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Valérie Mangin & Steven Dupré ("Le Club des prédateurs") : « Les autorités de l’époque n’avaient pas de pitié pour les enfants. »

Par Charles-Louis Detournay le 4 mars 2016                      Lien  
"Le Club des prédateurs" (Casterman) est sans doute l'album-choc de ce début de printemps : scénariste et dessinateur jouent à l'unisson pour dépeindre une macabre vérité historique, dont on espère à chaque page qu'on ne lit qu'une fiction... Et pourtant !
Valérie Mangin & Steven Dupré ("Le Club des prédateurs") : « Les autorités de l'époque n'avaient pas de pitié pour les enfants. »
Petit Miracle de Valérie Mangin et Griffo - Ed. Soleil

Comment vous est venue l’idée de traiter de la fracture sociale dans le XIXe Londonien ?

Valérie Mangin : C’est un sujet qui me passionne depuis longtemps, et que j’ai peu eu l’occasion de traiter…

Vous l’aviez déjà esquissé dans Petit Miracle avec Griffo ?

Valérie Mangin : Oui, mais je m’arrêtais juste avant cette période. J’avais conçu le regret de ne pas avoir pu faire un second cycle qui se déroulerait dans cette seconde partie du XIXe siècle, une époque de tension extrême entre les classes sociales qui est précisément le sujet essentiel du Club des Prédateurs.

J’imagine qu’il vous a fallu, Steven, beaucoup vous documenter pour représenter ce quotidien avec un tel réalisme ?

Steven Dupré : J’aime me plonger dans la documentation… jusqu’à une certaine limite ! Ce n’est effectivement pas la partie du métier que je préfère. Je m’attèle à ce que mes scènes soient crédibles, mais je ne me prétend pas historien. Je raconte une histoire dans laquelle l’atmosphère est plus importante que l’authenticité de tous les petits détails.

L’effet de pauvreté ajoute au thriller qui happe véritablement le lecteur. Comment travaillez-vous votre mise-en-scène : par le cadrage, par l’utilisation de plans spécifiques, par l’expression des personnages ?

C’est une combinaison de tous les éléments que vous venez de citer.

Le Club des prédateurs T1/2 : The Bogeyman - Par Valérie Mangin & Steven Dupré - Casterman

Vous développez au sein du Club des Prédateurs diverses formes de cruauté qui s’exerçaient à l’encontre des basses couches sociales. Une forme moderne d’esclavagisme...

Valérie Mangin : Les hommes, femmes et enfants n’étaient pas esclaves dans le sens premier du terme, mais c’est bien le cas dans les faits : ils dépendaient totalement de leur donneur d’ordre. Complètement assujettis, ils doivent donner leurs enfants pour survivre ! Cela peut sembler horrible, mais ils n’ont pas le choix ! Plutôt que de soigner le détail nécessairement authentique, nous voulions surtout donner une ambiance de vérité historique, afin que le lecteur ressente cette misère, cette détresse-là.

Le Club des prédateurs T1/2 : The Bogeyman - Par Valérie Mangin & Steven Dupré - Casterman

D’où la volonté de débuter votre album avec la pendaison d’une jeune fille de 12 ans, condamnée pour avoir fait les poubelles ! Il fallait donner le ton du récit dès la première page ?

Valérie Mangin : Tout-à-fait, c’est une scène qui peut sembler choquante, mais nous voulions expliquer au lecteur que les autorités de l’époque n’avaient pas de pitié pour les enfants. Cette époque est donc cruelle, mais elle n’a pas non plus conscience de sa propre cruauté. Il n’y a donc pas de « méchants » dans notre histoire, car chaque personne a bonne conscience.

Le directeur de l’usine possède d’ailleurs un livre qui traite de l’inégalité entre les classes sociales. Une façon de montrer que pour lui, c’est un fait avéré ?

Valérie Mangin : En effet, pour lui, ses ouvriers ne valent à peine plus que des animaux. Et pour certains des autres dirigeants de cette haute classe sociale, les ouvriers sont même plus bas que des animaux. Le Club des Prédateurs exploite donc cette logique pernicieuse. Mais je base beaucoup de ces éléments sur les théories de l’époque, comme ce médecin qui étudie les bras d’un enfant, et voyant qu’ils sont comme ceux des singes, confirme que c’est un singe : « Ce sont des ivrognes, dégénérés : ce ne sont donc pas des humains comme nous », concluait-il dans son effroyable "rigueur scientifique" !

Le Club des prédateurs T1/2 : The Bogeyman - Par Valérie Mangin & Steven Dupré - Casterman

C’est ce que l’on appellera plus tard une "fracture sociale" ?

Valérie Mangin : On disait alors que la société industrielle "dévorait ses enfants", et nous l’avons présenté frontalement, au sens propre. Qu’ils meurent rapidement ou d’épuisement dans la poussière, leur destin est tristement identique.

Et vous avez choisi un témoin pour chaque classe sociale : une jeune fille de la Haute, un jeune garçon de basse extraction...

Valérie Mangin : Notre récit traite de la lutte des classes, mais ces différentes classes sociales peuvent aussi bien évidemment se réconcilier ! Nous sommes loin d’un récit manichéen, avec les méchants riches et les gentils pauvres. Le mal et le bien peuvent se retrouver en chaque personne, même dans des sociétés exacerbées comme celle-ci.

Le Club des prédateurs T1/2 : The Bogeyman - Par Valérie Mangin & Steven Dupré - Casterman

Steven, comment avez-vous élaboré la tension tout au long de ce premier album, avant d’aboutir au final à cette scène si atroce ?

Steven Dupré : Lors de ma première lecture du scénario, j’avoue avoir été choqué par cette conclusion. Puis les mois passent avant que je ne réalise cette séquence... J’ai essayé de maintenir le sentiment que j’avais ressenti, tout en suivant le scénario, l’idée première de Valérie.

Valérie Mangin : J’avoue que j’ai moi-même été bouleversée en voyant les pages de Steven pour cette séquence. Ce sont des scènes que l’on ne peut pas, par exemple ,par retrouver dans Alix Senator, car elles sont plus dures et plus cruelles que ce qu’on a l’habitude de lire en bande dessinée.

Steven Dupré : C’est justement ce qui les rend intéressantes à dessiner. Elles vont plus loin que ce que j’ai l’habitude de dessiner, même si j’apprécie toujours l’alternance d’un genre à l’autre, histoire de ne pas me figer dans un style graphique. Le Club des Prédateurs demeure néanmoins l’album le plus intense que j’ai réalisé dans mes vingt-cinq ans de carrière. Quand j’ai débuté dans la bande dessinée, il me fallait apprendre mon métier, et tout était compliqué à réaliser. Mais, avec le temps, le métier rentre, l’expérience... et une certaine routine peut s’installer. J’ai donc besoin de ce type de projet, un défi qui permet de me secouer !

Valérie Mangin : C’est justement pour cela qu’on m’a présenté Steven, car il cherchait des projets différents, particuliers. Et comme j’avais beaucoup apprécié Midgard, même si ton style graphique était bien éloigné de celui-ci, nous nous sommes trouvés.

Propos recueillis par Charles-Louis Detournay

Steven Dupré et Valérie Mangin
Photo : Charles-Louis Detournay

(par Charles-Louis Detournay)

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Photos : Charles-Louis Detournay

 
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