Une vie en parallèle - Par Matthias Lehmann – Ed. Steinkis

Cela semble relever d’une autre époque, et c’est pourtant si proche : si l’homosexualité est dépénalisée en RDA et en RFA respectivement en 1968 et 1969, ce n’est qu’en 1994 que les dernières mesures juridiques spéciales concernant l’homosexualité masculine ont été levées en Allemagne. Le gouvernement abroge enfin le tristement célèbre « paragraphe 175 », c’est-à-dire l’article 175 du Code pénal allemand. Adopté en 1871, il était peu appliqué, jusqu’à l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler qui, sur cette base, a envoyé 50 000 de ses compatriotes en camp de concentration. Après-guerre, dans une Allemagne en ruines à tous niveaux, la reconstruction du pays n’efface pas les vieux réflexes d’une époque qui nous parait aujourd’hui si conservatrice quant aux libertés sexuelles.

L’ouvrage proposé par les éditions Steinkis est centré sur la vie de Karl Kling. Alors que vient de sonner l’heure de la retraite, il repasse le film de sa vie et ressent la nécessité d’écrire à sa fille, Hella, qu’il ne voit plus depuis des années. Incompréhensions, absences, disputes... Père et filles se sont manqués. Hella peut-elle imaginer que son père s’est construit une vie de façade et qu’il n’a pas voulu, ou plutôt, pas pu, affirmer son homosexualité ?

Le récit alterne entre deux temporalités : d’un côté, le quotidien de retraité de Karl, qui passe encore beaucoup de temps avec ses anciens collègues ignorants son orientation sexuelle, la manière dont il mûrit la décision d’écrire à sa fille, la rédaction progressive de la lettre et, de l’autre côté, des scènes de son passé illustrant la difficulté d’être homosexuel en Allemagne et la nécessité de se conformer à un modèle familial dominant : celui du couple hétérosexuel avec enfants. Marié une première fois, licencié par son ex-beau-père pour actes « contre-nature », toujours rattrapé par ses désirs et les stigmates sociaux qui les accompagnent, Karl s’est progressivement réfugié dans une vie de solitude, en catimini, dans laquelle se succèdent des amours mortes-nées, l’apprentissage de codes de rue pour rencontrer d’autres hommes avec lesquels partager un moment dans une pissotière ou une chambre, sans être vu.

L’auteur allemand, Matthias Lehmann, qui a passé une partie de son enfance en RDA, parvient à transmettre l’infinie tristesse ressentie par Karl, tiraillé entre ce qu’il est et ce qu’il doit être socialement. Ce désespoir est mis en valeur par les silences et les regards que s’échangent les personnages, dans une ambiance en noir et blanc. En dépit d’un volume important (450 pages), la lecture de cet album captivant se fait quasiment d’une traite.