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Will Eisner, créateur de rêve(s)

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 28 juin 2021                      Lien  
Pourquoi Will Eisner est-il un classique immuable ? Parce qu’il est l’homme qui, dans les années 1930, a mis le pied à l’étrier de quelques-uns des plus grands auteurs du comic-book, de son camarade de classe Bob Kane au jeune Joe Kubert ? Parce qu’il créa dès 1940 l’un des premiers anti-super-héros, "The Spirit" et parce qu’il décida, contrairement à ses collègues, à ne jamais céder ses droits aux « Companies » ? Parce qu’à l’âge où les créateurs partent en retraite, il cristallisa le concept de « roman graphique » et livra ses ultimes chefs d’œuvre ? Parce que ce grand pédagogue a eu une telle influence sur le métier que de son vivant, on créa un Eisner Award qui est la distinction la plus convoitée de la profession ? Pour tout cela, oui. Mais aussi parce que c’est un dessinateur fabuleux et un incroyable narrateur. Les éditions Delcourt viennent de publier la quatrième et dernière intégrale de ses romans graphiques : « Itinéraires d’un rêveur », un volume qui devrait finir de convaincre tout sceptique.

J’ai eu la chance de connaître Will Eisner. Peut-être est-ce pour cela que je perçois davantage que la plupart de ses lecteurs francophones sa vive intelligence, sa générosité, son profond altruisme et l’humanisme dont il faisait preuve à chaque instant. Le prétexte de se rapprocher de lui avait été la publication en yiddish d’Un Pacte avec Dieu, en 1984. Chez Magic Strip, nous venions de publier Bob Fish Detektief, la version bruxelloise du Bob Fish d’Yves Chaland. Nous en avions vendu 25 000 exemplaires, soit quatre fois plus que l’édition française aux Humanoïdes Associés.

L’idée était de refaire le même coup avec l’ouvrage d’Eisner. Kees Kouzemaker de la librairie Lambiek à Amsterdam avec qui nous étions associés dans cette entreprise, prit le lead sur cette affaire : l’idée était d’être publié là où avait été imprimée, au XVIe siècle, la première Bible hébraïque en Europe, à Amsterdam. Ce sont des yiddishistes hollandais qui firent la traduction et la correction. Kees et nous, nous nous partagions le tirage. Deux fois mille exemplaires, si je me souviens bien, en deux versions : une en lettres hébraïques, une autre en lettres romaines. Entre Israël, New York et l’Argentine, notre tirage devait partir vite, pensions-nous. Que nenni ! Erreur de marketing : les jeunes juifs, amateurs potentiels de bande dessinée, ne lisaient pas le yiddish ; quand aux vieux juifs qui le pratiquaient, ils n’avaient jamais ouvert une bande dessinée de leur vie ! Nous avons mis plus de dix ans à écouler une édition aujourd’hui collector.

Will Eisner, créateur de rêve(s)

Mais cet épisode nous a permis d’inviter Will Eisner à Bruxelles, au Centre Culturel Laïc Juif de Saint-Gilles. C’était une joyeuse fête, ma mère et ma tante avaient fait office de traiteurs et ce lancement avait beaucoup amusé le créateur du Spirit. On en parlait chaque fois que Will venait à Angoulême, tous les deux ans, où il était membre de l’Académie des Grands Prix (il donnait sa voix à Mézières les années où il était absent) ou lorsque nous nous voyions à San Diego. Il prenait à chaque fois des nouvelles de ma famille, comme si c’était la sienne. Je lui demandais où était Ann, son épouse : il la laissait faire du shopping à Paris quand il était à Angoulême. Voilà mon rapport à Will.

Invitations au voyage

Ce recueil que vient de publier Delcourt, quatrième intégrale de ses romans graphiques, reprend trois de ses titres majeurs : Le Rêveur, Au Cœur de la tempête, et L’Appel de l’espace. Ils me touchent particulièrement parce qu’ils sont probablement les plus intimes de Will. Ils se résument à cette sentence qui figure dans Au Cœur de la tempête (P. 306 du recueil) et qui reflète parfaitement sa philosophie : « La vie est un voyage d’ici à là-bas. »

La première histoire raconte les débuts du dessinateur Will Eisner dans l’industrie du comic-book : comment quelques dessinateurs sous-payés, juifs pour la plupart, qui, à l’imitation des ateliers de confection de leurs parents, avaient créé le premier comic shop de l’histoire au milieu des années 1930 et lancé une industrie qui domine encore aujourd’hui l’imaginaire étasunien.

Pédagogue, principalement par volonté de redonner vie aux fondateurs de l’industrie à une époque où cela intéressait peu de gens, Eisner simplifia l’histoire pour des questions de narration et éviter d’entrer trop dans les détails. Il change dans son récit la plupart des noms (un appareil de notes signé Dennis Kitchen en donne les clés en fin de chapitre).

Je me souviens de Joe Kubert, alors que nous regardions ensemble les originaux de cette histoire dans l’exposition De Superman au Chat du rabbin au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme (2007) [1], haussant les épaules : « - C’était pas comme cela  ! » me disait-il le sourire en coin.

Bien sûr que la situation était plus âpre dans la réalité et qu’Eisner, dans sa volonté de ne choquer personne, de toujours trouver le compromis dans un esprit de concorde, avait adouci le sujet. Mais cette histoire restitue bien néanmoins et les faits, et la philosophie d’Eisner du point de vue du créateur : la nécessité de positiver quelle que soit la situation, pour faire œuvre, pour mieux profiter du voyage que nous évoquions tout à l’heure.

Au Cœur de la tempête est sans doute à ce titre l’épisode le plus fort de ce recueil. Le procédé narratif est simplement éblouissant. Nous sommes dans un train qui mène Willie Eisner à son affectation militaire pendant la Seconde Guerre mondiale. Le dessinateur qui vient de quitter son job pour la conscription, passe tout le voyage à rêvasser en regardant par la fenêtre. Sa jeunesse en plein milieu de la Grande Dépression, la figure de ses parents, ses origines sociales, la difficulté pour tous les juifs, immigrés ou enfant d’immigrés, de se faire une place dans le rêve américain, tout cela défile à travers la vitre du wagon. C’est éloquent et puissant comme du Philip Roth et la rêverie se dissipe une fois le voyage terminé. Un petit chef d’œuvre.


Le rêve comme instrument de puissance

Eisner montre dans la dernière histoire, L’Appel de l’espace, comment un simple rêve : celui de pouvoir dialoguer avec des êtres de l’espace, peut prendre des dimensions rocambolesques, suscitant rivalités et ambitions jusqu’au meurtre, mobilisant les états, les conduisant au bord de guerres titanesques par simple volonté de puissance. Cela donne un thriller époustouflant aux nombreux rebondissements.

Avec, au final, cette conclusion tant eisnérienne que socratique : rêver peut constituer la meilleure et la pire des choses.

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782413027966

Itinéraires d’un rêveur - Par Will Eisner - Intégrale (Vol. 4) - Ed. Delcourt

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