2012 20:55, par GPoussin

    Ces gros bouquins savants très chers ne m’impressionnent pas du tout. Uniquement destinés aux universitaires fortunés. Glacé et glaçant. Reiser, au secours !

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  • Une "somme" sur l’art de la bande dessinée
    26 septembre 2012 18:38, par la plume occulte

    La question n’est pas de savoir si la bande déssinée est un des beaux-arts mais bien un art majeur.Elle l’est !

    Pour le reste, on connaissait le conformisme scolaire et bourgeois et on présente là un conformisme scolastique et bourgeois.Peu importe,c’est au fond la même chose.Avec la même intention..

    Au final il y a deux façon de parler de l’art de la BD:le doigt sur la couture ou les mains dans le cambouis .Là c’est le doigt sur la couture.Ceux qui l’ont fait les mains dans le cambouis avait l’avantage d’être des grands maîtres de l’art séquentiel.Eux !

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    • Répondu par Oncle Francois le 26 septembre 2012 à  20:53 :

      Il s’agit sans doute d’un ouvrage de vulgarisation à l’attention des néophytes fortunés, il y en a beaucoup qui ont du entendre parler de BD avec les succès remarqués de Largo Winch, Quai d’Orsay, B & M, Moebius/Gir, Sfar et Trondheim, etc.

      Je ne vois pas trop ce que ce type de bouquin luxueux et cher peut apporter à l’amateur passionné qui suit ardemment le genre depuis trente, quarante ou cinquante ans. Mais bon, il constituera certainement un cadeau important pour les fêtes de fin d’année.

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    • Répondu par Nono B le 27 septembre 2012 à  11:13 :

      Art majeur, art mineur, beaux-arts... On s’en tape !! Pour reprendre l’expression, il y a deux façons d’appréhender la BD : une par les lecteurs, l’autre par ceux qui en vivent. Le classement de la BD dans les niveaux artistiques, je laisse cela aux exégètes, et à ceux qui veulent bien se casser la tête à ce sujet. L’important, il me semble, est que la BD soit un médium, un support, une façon de s’exprimer. Qu’elle est, qu’elle fût, et qu’elle sera.

      Maintenant ce genre de somme a sa place dans les bibliothèques, les médiathèques, et dans les collections de ceux qui peuvent se l’offrir.

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