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Vittorio Giardino : "Le judaïsme de Fridman me sert à lui donner un rôle de témoin privilégié"

Par Nicolas Anspach le 27 juin 2008                      Lien  
Maître de la bande dessinée réaliste italienne, {{Vittorio Giardino}}, détonne par sa simplicité, sa gentillesse, sa connaissance et son analyse des évènements marquants du vingtième siècle. Il a abandonné sa carrière d’ingénieur en électronique pour nous raconter des histoires, dont celle de Max Fridman, témoin de son temps, qui n’a connu que cinq albums en un peu plus de 25 ans !

Avec Sin Illusion, le cinquième tome de Max Fridman, Vittorio Giardino boucle une histoire entamée à la fin des années ’90. Il nous emmène en Espagne, durant une guerre annonciatrice des atrocités des années 1939-1945. Fridman est à la recherche l’un de ses amis, et s’embourbe dans les méandres politiques d’un conflit qu’il ne comprend pas.


Vittorio Giardino : "Le judaïsme de Fridman me sert à lui donner un rôle de témoin privilégié"Votre œuvre s’articule autour de deux pôles : vous explorez des thématiques plus politiques dans Max Fridman et Jonas Fink, et d’autres plus légères dans des récits comme Eva Miranda ou Little Ego

C’est un besoin de passer de l’un à l’autre. Lorsque je travaille sur un récit plus engagé, je pense à l’histoire plus légère que j’entamerai après. Cela me permet de garder un certain équilibre. Prenons Sin Ilusion, le cinquième et dernier album de Max Fridman, j’ai passé deux ans de ma vie à le réaliser. Pendant tout ce temps, j’étais plongé au quotidien dans la Guerre civile espagnole. J’avais besoin de m’aérer et de réfléchir à des histoires moins complexes.
Ceci dit, je ne considère pas Little Ego ou Eva Miranda comme étant un deuxième choix. Ce sont des récits plus légers où l’ironie est plus grande, plus mordante…

Vous aviez réalisé deux tomes de Jonas Fink avant d’arrêter cette série, planifiée en trois albums, au profit du cycle espagnol de Fridman. Pourquoi ?

Je n’avais pas l’intention de quitter Jonas Fink avant d’avoir bouclé l’histoire entamée. Mais je nourrissais l’envie de dessiner un récit sur la Guerre civile espagnole. Je n’avais pas eu l’occasion de m’y atteler jusqu’alors. J’ai commencé Jonas Fink en réaction à la chute du Mur de Berlin. Et avant que je n’aie eu le temps de conclure cette histoire, un autre évènement majeur a eu lieu : le siège de Sarajevo, et plus globalement la guerre civile qui a miné la Yougoslavie. Cela m’a rappelé un autre siège, peut-être plus sanglant, qui était celui de Madrid. Je me senti obligé d’aborder ce sujet. Même si je savais que cela allait m’occuper pendant six ans ! J’ai besoin qu’il se passe quelque chose dans le monde pour être poussé à aborder un sujet.
Mais je vous rassure, mon prochain album sera sûrement le dernier tome de Jonas Fink. J’ai beaucoup d’idées pour la suite de Max Fridman. J’attends de voir quel sera le climat géopolitique à ce moment là pour sélectionner celui que j’aborderai !

Extrait de Max Fridman T5
(c) Giardino & Glénat.

Les albums de Jonas Fink me semblent plus simples et lisibles que ceux de Max Fridman. Sans doute parce que Jonas découvre et s’intéresse au contexte politique au fur à mesure de sa croissance, et des évènements qu’il endure. Fridman, lui, agit dans un climat politique donné…

J’ai toujours souhaité être le plus limpide possible. Mais je vois une autre explication au fait que vous ayez plus de difficulté avec Max Fridman. En vous voyant, je devine que vous avez découvert Jonas Fink durant votre adolescence. Vous vous êtes donc identifié à lui. Max Fridman a dépassé la quarantaine, et il est difficile pour un jeune homme d’avoir ce type de relation avec ce personnage. Max Fridman aborde notamment les relations entre un père et sa fille. De ce fait, cette série est plus appréciée par un public plus âgé.
D’un autre côté, je suis heureux que vous me disiez que Jonas Fink est plus lisible. Cette série est remplie de citations littéraires. Je ne les ai évidement pas insérées pour prouver que j’ai lu de nombreux livres (Rires).À mon sens l’opposition dans les pays de l’Est, pendant la Guerre froide, a été plus littéraire que politique ! Souvent les grands opposants dans ces pays étaient des romanciers ou des philosophes. Grâce à la culture, les habitants des pays de l’Est découvraient qu’il y avait d’autres manières de vivre. Ces pays totalitaires essayaient de leur faire croire qu’il n’en existait qu’une seule ! Quand nous avons autant de liberté que nous, Européens, il est très difficile d’imaginer cela. Mais pour ceux qui vivent dans une dictature, la littérature et la culture jouent un grand rôle !

Extrait de Max Fridman T5
(c) Giardino & Glénat.

Assez bizarrement, vous n’avez jamais parlé de votre propre pays dans votre œuvre. Or, celui-ci a vécu les affres du régime fasciste de Mussolini et plus tard les "Brigades rouges"… Pourquoi ?

Nous possédons des documents historiques fiables concernant le fascisme en Italie, et plus spécifiquement sur l’ère Mussolini. Ce sujet fait partie de mes options pour Max Fridman.
Les évènements qui ont endeuillés l’Italie durant la période concernant les Brigades rouges m’intéressent beaucoup. Peut-être même plus que ceux de la Deuxième Guerre mondiale. Mais nous n’avons pas la possibilité de connaître tous les tenants et aboutissants de cette époque. Les archives de l’État, qui concernent les « Brigades Rouges », sont sous scellés. Elles ne peuvent pas être consultées par les chercheurs et les historiens. Or, de nombreuses interrogations persistent. Que contenaient la mallette d’Aldo Moro, le chef de file de la Démocratie Chrétienne, qui a été enlevé et assassiné par les « Brigades » ? Il avait, comme toute personnalité politique de premier plan, accès à des documents confidentiels et importants. Sa mallette n’a jamais officiellement été retrouvée, que cela soit par la police ou les services Secrets. On soupçonne que celle-ci a bien été récupérée officieusement par l’un ou l’autre organe. Quelles informations contenaient cette mallette ? Étaient-elles de nature à classer cette affaire « secret défense » pendant cinquante ans ?
Je n’ai pas envie de traiter ce sujet pour une deuxième raison : les intervenants sont toujours vivants. Par respect pour les victimes, ou leurs proches, je ne souhaite pas me servir de cette période troublée pour une fiction… Je pourrais en faire un documentaire dessiné, en relatant les faits qui me seraient racontés par des témoins. Mais j’estime que c’est plus le rôle d’un journaliste que d’un auteur d’avoir cette optique.

Extrait de Max Fridman T5
(c) Giardino & Glénat.

Max Fridman et Jonas Fink sont tous les deux juifs. Pourquoi ?

C’est un point qui est très important pour moi ! Aborder ce thème à travers mes personnages me permettait de mieux comprendre l’identité juive.
Mon épouse est juive, et de facto, mes filles le sont également. Les lois juives mentionnent que tout enfant né d’une mère juive devient un enfant d’Israël. Les Juifs sont l’exemple même de la minorité persécutée au travers les siècles. Aujourd’hui, on parle énormément des étrangers martyrisés qui viennent vivre dans nos pays. Ils arrivent souvent de manière illégale. On les trouve différents, et on recherche des alibis pour marquer cette distinction. C’est ridicule. Les Juifs européens n’avaient - et n’ont toujours d’ailleurs- aucune différence avec les non-Juifs.
J’habite à Bologne, en Italie. On me demande souvent si je connais des juifs. De temps en temps, je réponds dans le flou d’une manière un peu amusée pour tester mon interlocuteur. Et puis la conversation dérive vers telle ou telle personne. Et lorsque je dis à mon interlocuteur que cette personne est juive, il me répond : « Mais non … Il est juif ? Ce n’est pas possible. Il est tout à fait normal ! » (rires). Un Juif est un homme comme un autre. On a persécuté, au fil des siècles, des juifs qui n’avaient aucune différence ! Aujourd’hui encore, en Pologne par exemple, il y a encore un sentiment antisémite qui flotte dans certains milieux. C’est aberrant qu’ils n’aient pas retenu certaines leçons de l’histoire.
Le judaïsme de Fridman me sert à lui donner un rôle de témoin privilégié. Les Juifs ont été au cœur de tous les évènements dramatiques de cette époque.

Vittorio Giardino en tournée en Belgique
(c) Nicolas Anspach

La série Max Fridman pourrait-elle se conclure par l’évocation de la création de l’État d’Israël ?

C’est une question que je ne m’étais pas posée avant l’an dernier. Je me suis rendu pour la première fois en Israël durant l’été 2007. J’envisage d’aborder ce sujet un jour. Mais, à priori, mon récit précèderait la naissance d’Israël. Il y avait déjà des colonies juives là-bas avant la Seconde Guerre mondiale…
Lors de mon voyage, j’ai vu une réalité que je n’aurais pas soupçonnée auparavant : les peuples juifs et arabes sont mélangés du point de vue géographique. Quinze kilomètres séparent Jérusalem de Ramallah, la ville où les Autorités Palestiniennes ont leur quartier général ! Bethléem est encore plus proche de la capitale israélienne. Ces deux peuples sont fortement imbriqués …

Une dédicace pour "Little Ego"
(c) Giardino

Quelles sont les autres thématiques que vous aimeriez traiter dans Max Fridman ?

Ah ! Vous voulez d’autres suggestions pour Max Fridman ? J’ai de nombreux sujets en attente : J’ai envie de traiter les six premiers mois de la Deuxième Guerre mondiale, en France. Une autre idée de récit : Max Fridman est aux Pays-Bas lorsque ce pays était occupé par les nazis. Un autre thème qui m’est particulièrement cher : ma ville, Bologne. J’ai envie de raconter sa libération. La ville a officiellement été libérée par le maquis et la huitième armée anglaise. Mais en réalité, ce sont les Polonais et les brigades hébraïques qui sont rentrés les premiers dans Bologne. La plupart des villes ont été libérées par d’autres personnes qui étaient placés en première ligne : Indiens, Australiens, Canadiens, etc. Et l’histoire ne retient que les Américains et les Anglais…
A côté de chez moi, à Bologne, il y a un cimetière où reposent des soldats polonais. Il a été abandonné pendant des décennies. Après l’effondrement du bloc de l’Est, on a vu débarquer des cars entiers de Polonais. Ils venaient retrouver la trace de leurs proches, et entretenir les tombes. Pendant des décennies, ma ville les a oubliés ! Il m’est important d’en parler. Fridman sera un témoin dans cette histoire. En fait, il est plus témoin que protagoniste.
J’ai beaucoup d’idées qui traitent de la Seconde Guerre mondiale. Je suis malheureusement certain que je n’aurais pas le temps de les mener à bien. Je n’arriverai probablement pas aux années ’50. Dans mon esprit, Max Fridman sera toujours vivant. Mais ses aventures s’arrêteront avant...

(c) Giardino

(par Nicolas Anspach)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Lire aussi notre article : "Vittorio Giardino, l’homme tranquille" (Mars 1996)

Photos (c) Nicolas Anspach

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Merci à Christian Crickx de la "Main Blanche" pour avoir permis cette rencontre.

 
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