Willem et Reiser commencent à être connus des lecteurs, mais ceux qui ne lisent pas l’Hebdo les ignorent encore, pour plusieurs années. Nous sommes en 1971. Ce sont des jeunes, Willem a 31 ans, Reiser 29, moi je suis plus que débutant, je n’ai fait que quelques articles dans la page des jeunes de Sud-Ouest, ‘’17-24’’ (où débute aussi une certaine Maryse Bachère qui épousera plus tard… Wolinski, le monde est petit).
Je ne sais plus comment j’ai pu rencontrer Willem, par l’intermédiaire de qui. Quoi qu’il en soit, j’ai pu réaliser sa première interview française dans le prozine de mon ami Jean-Pierre Turmel, One Shot (bien nommé, il n’y aura pas de n° 2). Elle paraît telle que tapée à la machine. Willem a mis des dessins minuscules dans les trous laissés par les fins de phrases. Directement sur l’original, qu’est-ce que vous croyez, l’ordinateur, la photocopieuse, tout cela n’existe pas encore, y a encore des ptérodactyles qui volent dehors.
Cette page originale, je l’ai gardée, puis découpée pour conserver les dessins tout petits, que j’ai collés sur une feuille de papier machine avec une colle pourrie qui est passée au travers et voilà les originaux foutus, y a des gens qui mériteraient le poteau d’exécution. Donc, je connais Willem.
Je vis alors à Bordeaux où je suis censé faire des études nulles professées par des profs nuls (je n’ai hélas eu Jacques Ellul que pour un seul cours), et où je m’essaie à l’écriture, au théâtre, au cinéma et au dessin (pour lequel je n’ai absolument aucun talent). Il existe alors dans cette ville que je n’aime pas un festival génial et avant-gardiste, Sigma, dirigé par Roger Lafosse. Grâce à ce festival annuel, nous avons découvert avant tout le monde en Europe le Living theatre, le Bread & Puppett, le cinéma Underground et tout ce qui compte vraiment. Je propose à Roger Lafosse une expo Willem. Il est OK. J’en cause à Willem, qui m’explique dans son français parlé « comme une vache espagnol » que ça lui fait peur une expo tout seul. Il veut bien, mais avec un autre. Mais qui ? Je ne connais personne, moi. Il suggère : « Reiser ? ». Bon, j’ai réussi à convaincre Dieu, maintenant il veut Bouddha avec.
Je rencontre donc Reiser, très gentil. Lui aussi est réticent. Il n’a jamais exposé. Mais la présence de Willem le rassure et il dit oui. Moi je dis ouah !
Je m’y suis pris un peu tard, le festival était bouclé, mais Lafosse (ai-je dit que c’était un grand monsieur ?) me propose le long couloir du CNP, un cinéma très connu qui s’est transformé, sous l’influence de cette époque géniale, en Cinéma National Populaire, à l‘image du TNP. On fait ça.
Tout le monde se fiche des originaux en ce temps-là. En tout cas, il ne viendrait à l’idée de personne de les exposer, faudrait que les dessinateurs les retrouvent, et puis ils sont sur des papier médiocres, de petite taille, illisibles sur un mur. Je dois les faire reproduire. Ce sont des proofs photo. Je vous l’ai dit : ni photocopieuse, ni scan, ni imprimante, juste des mammouths qui paissent sur la pelouse.
Le vernissage a lieu dans le cinéma. Y a la foule, les copains, les lecteurs, ça a été annoncé dans l’Hebdo. Je fais la connaissance de Medi Holtrop, la jeune épouse norvégienne de Willem, dont nous ne découvrirons les dessins que très longtemps plus tard. L’ambiance est soixante-huitarde. Reiser et Willem ont sorti leurs gros feutres et commencent à dessiner, les murs ont laissé beaucoup de place entre les repros photo grand format. Le couloir du ciné devient vite une fresque délirante, pleine de dessins cochons et hilarants. La foule exulte, photographie.
Il semble que les patrons du ciné apprécient moins. En effet, dès les quelques jours d’expo terminés, ils s’empressent de tout faire repeindre, affolés par ce que leur clientèle pourrait voir ! Nous sommes à Bordeaux, ville où les mots « grande bourgeoisie », conservateurs », « bien-pensants » ne sont pas une insulte.
J’imagine : dans quelques siècles, des archéologues du futur, je veux dire après la disparition des dinosaures, dans les ruines de Bordeaux qu’ils explorent comme une nouvelle Pompéi, retrouvent ce qui reste du mur et le grattent. Le lendemain, toute la presse annoncera l’événement : on aurait retrouvé une fresque inconnue des deux plus grands artistes du XXe siècle, Reiser et Willem. On la restaurera et on la réexposera en se demandant ce qu’ils étaient venus foutre là alors que leur journal était à Paris, à une époque où le cheval n’était pas inventé.
Voilà, c’était histoire de montrer, chers petits lecteurs et lectrices, qu’il ne faut vous laisser guider que par votre goût personnel et ne jamais vous soucier du succès. J’ai eu la chance ainsi d’organiser la première expo de Reiser (bientôt 40 ans que tu nous manques) et de Willem (bonne retraite, l’ami) et sa première interview, alors que je n’avais pas encore commis le moindre livre, ce qui me rend fier comme un pou. Ce premier livre, je vais le faire peu après, c’était une bio de Reiser. Mais c’est une autre histoire pour une autre rubrique.
(par Yves FREMION)
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En médaillon : Yves Frémion - Photo : Sophie Vignault.
PS 1 : Suite à ma chronique sur l’expo-Willem-Reiser à Bordeaux en 1971, un gentil petit lecteur de cette région, Jean-Paul Gabilliet, nous envoie quelques documents que nous avons rajoutés dans l’article.
PS 2 : J’en profite pour dire que ma mémoire défaillante a commis une erreur. L’interview de Willem pour One Shot a été réalisée APRES l’expo et non avant, en 1973.
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