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Yami Shin ("Green Mechanic") : "Je voulais qu’on puisse découvrir à cœur ouvert chaque personnage, sans passer par de longs monologues sortis de nulle part"

Par Aurélien Pigeat le 21 août 2017                      Lien  
Yami Shin, jeune lauréate du premier Tremplin manga Ki-oon en 2015, présentait sa première série, "Green Mechanic", lors de la dernière édition de Japan Expo. Elle revient avec nous sur son parcours, le concours qu'elle a remporté ainsi que sur certains aspects de sa série.

Vous avez gagné le premier Tremplin Manga Ki-oon en 2015. Pouvez-vous nous présenter de quoi il s’agit et comment vous avez abordé ce concours ?

Yami Shin ("Green Mechanic") : "Je voulais qu'on puisse découvrir à cœur ouvert chaque personnage, sans passer par de longs monologues sortis de nulle part"
Revenge Reborn, le one-shot qui a permis à Yami Shin de remporter le Tremplin manga Ki-oon

Yami Shin : Il fallait envoyer 20 pages, sous forme d’un one-shot, sur un thème donné : la vengeance. Il y avait un délai raisonnable pour répondre au concours, quelque chose comme 6 mois. Mais personnellement je m’y suis prise très très tard et j’ai dû tout boucler en un mois. J’avais mon travail de vendeuse avant, ce qui rendait les choses compliquées. Mais surtout je n’avais pas assez confiance en moi et je ne pensais pas du tout pouvoir être sélectionnée. Et ce n’est qu’un mois avant la date limite que j’ai eu un déclic… lié au fait que j’ai été renvoyée de mon travail ! Là, je me suis dit qu’ayant un peu de temps devant moi, je pouvais me lancer. Ça m’a permis de me remettre à la BD, après une petite pause, dans la mesure où auparavant j’en faisais en amateur. Par la suite j’ai reçu le mail m’annonçant que j’étais sélectionnée pour faire partie des 10 finalistes. Puis il y a eu un vote du public qui a réduit la liste à cinq finalistes dont le classement a été enfin établi par trois mangakas [1].

Après la victoire, j’ai été un peu prise de court. Il fallait rapidement présenter un projet de série à l’éditeur, mais comme j’avais abordé le concours sans réellement penser que je pouvais le gagner, je n’avais pas du tout anticipé cela et je n’avais pas de projet à soumettre. Car il ne s’agissait pas de reprendre le one-shot, qui à mes yeux se suffisait complètement à lui-même dans ce format, en l’étoffant. En plus, ce n’était pas ça que j’avais envie de raconter. Mais j’aimais bien les personnages, notamment la relation d’un mécha avec une fille. Du coup je me suis dit « pourquoi je ne récupérerais pas ça ? ». Je me suis donc lancée dans la construction d’un autre univers autour de ça. C’est ce que j’ai soumis, même si cette première ébauche était très loin de ce à quoi on a abouti. Mais à force de travail et de corrections, on est arrivé à Green Mechanic.

Quelles ont été les étapes de travail de ce long processus et comment se sont organisés les échanges avec Ahmed Agne, votre éditeur ?

Extrait d’un résumé de sa Japan Expo, en cinq planches, par Yami Shin, publié sur Facebook. On y voit Ahmed Agne, des éditions Ki-oon

Yami Shin : Le processus d’élaboration a été très souple au final et j’ai eu beaucoup de liberté durant toute cette phase. Je suis quelqu’un qui sait assez bien se gérer toute seule. Je sais combien de temps il me faut pour produire un chapitre par exemple. Mais il y a eu beaucoup d’échanges sur certaines étapes, notamment celle du synopsis des chapitres, que j’envoie à Ahmed. Je travaille d’ailleurs complètement chapitre par chapitre, pour toutes les étapes. Après le synopsis, j’envoie le scénario avec dialogues, puis le storyboard dessiné, avec les bulles. Et pour finir, c’est l’encrage. J’envoie alors l’ensemble des planches du chapitre pour validation finale. En règle générale, il n’y a rien ou presque à retoucher, même si j’ai encore la possibilité moi de changer des petites choses lorsque j’arrive à la fin du volume.

En fait, c’est surtout lors du premier chapitre qu’il y a eu des réglages à effectuer. J’étais partie dans l’idée de travailler vite, sur un rythme un peu calqué sur celui des mangakas japonais. Mais en rendant mon travail vite, je me suis aperçue qu’il y manquait des choses. En l’occurrence, dans le chapitre 1, il y avait beaucoup de cases ou il manquait des décors, et du coup ça faisait très vide. Là, Ahmed m’a demandé de rajouter des décors pour ne pas laisser cette impression de vide. C’est là que je me suis dit que je ne pouvais pas travailler trop vite sinon ça allait faire bâclé. J’ai donc ajouté des décors et dès le chapitre 2 j’ai décidé de prendre un peu plus de temps pour le dessin et depuis je n’ai plus eu vraiment de remarques éditoriales de ce type. À présent, ça correspond plutôt à des idées proposées, à des suggestions.

Une magnifique planche couleur présentant les deux héros
© Yami Shin / Ki-oon

Quel est à présent votre rythme de travail, pour un chapitre ?

Couverture du tome 1 de Green Mechanic

Yami Shin : Ça va dépendre des chapitres en fait. Car je me mets des challenges au fur et à mesure de la réalisation du manga. Ainsi, je me force à essayer de mettre des choses que je ne sais absolument pas dessiner, ou pas très bien, pour travailler cet aspect et me former à dessiner cela. Par exemple les scènes d’action : je n’en avais jamais réalisé des comme cela avant le tome 1 ! C’est le cas aussi dans ma manière de découper les planches, en essayant de nouvelles compositions, afin de donner différents rythmes. Du coup, si je devais faire une moyenne, je dirais qu’un chapitre correspond à un mois et une semaine de travail, parfois un peu plus, selon le nombre de pages du chapitre en question. Les chapitres de Green Mechanic font entre 30 et 35 pages. Ce qui correspond à 1 tome et demi par an, ou 3 tomes sur deux ans.

Avez-vous déjà prévu un nombre de volumes précis pour la série Green Mechanic ?

Le tome 2 est annoncé pour octobre prochain

Yami Shin : Dans mon projet initial, il ne devait y avoir que très peu de tomes : 2 seulement. Mais Ki-oon m’a dit que je pouvais prévoir plus long, que je pouvais songer à vraiment développer les personnages. Du coup, je suis repartie sur quelque chose d’un peu moins frustrant pour moi, et qui me laisse la possibilité de composer les chapitres en les rythmant correctement. Et je pense qu’on sera sur une demi-douzaine de volumes.

On a d’ailleurs l’impression que beaucoup d’éléments sont donnés directement au début du manga, qui auraient pu être amenés par des développements plus longs.

Yami Shin : C’est vrai. Et encore j’ai éliminé pas mal d’éléments que je comptais livrer dès le début. Mais quand je relis le chapitre 1, je me rends compte vraiment que je l’ai écrit et dessiné il y a maintenant déjà une année et demi. Je me dis qu’il y a des choses que j’aurais pu faire différemment. Maintenant, je prends davantage le temps pour poser et développer les choses. Je m’aperçois que les débuts d’histoire, c’est toujours très compliqué : il faut réussir à accrocher le lecteur, sans le noyer sous un torrent d’informations. C’est ça qui était compliqué : le fait d’arriver dans un univers qui était différent, avec des robots et des monstres, dont on découvre petit à petit qu’ils ne sont pas forcément méchants. Ça fait beaucoup à encaisser et j’ai eu tendance à prendre le lecteur par la main pour le faire rentrer dans mon manga. À présent, maintenant que j’ai le sentiment d’avoir bien posé les bases, plus ça avance, plus j’ai l’impression de pouvoir progresser en douceur. Par exemple, dans le tome 2, la ville est un peu plus développée, et il y a des choses que je voulais initialement mettre dans le tome 1 et j’ai déplacées dans le 2 justement pour ne pas saturer le premier.

Reborn, un robot capable de prendre n’importe quelle apparence
© Yami Shin / Ki-oon
On voit sur cette planche le travail sur le gris effectué par Yami Shin
© Yami Shin / Ki-oon

Vous avez pratiqué le manga en tant qu’« amateur » auparavant. Mais quel a été votre parcours avant d’arriver au Tremplin manga Ki-oon et avez-vous suivi une formation liée à la bande dessinée ?

Yami Shin : Comme je suis Suisse, mon parcours ne va pas tout à fait vous parler, mais en gros, en termes de formation, je ne dois pas être un exemple ! J’ai juste fait l’école obligatoire [2], car je n’ai pas réussi l’examen final. J’ai tout de suite travaillé, et à un moment donné je me suis arrêtée pour faire une école d’art, spécialisée dans l’illustration de BD. Mais ce ne fut pas une très bonne expérience : l’école coûtait beaucoup trop cher et je n’y pas vraiment appris grand-chose. Du coup, je me suis dit qu’il fallait que j’entre vraiment dans la vie active et je suis devenue vendeuse, d’abord de chaussures, puis de vêtements de prêt-à-porter. Mais à côté je faisais du fanzinat, ce qui me donnait le moyen d’assouvir ma passion du dessin. Mais je n’envisageais pas cela autrement que comme une passion. Et puis c’était un moyen de sortir de ma routine et de partager des choses, de raconter des histoires. Et je venais d’ailleurs à Japan Expo le diffuser. Mais concernant le monde de l’édition, je me disais que je n’avais pas le niveau, que c’était vraiment au-dessus de mes capacités.

Pourtant, au niveau graphique, le travail me semble très abouti et maîtrisé : comment travaillez-vous, en particulier pour les effets que l’on voit dans les premières planches du volume ?

Yami Shin : Je travaille totalement en numérique, sur tablette graphique. Et pour ce qu’on voit par exemple au début du volume, il s’agit d’aplats de gris. Le but étant de donner un aspect aquarellé. C’est une technique que j’utilise pour les planches couleur, et que j’avais prolongé pour les premières planches du tome, avec le gris.

Du côté des personnages, les personnages féminins enfilent des combinaisons moulantes lors des scènes d’action. Est-ce une manière de lorgner du côté du fan-service que l’on retrouve fréquemment dans le manga ?

Arrivée de Setsuna, en tenue de combat
© Yami Shin / Ki-oon

Yami Shin : En fait, j’avais surtout envie de me faire plaisir personnellement ! Même si c’est vrai que parfois j’ai aussi ce réflexe de trouver que les filles sont montrées de manière trop sexy, en dessinant, j’avais envie de faire des tenues qui mettent en valeur les formes de mes héroïnes. En plus, concernant Misha, on a quelque chose de particulier. Elle a indéniablement une grosse poitrine, mais c’est le personnage féminin le plus habillé. Ce qui fait qu’on découvre presque ses formes lorsqu’elle est en combinaison, comme si elle passait le reste du temps à masquer cela. Et pour Setsuna, c’est un peu pareil, puisqu’elle a un côté presque androgyne en temps normal, renforcé par le fait qu’elle est très plate ; mais lorsqu’elle porte sa tenue, on voit sa poitrine. En fait, personnellement, j’aimerais bien avoir une tenue qui me rajoute des formes, notamment de la poitrine. Je suis plate, mais comme tout le monde j’aime bien tricher, en portant des push-ups par exemple. Pour Setsuna, l’idée qu’elle pourrait avoir envie de tricher, avec sa tenue qui est liée à un pouvoir de morphing, qu’elle imagine donc elle-même, et bien ça m’amusait ! Et pour Misha, même si c’est bien ses vraies formes qui apparaissent, dans la mesure où le design de son armure vient directement de son imagination, là aussi je trouvais ça plutôt drôle de lui faire une tenue sexy alors qu’elle est très réservée. Comme si le fait de revêtir l’armure consistait en un moment d’extériorisation où elle assumait des envies habituellement intériorisées. Comme lorsqu’elle dit après son combat qu’elle a apprécié botter les fesses des Ersatz. Lorsqu’elle revêt son armure et qu’elle s’associe à Reborn, elle devient une sorte de Wonder Woman, ce qui lui procure un réel plaisir. Elle se sent forte physiquement et ça lui fait du bien, tout simplement.

Face aux Ersatz, le pouvoir d’empathie de Misha aura d’étonnantes conséquences
© Yami Shin / Ki-oon

Une des vraies originalités du manga réside dans le pouvoir d’empathie de Misha. Comment en êtes-vous venue à caractériser ainsi votre héroïne et quelle fonction donnez-vous à ce pouvoir dans le récit ?

Au coeur du récit, la relation entre la jeune fille empathique et le robot sans émotion
© Yami Shin / Ki-oon

Yami Shin : Pour le moment, le pouvoir de Misha sert essentiellement à faire d’elle un personnage qui aide à comprendre les autres. Quand on est avec des gens, on ne peut pas vraiment savoir ce qu’ils pensent ni ce qu’ils éprouvent comme émotions. Et je voulais qu’on puisse découvrir à cœur ouvert chaque personnage, sans passer par de longs monologues, sortis de nulle part, pour exprimer la souffrance de tel ou tel personnage. J’avais envie que Misha puisse énoncer qu’elle ressentait l’état émotionnel de ceux qu’elle accompagne, ou qu’elle puisse pleurer à la place d’un personnage incapable de pleurer par exemple. En règle générale, on ne se découvre pas, parce qu’on a peur de ce que l’autre va pouvoir penser de soi. Et on se construit des postures qui ne nous correspondent au fond pas vraiment. Misha c’est donc le personnage capable de montrer les faiblesses cachées des uns et des autres. Ce qui aura bien sûr une importance directe dans l’intrigue des Ersatz.

Du coup, cela dialogue directement avec la récupération que vous faites d’une thématique classique de la SF, celle des robots. Car chez vous, il y a des robots à apparence humaine et des humains qui revêtent des armures robotiques. Et Reborn, robot polymorphe ayant pris l’apparence de l’ami perdu de Misha, n’éprouve pas d’émotions ni de sentiments. Pourtant, il devient l’auxiliaire privilégié de Misha.

Yami Shin : Oui, car ce qui m’intéresse dans le motif du robot, et ce pour quoi j’ai décidé de construire mon récit avec celui-ci, c’est précisément l’acquisition des émotions par la machine. Après, je ne peux pas trop en parler sans risquer de dévoiler l’intrigue puisque ce sera au cœur de celle-ci. Mais on voit déjà des transferts à l’œuvre, notamment lorsque Misha « revêt » Reborn pour combattre, puisqu’elle change d’expression, de manière de parler ou d’agir. Pour le reste, ce serait en effet dommage que je n’explore pas ces voies, mais ça sera à découvrir dans les prochains volumes !

(par Aurélien Pigeat)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9791032701683

Lire la chronique du premier tome de Green Mechanic

Green Mechanic T1. Par Yami Shin. Ki-oon. 190 pages. Sortie le 8 juin 2017. 7,90 euros.

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[1Il s’agissait de Tetsuya Tsutsui (Prophecy, Poison City), Kaoru Mori (Emma, Bride Stories) et Etorouji Shiono (Übel Blatt), NDLR.

[2Qui s’arrête vers 15 ans en Suisse, NDLR.

 
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