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Vincenzo Cerami : "La vraie histoire passe entre les cases"

Par Arnaud Claes (L’Agence BD) le 23 avril 2007                      Lien  
Scénariste de cinéma (notamment pour Roberto Benigni) et romancier, l'Italien Vincenzo Cerami cosigne la nouvelle bande dessinée de Milo Manara, {Les Yeux de Pandora}, aux Humanoïdes Associés. Il nous parle de cette collaboration, et de l'écriture en général.

De tous les supports sur lesquels vous avez travaillés – roman, cinéma, théâtre, bande dessinée –, lequel vous tient le plus à cœur ?

Ma racine, c’est le roman. Quand j’écris un livre, je suis tout seul : c’est moi et les mots. Quand je fais de la bande dessinée, il faut un dessinateur, au cinéma ou au théâtre, il faut un metteur en scène, toute une équipe… Je partage la responsabilité du résultat avec d’autres personnes.

Vincenzo Cerami : "La vraie histoire passe entre les cases"
Les yeux de Pandora, par Cerami et Manara
(c) Les Humanoïdes Associés

Je me sens narrateur plutôt qu’écrivain. Quand j’ai une idée d’histoire, je peux choisir le langage qui convient le mieux : celui de la littérature, du cinéma, si c’est plus visuel, du théâtre si cela passe plutôt par le langage… Et plus récemment, j’ai découvert que la bande dessinée, que je connaissais comme lecteur, était aussi un langage que je pouvais utiliser. Je n’avais jamais imaginé pouvoir le faire, et puis j’ai eu l’occasion de collaborer avec Silvia Ziche, une dessinatrice humoristique très connue en Italie. J’ai fait un livre qui a très bien marché, puis un deuxième. J’ai découvert que cela me permettait de raconter des histoires que je ne pouvais pas raconter au cinéma ou au théâtre : j’ai une grande liberté visuelle.

On connaît surtout en France les films que vous avez écrits pour Roberto Benigni, entre comédie et drame ; cette bande dessinée est un polar : vous aimez travailler dans tous les genres ?

Je me considère comme un expérimentateur… En littérature, chaque livre, chaque nouvelle a un style différent. Et je passe d’un support à l’autre, mais aussi d’un genre à l’autre en fonction de l’histoire que je raconte. J’ai fait des films dramatiques, mais aussi, avec Benigni, des films très comiques. Pour la comédie, il faut un esprit mathématique, jouer sur la construction… Et puis, au fond de toute comédie, il y a une vision dramatique de la vie. Si je vous raconte l’histoire des films de Charlie Chaplin, vous allez pleurer ! Ça se passe à une époque difficile, on suit les aventures d’un vagabond qui n’a que des problèmes – mais on rit ! Quand je cherche un sujet comique, je ne vais pas vers des idées drôles, mais d’abord vers des idées fortes et dramatiques.

Le polar est un genre nouveau pour Manara aussi, était-ce son souhait de changer d’univers ?

Je connaissais Milo Manara depuis longtemps : il avait fait un décor pour une de mes pièces ; j’avais travaillé avec lui sur un projet de dessin animé ; on a finalement fait ce livre ensemble, et c’est une grande émotion pour moi que de travailler avec lui et de raconter une histoire avec ce langage magnifique, très artistique. Je pense cependant que la bande dessinée a fondamentalement besoin d’un récit : un dessinateur de bande dessinée ne doit pas se mettre en compétition avec un artiste peintre. Je lui ai donc proposé un récit contemporain, un polar postmoderne, dans un monde globalisé, et ça l’a intéressé. J’avais envie de m’adresser à un lecteur qui découvrirait la bande dessinée pour la première fois, qui ressentirait cette grande émotion que j’ai eue en découvrant une technique narrative qui fonctionne surtout par l’ellipse. La vraie histoire passe entre les cases. C’est pour ça aussi que j’aime le noir et blanc, utilisé pour cet album : si on met des couleurs, c’est une reproduction de la nature ; le noir et blanc, qui n’est pas réaliste, libère l’imagination…

Les yeux de Pandora, par Cerami et Manara
(c) Les Humanoïdes Associés

Est-ce qu’une jolie héroïne légèrement vêtue était une condition pour écrire pour lui ?...

Oui ! (rires) Ce qui est très important, c’est que je peux raconter des choses sur elle sans l’aide de mots. Elle est innocente, candide, et sa beauté montre son innocence. Elle fait ce voyage pour la raison qui la rendait malade autrefois ; elle va découvrir la cause de cette maladie, dont elle était guérie au début : ce père violent qu’elle n’a jamais connu ; lorsqu’elle le rencontre, elle ne se bat pas avec lui, parce qu’elle a métabolisé son rapport à lui…

Quels thèmes vouliez-vous porter à travers cette histoire ?

Je ne pense jamais au thème à l’avance. Il y a une phrase de Proust qui dit que penser au message en écrivant un livre, c’est comme faire un cadeau avec le prix ! Si on part avec l’idée de faire passer un message, on part très mal, parce qu’on va réduire sa vision du monde. Il faut laisser au lecteur la liberté de tirer ses conclusions. Ce qui n’empêche pas d’aborder des sujets, comme je le fais autour du problème de l’identité dans ce polar. Ou bien en évoquant, en arrière-plan, la mondialisation : mon héroïne débarque dans une Turquie qui n’a plus rien d’oriental, qui a perdu son identité… A nouveau l’identité ! Ce sont des choses qui peuvent faire réfléchir le lecteur.

Vous pensez donc que l’un des grands risques quand on écrit une histoire, c’est d’être trop démonstratif ?

Oui. Dans l’art, rien n’est formulé, les portes doivent rester ouvertes. L’artiste n’est pas un messie, il n’est pas autorisé à donner des leçons.

Vincenzo Cerami
Photo (c) A. Claes

Mais quelqu’un qui raconte une histoire tient forcément un propos, donc fait passer un message !

Non. Il propose une vision du monde. Le monde n’est pas ce que l’on voit. Comme disait Raymond Carver, écrire, ça n’est pas difficile ; la difficulté, c’est de trouver le point de vue qu’on va avoir sur l’histoire, la lumière qu’on va jeter dessus, qui, en changeant d’axe, va révéler une tout autre signification des choses. Ensuite, c’est le lecteur, ou le spectateur, qui doit se faire son opinion : l’artiste lui montre le monde sous plusieurs angles, mais ce n’est pas à lui de dire où est le bien, où est le mal. Parce qu’il ne le sait pas lui-même ! Nous ne sommes libres qu’en apparence : chacun de nos actes est conditionné par une culture, un héritage, un vécu… L’écrivain doit donc se méfier des apparences.

Comment se passe votre travail avec les réalisateurs ou, aujourd’hui, avec des dessinateurs : y a-t-il des échanges en cours d’écriture ?

Au cinéma, je dois tenir compte de la personnalité du metteur en scène, faire du sur-mesure. Il faut donc beaucoup échanger, sur l’histoire, sur l’univers qui l’entoure… En bande dessinée, c’est différent : je savais que Manara, avec son travail sur le noir et blanc, saurait trouver la pénombre, les détails ; c’est pour cela que je lui ai donné un polar et un décor comme la Turquie, qui est riche de significations. Et le résultat est merveilleux !

(par Arnaud Claes (L’Agence BD))

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