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Yann : "Je vais désormais ne garder que les collaborations où j’ai du plaisir à rencontrer le dessinateur"

Par Nicolas Anspach Laurent Boileau le 10 février 2006                      Lien  
Avec plus de 100 albums à son actif, Yann est un scénariste prolifique. Il a un franc-parler à l'image de ses dialogues toujours aiguisés. Le festival d'Angoulême était un lieu idéal pour faire le point sur ses différents projets.

En tant que scénariste, que pensez-vous de l’intervention de Michel-Edouard Leclerc lors de la remise des prix d’Angoulême ?

Si je n’étais pas un "moignon" [1], j’applaudirais des deux mains, en disant "Bravo ! Enfin quelqu’un qui reconnaît l’intérêt des scénaristes !" Pour moi, la bande dessinée, c’est une histoire racontée en images. Il est vrai que la première accroche se fait sur le dessin et les couleurs. Il faut lire l’album pour se faire une idée du scénario. C’est dommage que les scénaristes ne soient pas bien estimés dans les médias. À partir du moment où j’ai la reconnaissance des éditeurs, je m’y retrouve sans problème.

Vous sentez-vous concerné par les prix d’Angoulême ?

J’en ai rien à foutre d’Angoulême et de ses prix. Ce qui est super, c’est le côté "fête" et rencontre à chaque cm² de terrain. En deux jours, j’ai rencontré trente dessinateurs que je ne vois jamais ! J’ai eu plein de rendez-vous qui vont déboucher sur des projets. Je revois les copains, c’est sympa !

Président du festival, cela vous tente ?

Pas vraiment. Quand on a un Grand Prix, ça sent un peu le côté vieux fauteuil, vieux papy. La momification, c’est mauvais signe. Je ne suis donc pas pressé.

Georges Wolinski appréciera ! [2](rires). Parlons de vos albums et notamment de votre série Les Éternels...

J’adore travailler avec Félix Meynet. Nous avons recentré la série pour en faire quelque chose de plus populaire.

Yann : "Je vais désormais ne garder que les collaborations où j'ai du plaisir à rencontrer le dessinateur"
extrait des Eternels
© Yann/Meynet/Dargaud

Pourtant vous situez votre récit dans un contexte géopolitique...

Si j’envoie mes personnages en Israël, il y faut montrer le contexte et le climat. À son époque, Hergé le faisait aussi. Mais il ne s’agit pas de prendre position, mais plutôt de montrer la situation actuelle. Quand j’ai développé mon histoire où je parle de la guerre des 6 Jours, j’étais obligé de montrer les Israéliens fonçant et triomphant. Historiquement, je ne peux pas faire autrement. Mais du coup, j’ai voulu mettre un point de vue palestinien pour "contrebalancer". Mais tout cela sans prise de position. L’éditeur a eu peur que ce soit interprété comme l’apologie des poseurs de bombes... Quand je lis Je suis Légion [3], je ne pense pas que les auteurs font l’apologie des nazis. Le lecteur est capable de décrypter.

Cela nécessite tout de même une certaine prudence...

À une époque où j’étais moins sensible à cela, j’avais mis dans La Patrouille des Libellules [4], juste pour le plaisir de faire un gag, un alignement de juifs en rajoutant "je ne veux voir qu’un seul nez !" À l’époque, j’avais trouvé cela drôle. En plus, Hardy avait forcé la note en faisant des caricatures. Avec le recul, je regrette ce gag et je pense que je suis allé trop loin. C’était maladroit de ma part. [5]

Quelle sera la prochaine destination des Éternels ?

Nous irons dans le nord du Québec. Quand j’y suis allé, j’ai été surpris du mépris que les Québécois avaient pour les Indiens. L’histoire évoquera donc ce schisme entre Canadiens et Indiens natifs.

Basil et Victoria
© Yann/Edith/Les humanos

Quels sont vos autres albums à paraître cette année ?

Nous avons relancé Basil et Victoria avec Edith. Nous avions un moment bifurqué vers une espèce d’exotisme, ce qui était un peu ridicule. Nous allons donc recentrer l’histoire sur l’époque victorienne.

Cette série a fait l’objet d’une adaptation en dessin animé à laquelle vous avez participé.

Orson et Olivia était à la fois une adaptation de Basil et Victoria et une nouvelle série. Nous avions donc eu toute latitude de faire ce que nous voulions et de changer ce qui n’allait pas. Mais le dessin animé ne m’intéresse pas, je préfère les albums.

Vous avez aussi une nouvelle série en cours avec Joël Parnotte...

Le premier album est fini depuis un an mais Joël devait terminer un Aquanaute avant de faire le tome deux. Et nous voulions sortir les deux premiers tomes en même temps. Je suis impatient car, à mon avis, cette série cartonnera. Le talent de Parnotte va vraiment éclater.

J’ai aussi une nouvelle série avec Hervé Nau à paraître chez Delcourt qui s’appellera Tiffany. C’est la première fois que je fais du "shonen", un scénario pour femmes. Il n’y a pas de violences, mais une femme aristocrate, relativement raffinée, qui enquête dans le milieu des "sang bleu". L’ambiance sera très feutrée. Nau a un dessin d’une élégance ! J’ai jamais vu ça...

extrait de "Yoni"
© Yann/Berthet/Dupuis

Yoni continuera ?

Non, ça s’arrête. Entre deux Pin-Up, Philippe Berthet a besoin de s’amuser à faire autre chose. Il m’avait donc demandé de lui proposer une histoire humoristique. J’ai donc écrit Yoni. Le projet n’a pas plu à Dargaud mais a séduit Dupuis. Malheureusement, l’éditeur l’a positionné comme une série réaliste. la couverture aurait dû être humoristique. Les lecteurs ont été déstabilisés car le contenu ne correspondait pas à ce qu’ils attendaient, c’est-à-dire à du Pin-Up...

C’est donc une erreur marketing ?

Non, j’y suis aussi pour quelque chose. Il faut savoir reconnaître ses erreurs. C’était un peu trop bancal. Mais les ventes du tome 2 ne sont pas mauvaises. Dupuis a insisté pour que nous fassions la suite. Mais, face à l’insuccès du tome 1 et les réactions du public, Berthet a préféré jeter l’éponge.

Comment allez-vous rebondir ?

Philippe Berthet cherchait toujours une série humoristique. Nous sommes partis des strips patriotiques de la première trilogie de Pin-Up et nous les avons développés. L’action se passe dans les bayous de Louisiane et l’héroïne découvre qu’elle possède un super-pouvoir : elle tue par un baiser. Raconté comme ça, c’est un peu tarte mais il faut le lire !

extrait de "Pin-Up" T9
© Yann/Berthet/Dargaud

Les cycles de Pin-Up sont très différents au niveau de la thématique. Pourquoi ?

Pin-Up était la première collaboration entre Berthet et moi. Nous avions prévu de réaliser trois albums et de passer à autre chose. Mais face au succès, nous avons décidé de continuer la série. Et plutôt que de faire une suite insipide, nous avons carrément changé de registre et nous sommes partis sur une histoire d’espionnage pour le deuxième cycle. Le public a été un peu déçu. Mais maintenant, nous avons définitivement reciblé Pin-Up sur une intrigue de type "polar".

Continuez-vous Tigresse Blanche ?

La série continue, mais sans moi. Je n’ai travaillé que sur le synopsis et Didier Conrad fera tout le reste.

Comment travaillez-vous avec vos dessinateurs ?

J’écris un synopsis précis que j’envoie au dessinateur. On organise une rencontre et je lui raconte de vive voix. Si sa pupille ne brille pas, je me dis qu’il dessinera mal l’histoire. Je revois donc ma copie et lui soumets une nouvelle version aménagée. Après, je découpe par séquence, le but étant toujours de le surprendre. Même s’il connaît le synopsis, il doit être surpris. Cela entretient son enthousiasme. C’est important pour moi, car j’ai besoin pour travailler de contacts et d’amitié. Je vais donc désormais ne garder que les collaborations où c’est un plaisir de rencontrer le dessinateur.

Vous avez un projet en commun avec Stephan Desberg. D’où est venue cette envie de travailler ensemble ?

J’en ai eu marre de travailler tout seul. J’ai essayé avec Tome, mais ça n’a pas marché. Avec Jean Léturgie non plus, car nous faisions la même chose, ce n’était pas enrichissant. Je cherchais donc quelqu’un de différent. J’ai alors pensé à Desberg et lui ai dit : "On choisit une histoire, on fait le synopsis, tu le découpes et je fais les dialogues". Comme c’est un ruminant, il lui a fallu un an pour se décider. Et puis bingo ! c’est parti !
J’ai aussi un autre projet avec Jean-Luc Sala [6]. J’ai flashé sur le petit côté jeunesse qui me plaisait bien. Là aussi, je ne m’occupe pas du découpage.

Vous n’avez pas peur de ne pas reconnaître votre histoire ?

Ma hantise, c’est de refaire les mêmes choses. C’est un syndrome qui me fait peur. Il faut savoir se renouveler. J’ai fait une centaine d’albums. Ce qui compte désormais pour moi, c’est d’avoir des collaborations agréables à vivre. Il faut une sympathie immédiate avec le dessinateur et un enthousiasme et des goûts communs pour entretenir cette sympathie. Denis Bodart, par exemple, est un mec sympa et talentueux mais son enthousiasme s’émoussait très vite. Après deux albums, il voulait toujours repartir sur autre chose. Moi, j’aime les longues séries.

Reverra-t-on un jour Yann au dessin ?

Définitivement non ! Je n’ai plus aucun plaisir à dessiner. Ces derniers temps, je suis exaspéré par tous ces scénaristes qui pondent une superbe histoire et qui tiennent absolument à la dessiner eux-mêmes, alors qu’ils ne savent pas dessiner, n’hésitant pas à la bouziller, uniquement pour flatter leur égo, (et se déclarer "Auteur complet" pour épater leur grand-mère), alors que dans le même temps, des hordes de dessinateurs bourrés de talent supplient les éditeurs de leur trouver de bons scénarios ! C’est pathétique...

(par Nicolas Anspach)

(par Laurent Boileau)

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Photo en médaillon : © L. Boileau

[1le terme fait référence à un propos de Boucq dans un petit reportage montré au moment de la cérémonie.

[2l’interview a été réalisée pendant le festival, avant que Lewis Trondheim ne soit nommé

[3De Fabien Nury et John Cassaday (Les Humanoïdes Associés).

[4Glénat

[5L’album a essuyé une plainte d’une organisation juive, à la suite de quoi Glénat a interrompu la série. NDLR

[6scénariste de Cross fire

 
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5 Messages :
  • J’adore l’affaire du "moignon" de François Boucq (qui, soit dit en passant, a dû faire vachement plaisir à Jodo). Sa justification à l’époque était que le terme de bande dessinée mettait "dessinée" en exergue. J’aimerais dire à François (qui est français), pour conforter Yann (Français également, nul n’est parfait) qu’en flamand, BD se dit "stripverhalen", c’est à dire "récits en bandes". Juste pour information. Et pour le gag.
    Jean Van Hamme

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    • Répondu par Jean-Claude Bartoll le 23 mars 2006 à  19:30 :

      Non, je ne parle pas de la direction de Dupuis mais du festival d’Angoulème !

      Je lance donc un appel au jury et à son nouveau président, Lewis Trondheim, de ne pas laisser une occasion pareille. Lui qui a un tel sens de l’humour et de (l’auto)dérision, je le verrais bien "jongler" avec cette dernière provocation lorsque son mandat expirera...

      Et, je suis sérieux car cela me ferait bien plaisir qu’un créateur pareil, un raconteur d’histoires patenté, un imagineur d’univers qui ont su être en phase avec le grand public soit enfin récompensé par ses pairs...

      Et, pour cela, il n’est nullement question de revenir sur la polèmique du "moignon" dont François Boucq s’est expliqué même si cette malheureuse phrase a laissé un "goût amer" a beaucoup de scénaristes.

      Bref, je lance un appel pour la création d’un comité de soutien à la candidature de Van Hamme à la présidence du jury du FIBD 2008.

      Fans de BD, à vous de dire...

      Bien amicalement.

      Jean-Claude Bartoll (également moign... non ! scénariste...)

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      • Répondu le 24 mars 2006 à  11:24 :

        Pitié, non !
        Je remercie Jean-Claude Bartoll de sa flatteuse proposition, mais je n’ai ni le profil ni l’envie d’enfiler des charentaises présidentielles.
        Pourtant, un scénariste président à Angoulême serait un aboutissement nécessaire. Je propose donc Yann, qui est français et qui a le talent, l’humour et le sens de la dérision indispensables pour assumer cette lourde charge honorifique. En outre, lui, il sera capable de dessiner l’affiche pour le salon de l’année
        suivante.
        Alors, tous derrière Yann ?
        Jean Van Hamme

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        • Répondu par Jean-Claude Bartoll le 25 mars 2006 à  12:45 :

          OK Jean !
          Excellente proposition même si ces "charentaises" vous les méritez amplement...
          Pour la nationalité, elle ne peut être un argument à retenir. Pour l’affiche, je suis certain que vous sauriez nous surprendre une fois de plus...
          Mais, je me range à votre avis et lançons la campagne : "Tous derrière Yann" !!!
          Amitiés à toutes et à tous.
          Jean-Claude Bartoll

          PS : Merci aux animateurs d’ActuaBD de nous fournir une pareille tribune et de relayer notre appel au jury du FIBD 2007...

          Répondre à ce message

    • Répondu par peter stuart le 28 mars 2006 à  14:38 :

      Apparement le grand jury ne veut pas remettre le grand prix d’Angoulème à un scénariste, comme certains les appellent à un manchot. Je pense donc qu’il est temps de poser la question différement, on pourrait la formuler ainsi :
      René Goscinny aurait-il mérité le grand prix d’Angoulème ?

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