La crise grecque actuelle doit nous rappeler deux choses : la première, c’est que la démocratie ne répond à aucune logique économique ; la seconde, c’est qu’elle peut nous être confisquée à tout moment, avec une rapidité qui surprend.
L’exemple nazi ne peut mieux l’illustrer : en 1932, Hitler obtient un peu plus de 13 millions de voix aux élections présidentielles, contre 19 pour le Maréchal von Hindenburg. Le parti nazi rassemble alors tous les mécontents de la crise économique et bénéficie du soutien de nombreux industriels qui s’inquiètent de ce gouvernement impuissant. La dissolution du parlement en juillet 1932, permet au parti nazi d’obtenir la majorité au Reichstag (parlement allemand) avec 230 députés. Le 30 janvier 1933, Hindenburg est contraint de nommer Hitler chancelier. En février, une loi qui limite la liberté de la presse est votée. L’incendie du Reichstag (27/28 février 1933) permet aux nazis d’accuser les communistes. 96 députés de l’opposition sont liquidés. Le 23 mars, le Reichstag vote les pleins pouvoirs au gouvernement nazi. Dès le printemps 1933, une épuration drastique permet d’écarter du corps des fonctionnaires les juifs, les marxistes, les pacifistes et les intellectuels libéraux. En mars, le premier camp de concentration ouvre à Dachau. Le 27 avril, la gestapo est créée. Le 23 mai 1933, les syndicats sont remplacés par un appareil inféodé à l’état. En été, les partis politiques sont dissous au profit du parti nazi. Le 30 juin 1934, les SS dirigés par Himmler liquident leurs principaux concurrents politiques, les SA, lors de « La Nuit des longs couteaux ». Le 19 août 1934, un plébiscite offre les pleins pouvoirs à Hitler qui devint « Führer et chancelier du Reich ». En quelques mois, l’une des nations les plus brillantes d’Europe devient gouvernée par une faction de voyous.
L’agonie du dessin allemand
L’arrivée des nazis au pouvoir est un désastre pour le dessin allemand. Une vision par trop nationaliste, et peut-être cocardière, de la part des historiens de la bande dessinée a longtemps occulté l’apport allemand à la bande dessinée moderne. Le moment viendra où l’on reconnaîtra l’apport fondamental de Wilhelm Busch et de ses successeurs sur la bande dessinée des origines, de Caran d’Ache à Rudolf Dirks.
Mais rien n’est plus important que l’immense déflagration graphique provoquée par la floraison des feuilles satiriques à la fin du XIXe siècle dont trois au moins nous apparaissent comme essentielles à la compréhension de l’évolution graphique de ces années-là, d’autant que leur publication va se perpétuer jusqu’en 1944 : le Kladderadatsch fondé au moment de la révolution de mars en 1848 ; le Lustige Blätter, créé en 1895, le Simplicissimus fondé en 1896 par l’Allemand d’origine belge Albert Langen, par ailleurs le premier éditeur du Bauhaus, et par le neveu d’Heinrich Heine, Thomas Theodor Heine.
Ces trois publications, et bien d’autres, vont créer un âge d’or du dessin allemand qui fait la fusion avec les arts décoratifs à la même période. Très vite, elles furent confrontées, voire subordonnées, à la censure : prussienne, impériale, républicaine, nationaliste, militaire... Chacune lutta avec ses moyens, tentant de sauvegarder l’essentiel, parfois dans une soumission coupable.
Imaginez ces journaux-là, bêtes noires de l’Empire et de Weimar, quand les nazis arrivent au pouvoir... Souvent créés par des sociaux démocrates, qui plus est d’origine juive (Heine dut s’enfuir à Stockholm dès l’arrivée des nazis, qui favorisèrent cependant la continuation d’activité de son journal), ils mirent leurs talents au service des nouveaux maîtres. Les feuilles satiriques anarchisantes qui brocardaient le pouvoir bourgeois devinrent "apolitiques" et se mirent à se moquer des ennemis de l’Allemagne : les vainqueurs du Traité de Versailles et les Juifs.
Un dessinateur interdit
C’est dans cette ambiance qu’œuvra Erich Ohser, caricaturiste de Vorwärts, l’organe de presse officiel du SPD, le parti social-démocrate allemand. Inutile de dire que quand les nazis arrivent au pouvoir, l’accès à la presse lui est interdit. En effet, l’adhésion à une chambre nationale des métiers est nécessaire et celle-ci lui est refusée.
Déjà connu comme illustrateur, Ohser est repêché par la maison Ullstein Verlag qui obtient de le faire publier dans le Berliner Illustrirte Zeitung, un journal réputé et à grand tirage, mais sous pseudonyme. Ohser prend alors le nom de sa ville d’origine : Plauen, qu’il fait précéder de ses initiales : E.O. Sa série "Vater und Sohn" (Père & fils), très vite publiée en recueils, connut un succès immense, à la surprise de l’auteur comme des autorités nazies qui tentèrent rapidement de le récupérer, contre son gré.
Est-ce pour s’opposer au bâillonnement de la presse que sa série "Vater und Sohn" (Père & fils) utilise la métaphore du silence ? C’est possible, comme il est probable aussi qu’il se soit inspiré de la célèbre et peu loquace BD américaine d’Otto Soglow, The Little King (Le Petit Roi) créée en 1930, peu avant lui.
Quand Ohser montre cependant, l’air de rien, un policier qui porte l’uniforme de Weimar, ce n’est sans doute pas anodin : il suggère que cette douce affection entre un père et sa progéniture datait d’un temps "d’avant"...
Nous n’irons pas comme les postfaciers de cet ouvrage jusqu’à trouver, dans un déterminisme bien curieux, qu’il y aurait dans chaque gag une justification de sa résistance. Le pauvre gars, on s’en doute, faisait comme il pouvait et, au contraire des meilleurs dessinateurs du Kladderadatsch, du Lustige Blätter et du Simplicissimus nazifiés, il ne versa pas dans la propagande nazie et antisémite, tout au plus se compromit-il à faire des dessins anti-staliniens, mais ce social-démocrate n’y voyait sans doute rien à redire quand il s’agissait d’une autre dictature...
Le pouvoir sut lui faire payer cette attitude en l’arrêtant, sur dénonciation, en 1944 pour "défaitisme". Il se pendit dans les locaux de la Gestapo pour éviter la décapitation qui fut le sort de son compagnon de route l’écrivain Erich Knauf, arrêté en même temps que lui, et qu’il tenta en vain de protéger. C’est en cela que Vater und Sohn est une œuvre terrible.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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