Diffusé en avant-première pendant l’Université, le film d’animation Allez raconte !, très réussi par ailleurs et produit par Didier Brunner [1], démontra l’importance de la taille d’une structure dans le crossmédia.
Cette nouvelle façon de travailler, en osmose avec des acteurs de secteurs différents (bande dessinée, jeu vidéo, animation, cinéma, etc), impose en effet une organisation sans faille. Ainsi, l’adaptation animée de la BD de Trondheim et Parrondo devait compter une déclinaison en jeu vidéo. Mais suite à certains retards et des choix de la part de Nintendo, le jeu prévu sur DS ne verra sans doute pas le jour. Les petites structures auront beaucoup de mal à suivre le rythme.
D’un point de vue purement artistique, Benoît Berthou se demanda également ce que produisait le crossmédia : « Est-ce qu’il ne constitue pas une forme d’académisme ? On a l’impression qu’on tourne en rond et que c’est certains types d’œuvres, en gros le triangle magique Naruto, Harry Potter, Star Wars, qu’on va systématiquement retrouver. » Manière polie de soupçonner le crossmédia de tirer la qualité artistique vers le bas. La solution ? « Proposer des productions susceptibles d’attirer de nouveaux publics, sortir de cette tranche des 15-24 ans. Comme Prison Valley par exemple, webdocumentaire diffusé sur Arte, œuvre qui permet de la lecture, des jeux, des interactions sur les réseaux sociaux, etc. Tous ces territoires qui sont pour l’instant largement inexplorés par la bande dessinée. »
Benoît Berthou ajouta pour conclure que « le droit d’auteur à la française est clairement un obstacle au développement de ce crossmédia. Pour la moindre image, vous devez aller chercher l’auteur. Ça va être complexe. Et surtout, ça peut rebuter des partenaires. La solution qu’ont trouvée les producteurs de biens culturels, c’est de se passer du droit d’auteur. Le jeu Assassin’s Creed par exemple n’est pas une œuvre écrite. En tant que telle, elle déjà collective et propriété d’Ubisoft. Il y a un nouveau régime de l’auteur, qui se fait collectif, anonyme. »
Un peu éloigné du sujet, mais pas tant que ça au rayon des nouvelles pratiques, Yannick Lejeune [2] lâcha quant à lui le dernier jour une bombe qui passa pourtant inaperçue : le salariat pour les auteurs de bande dessinée. « On peut imaginer une structure qui arrive sur le marché et qui dise aux auteurs : « Est-ce que ça vous tente que je vous paye tous les mois ? Vous faites des BD en échange d’un salaire fixe, vous savez que le salaire va tomber tous les mois. » Et moi, je suis sûr qu’il y a des auteurs qui diront « Oui, ça m’intéresse ». À ce moment là, les autres diront que ce sont des jaunes et ce sera la guerre, mais il n’empêche que ça va arriver. »
Alors justement, qu’en était-il des auteurs lors de ces rencontres ? Ils eurent un peu de place pour s’exprimer et beaucoup firent entendre leurs réticences voire leur inquiétude face à ces nouvelles pratiques. Dès le premier jour, Lewis Trondheim invoqua la bonne inspiration de George Lucas sur les produits dérivés de Star Wars pour faire valoir ses intentions d’auteur : « Maintenant, la plupart des producteurs de cinéma gagnent plus d’argent avec les produits dérivés qu’avec les films eux-mêmes. Nous, dans notre milieu, si on commence en tant qu’auteurs ou éditeurs à dire « attention, il faut que ça soit transmédia, ceci, cela », on ne va pas s’en sortir. Le principal, c’est déjà d’avoir une bonne idée, de faire un bon truc. Si quelque chose doit se faire derrière, pourquoi pas, mais avoir cette espèce de névrose de tout faire en parallèle, je ne crois pas que ce soit une très bonne pratique. »
Il évoqua également les aléas de sa collaboration sur Allez raconte ! puisqu’après avoir fourni une dizaine de versions du scénario, il préféra jeter l’éponge et laisser les rênes au réalisateur. « Plus tard, il m’envoie le scénario final. Ça ne me plait pas mais ce n’est pas grave, c’est sa vision d’auteur, il adapte, il fait ce qu’il veut, mais j’enlève juste mon nom du générique en tant qu’auteur du scénario global. Je n’ai pas vu le film, je ne sais pas ce qu’il vaut, je pense qu’il est de très bonne qualité. Je sais juste que ça ne ressemble pas à ce que j’ai écrit. Je suis un petit peu obtus parfois. On est tellement bien dans le monde de la bande dessinée. Pourquoi aller dans le domaine de l’audiovisuel ? » De son côté, José Parrondo avait un peu le même son de cloche : « Concernant le rythme de travail, c’est un rythme qui ne me correspondait pas du tout. Pour moi l’expérience n’a pas été très positive à ce niveau là. Il y a des choses que je n’aurais pas dessinées comme ça si j’avais eu plus de temps. Je suis très content de refaire des bouquins. De refaire ça à mon rythme. »
Pendant ce temps, Etienne Lécroart - témoin graphique officiel de l’université 2010 - croquait avec frénésie les intervenants ainsi que lui-même dans des saynètes où l’angoisse du lendemain se disputait à l’idée d’être un dessinateur dinosaure, incapable d’évoluer pour éviter l’extinction (quelques exemples sont visibles ici).
Dans le même ordre d’idée, Jérôme D’Aviau, alias Poipoi, digital native assumé, avouait même qu’il remontait le courant : « A 10 ans, j’ai commencé à faire du graphisme sur ordinateur, à 12 ans, j’ai programmé. Donc ces trucs là, ça ne m’épate absolument pas. Alors que travailler sur papier, c’est quelque chose qui est complètement nouveau pour moi. » Finalement, les seuls auteurs invités qui se lançaient vraiment à l’assaut de la machine étaient Anthony Rageul, présentant à travers son site Prise de tête ses réflexions sur le vocabulaire spécifique de la bande dessinée numérique, et Thomas Cadène, dont nous vous avions présenté récemment la bédénovela numérique et multi-auteurs Les autres gens. Pas assez pour faire pencher la balance.
Au final, ces trois journées de réflexion, assez foisonnantes, auront dressé un tableau plutôt angoissant de la situation pour les uns (grande inquiétude des auteurs et du public. Nous avions d’ailleurs déjà souligné la tentation anxiogène des précédentes éditions) et prometteur de nouvelles rentabilités pour les autres.
À ce sujet, on peut regretter (une fois de plus pour ces universités, serions-nous tentés d’ajouter) que les responsables des plus gros éditeurs de bande dessinée soient absents des débats (seuls Yannick Lejeune et Louis Antoine Dujardin [3] étaient présents pour Delcourt et Dupuis). On aurait aimé les entendre et discuter avec eux de leur vision de l’avenir et des stratégies qu’ils comptent développer pour ne pas se faire dévorer tout cru par les géants multimédias. Cette année, seul Ankama était sur le pont et a montré, comme Didier Brunner, que l’on pouvait allier réussite commerciale sans pour autant perdre son âme. Tout n’est donc pas perdu ?
(par Thierry Lemaire)
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Les actes de cette université d’été seront consultables sur le site de la CIBDI à la rentrée.
[1] Producteur entre autres des dessins animés Kirikou, Les Triplettes de Belleville, Princes et princesses.
[2] Fondateur du Festiblog et responsable du département numérique chez Delcourt.
[3] Responsable éditorial chez Dupuis.
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