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Yslaire : la bouleversante suite de "Sambre"

Par Charles-Louis Detournay le 10 décembre 2016                      Lien  
Trente ans après la publication du premier Sambre, Yslaire revient avec l'un des albums les plus forts de cette fin d'année. Avec nous, il analyse le destin de son héroine, au croisement des thématiques du XIXe siècle et de la prostitution.

En filigranes du premier tome de ce dernier cycle de Sambre, on ressent une tendance générationnelle à un retour à sa vraie nature. Bernard-Marie marche sur les traces de son père Bernard. Alors que Judith se retrouve dans un Paris assez miteux, en miroir de ce que Julie a pu traverser. Vouliez-vous marquer une différence sexuée dans cette perpétuation ?

Yslaire : la bouleversante suite de "Sambre"Non, je ne pratique pas de différence homme/femme dans la question du rituel générationnel. Dans Fleur de pavé, je suis effectivement le parcours des deux jumeaux, les enfants de Julie et Bernard. J’aime les concepts doubles, qui offrent une utilité plurielle, qui mélangent les sens. Ainsi, j’apprécie que le nom de Sambre veuille à la fois indiquer Sombre, Sang et Cendre. Ce sont des mots forts qui s’incrustent dans la mémoire et l’inconscient, de la même façon qu’un traumatisme psychologique est toujours une superposition de couches et d’explications. Et des messages contradictoires dans une seule et même situation nous impressionnent. J’aime les images contradictoires. Ou du moins qui comportent des sens différents.

Vous me disiez précédemment : « Les Destins ne sont pas forgés sur base d’un seul élément, ce n’est qu’une succession de couches qui donne chaque être que nous sommes. » Cette pluralité de sens, vous la placez donc tout autant dans le destin de vos personnages ? Tels que vous ressentez que nous sommes ?

Absolument, nous sommes des lasagnes psychologiques : trois types d’identités (intérieure, familiale, sociétale). Je possède donc à la fois le passé de mes ancêtres, mais je suis également victime de mon temps. Au-delà de l’aspect psychologique personnel, de la transmission des fautes des parents à leurs enfants et du besoin de résilience des enfants aux besoins, souffrances et manques de leurs parents, chaque génération est traversée par l’histoire de son « pays » : pas seulement les batailles, mais également les mouvements sociaux, les évolutions, et principalement celles de la famille dont le concept est fondamentalement remis en question lors du XXe siècle. Je suis persuadé que nous ne pouvons donc observer ou analyser notre époque qu’à travers notre prisme personnel et actuel. Le regard que nous portons sur l’Histoire demeure donc multi-couches. Même si des historiens tentent d’en donner une version définitive, il est important de garder à l’esprit que rien n’est simple.

Comment appliquez-vous cette pluralité de vision et de sens dans votre travail ?

Je suis en recherche d’une multiplicité de sens, tant au scénario qu’en dessin. À la fois pour maintenir une simplicité à l’échelle humaine : chaque être humain poursuit des objectifs de vie très simples, il aime, il a envie d’être aimé, etc. Mais sur cette base originelle et simple, des éléments bien plus complexes se combattent et viennent perturber la donne. La psychologie et la psychanalyse ont démontré la complexité des schémas qui nous meuvent, jusqu’à parfois fabriquer notre propre malheur. Le sujet est si vaste ! La littérature a d’ailleurs exploré ces thématiques depuis des siècles pour tenter de comprendre ou de donner du sens.

Votre étude de la psychanalyse vous a-t-elle été nécessaire pour affiner la vision de vos personnages, Freud notamment ?

J’avais déjà lu Freud lorsque j’étais jeune. Et grâce à ma femme, j’ai eu dans le même temps eu l’occasion de lire Lacant, d’autres mouvements ainsi que la remise en cause de la psychologie de manière générale. A mes yeux, Freud a surtout initié ce grand débat entre l’inné et l’acquis qui a secoué le XXe siècle et accouché des grandes théories. Le XXIe se pose d’autres questions. Dans cette dialectique, nous abordons déjà une synthèse où l’on revoit cette théorie en comprenant que l’inné et l’acquis se donnent la main, car les cellules ADN peuvent être modifiés par l’environnement utérin. Victime de mon temps, j’ai donc plongé dans la théorie de Freud, en tentant de comprendre comment l’éducation et l’acquis plus généralement nous influençaient. Puis, je me suis intéressé aux manques de Freud, des questions qu’il se posait lui-même, entre autres basé sur l’inconscient collectif qu’il était pourtant le premier à combattre en la personne de Jung.

Parrallèlement à la sortie du tome VII de Sambre, Yslaire s’est associée à Laurence Erlich, photographe, pour exposer leurs regards com-plices sur les coulisses intérieures de sa dernière création : photos de modèles et dessins d’atelier, illustrations lavis ou « photo-graphismes ».

Vous évoquez ces questions, entre autres dans XXe Ciel, mais vous avez dépassé ces schémas dans la suite de votre travail…

J’ai la faiblesse de penser que, dans Sambre, il y a une tentation d’un regard plus teinté de XXIe siècle qu’il n’y paraît à première vue. Même si j’essaye d’intégrer et de respecter l’idéologie du XIXe siècle, pour le peu que je l’appréhende et que l’on en connaisse. Comme dit Jean-Claude Carrière : « L’Histoire en dit plus sur le présent qui la raconte, que sur le passé. »

Après le bagne, l’isolement ainsi que la personne en confrontation au regard des autres, qui sont certaines des thématiques vous avez développées dans les tomes 5 et 6 de votre série-mère, ce nouveau cycle signe le retour à Paris, le point géographique focal de votre série. Et vous opposez à nouveau les différences qui se posent entre la bourgeoisie aisée et les plus basses couches de la population. Vouliez-vous développer l’importance de l’importance de la couche d’extraction de chaque individu dans sa construction personnelle ?

Au sein de Fleur de pavé, le premier tome de ce dernier cycle de Sambre, se retrouve une question fondamentale pour tous ceux qui s’intéressent à la psychologie ou la psychanalyse : comment vont évoluer deux jumeaux placés dès le début dans des milieux diamétralement opposés ? Tout en sachant que des phénomènes étranges sont liés à la gémellité, et qui restent difficilement explicables.

Tout en sachant que vos deux héros sont bien entendu de faux jumeaux…

Exact, et donc les phénomènes sont différents de vrais jumeaux, mais les jumeaux dizygotes me passionne plus que les monozygotes.

Une autre re-création signée Erlich-Yslaire

Parce qu’ils ont partagé cette proximité utérine sans avoir le même patrimoine génétique ? Et que dans votre cas, vous avez une vision féminine et masculine par les regards de vos deux héros ?

À mes yeux, ici se pose plus la question du XXIe siècle que du XXe. Avec le plus fort de la conjonction de l’inné et de l’acquis, le XXe plaçait dans le même environnement deux individus soi-disant identiques. Pour ma part, je suis plus attiré par la question qui domine le début de ce XXIe siècle : au-delà de l’inné et de l’acquis, la question de l’identité sexuelle se pose. Je n’ai donc pas joué uniquement sur la différence de milieu social, mais surtout sur la différence de sexe. Le tout est bien entendu contextualisé dans une époque, le XIXe, ce qui permet à la série Sambre de ne pas poser de questions trop frontales. Développer ces mêmes thématiques dans un récit contemporain engendreraient des réactions ou des préjugés liés à des idéologies actuelles. Le nez collé à la vitre de notre époque, il nous serait difficile de prendre du recul par rapport à une histoire métaphorique. Car je ne suis pas un scientifique ! J’expérimente juste des théories sous forme de mises-en-scène imaginaires. Et le décalage de l’Histoire me permet de maintenir cet aspect de représentation théâtrale.

Vous abordez effectivement des thèmes assez durs : la sexualité entre enfants pré-pubères, la pédophilie, le viol, etc. Et le décalage de l’époque place un filtre, une distance avec le lecteur ?

Oui, cette histoire en costume me permet de consacrer à l’essentiel à mes yeux, à savoir la question de l’identité. Mais le costume dépasse l’intérêt de l’aspect graphique pour évoquer une certaine condition sociale du XIXe, ou du moins ce que le lecteur en connait. Et donc, le lecteur peut se demander si Fleur de pavé pourrait être la fille de Baudelaire, dans tout ce qu’elle possède de sulfureux, cette recherche liée au sexe qui est omniprésente chez Baudelaire. Car il est aussi pour moi l’incarnation suprême d’un romantisme tel que je le conçois : pas du tout fleur bleue, mais cette recherche de la beauté, le mot bizarre comme il le disait, cette beauté étrange qui se distancie du politiquement correct.

Vous avez donc étudié les grandes figures du XIXe siècle pour mieux en saisir le quotidien ?

Et les façons de penser. Tout en avouant qu’au plus j’en apprends, au plus je me rends compte que je n’en maîtrise que peu de choses ! Un autre personnage qui m’a passionné dans cette étude des arcanes du XIXe est Parent du Châtelet, décédé en 1836. Il a commencé par réaliser une étude des égouts de Paris, avant de s’intéresser à la prostitution de manière très scientifique, car le parallèle entre les deux était évident selon lui. Et lors de mes lectures, je me suis rendu compte que ce parallèle avait été établi lors de grands travaux réalisés par Hausmann quelques années plus tard : vouloir nettoyer les bas-fonds de Paris pour y installer des égouts et les vider du vice, du chancre et de la débauche.

Derrière la dimension politique, il y avait une forme d’idéalisme social de meilleure qualité de vie : tous les hommes politiques de tous les temps n’ont pas été animés que par le profit ou le pouvoir. Malgré tout, l’âme du temps s’exprime, et ils sont obligés de composer avec ce que la majorité de la population souhaite, même si ce sont parfois des désirs inavoués. Bien sûr, les grands boulevards ont également été tracés pour amener plus facilement les canons et vaincre les révolutions. Et c’est d’ailleurs cette dernière raison qui est surtout mise en avant par les historiens, car les mauvaises intentions paraissent toujours plus crédibles que les bons, mais il y a également de bons sentiments qui participent à ces faits. Et j’ai envie de rappeler que ces bons sentiments créent parfois le pire !

Vous évoquez la prostitution, que vous mettez d’ailleurs en scène à la fin de cet album, avec votre jeune héroïne de treize ans. Ne craignez-vous pas de banaliser le propos ou de choquer votre lecteur ?

Sans revenir en détail sur la très dense étude de Parent du Châtelet, on peut remarquer qu’au XIXe, ce chemin de la prostitution est très implanté dans une frange de la population qui n’a plus de famille. S’intéresser au sujet n’est certes pas gratuit : il est bien entendu fantasmatique dans cette seconde partie du XIXe. Rappelons que ce règne des grandes horizontales a imposé des idées très conçues, y compris sur la position de la femme. Celle-ci a été par la suite celle que combattaient les féministes des années 1960, comme si cela avait été un concept authentique depuis le début de l’humanité. Je pense que c’est beaucoup plus complexe que cela, car la majorité de la population est paysanne avant la Révolution Française, et l’individualité n’existe pas comme nous le vivons. Nous projetons plus nos idées sur un monde où elles ne correspondent pas vraiment. Cette seconde moitié du XIXe pose donc un certain concept de la femme, ainsi qu’un cadre familial qui a alors été beaucoup théorisé par rapport au vécu des siècles précédents. Les éléments qui construisent notre idéologie actuelle partent de ce moment-là.

Au même moment où l’on commence à appréhender la folie, et donc la psychologie, on crée le refoulement sexuel au travers de la mode via sa normalisation. Non content d’engendrer un peu plus tard la psychanalyse, ce refoulement sexuel crée un besoin de prostitution, qu’il va falloir réglementer selon les idiologies de l’époque. Et plus je me penche sur le sujet, plus je me dis que personne ne pourrait affirmer que le milieu de la prostitution de l’époque est pire que l’actuel. Leurs questions étaient tout aussi complexes que les nôtres, et tout aussi insolubles.

Vous semblez avoir été étudié le sujet de la prostitution très en profondeur ?

La prostitution est le miroir de son époque. Au XIXe, elle est très présente, et à la fois très cachée. La réglementation est très forte, mais la condition de la prostituée est vaste : au sein des maisons closes, certaines filles font plus de cent passes par jour, ce qui est monstrueux, alors que d’autres filles ont font deux ou trois par jour. C’est un tout autre cas de figure, on pourrait presque se dire que c’est la femme qui choisit. Puis ce ne sont jamais des hommes qui dirigent ces maisons closes, mais des femmes… Ce système est bien plus complexe qu’il n’y paraît, on ne peut stigmatiser. Mais on peut se demander comment une société trouve son équilibre, avec d’un côté ses valeurs morales, et cette réalité de l’autre, cette bête qui se réveille et vous fait souffrir là où vous voudriez être le plus sain. J’essaye de comprendre ce milieu, et cela me passionne.

Au point d’y faire évoluer votre héroïne, Judith, cette Fleur de pavé née des amours de Bernard et Julie ?! Quelle est votre relation à votre personnage, qui paraît sûre d’elle et très mature dès son jeune âge, tout en cultivant une part d’insouciance ?

C’est parce que le sujet me passionne que j’y fais évoluer cette petite fille, un personnage qui m’a habité et que j’aime profondément. Ce petit démon tellement séduisant pose des question éternelles : pourquoi a-t-elle le besoin de plaire au monde entier ? Sans doute parce qu’il lui a manqué l’amour d’un père et d’une mère ? Mais elle ne s’en pose pas la question ; elle vit le moment présent, affichant une forme de modernité : je veux le bonheur, tout et tout de suite, je consomme, et tant pis pour les autres. On pourrait mettre cela sur le compte de son instinct de survie, mais cela va plus loin : elle veut vivre pleinement, avant tout. À mes yeux, ce n’est pas Cosette. Loin d’être une victime, elle s’est adaptée. Et il faut se détacher de la jeune fille instrumentalisée par un profiteur : c’est une vision inculquée par les idéologies de l’époque, qu’il faut dépasser. La prostitution est plus complexe que cela, et l’éternel féminin pose des questions plus profondes que de réduire la femme à un rôle de victime.

Certains lecteurs pourraient mal interpréter votre positionnement, alors que vous désirez juste dépasser ces idées préconçues ?!

Voilà justement le cheminement de cette trilogie qui clôt la série Sambre : je ne veux pas que Judith devienne un fantasme ! Ni le fantasme de la victime dont les féministes rêvent ; ni l’inverse à l’image de ces livres complaisants à propos de grandes courtisanes qui auraient si bien réussies, donnant une image presque romantique de la jeune fille qui a le monde à ses pieds, et qui finit dans la misère. Je cherche autre chose, car Judith est plus qu’un personnage, c’est une vraie personne, dans son sens imagé bien entendu.

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Photo en médaillon : Charles-Louis Detournay

 
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2 Messages :
  • Yslaire : la bouleversante suite de "Sambre"
    11 décembre 2016 08:34, par jpa

    merci pour ce très riche entretien.
    Au second paragraphe de la réponse à la onzième question, le fantôme de Lacan a-t-il soufflé le mot "idiologie" à Bernard Hislaire, ou s’agit-il d’une faute de frappe du journaliste ?
    Dans ce dernier cas, s’il vous plaît, ne la corrigez pas, le mot donne tellement à réfléchir.

    Répondre à ce message

    • Répondu par Charles-Louis Detournay le 11 décembre 2016 à  09:42 :

      Il s’agit bien entendu d’une frappe.
      Mais comprenant votre demande, je vais la laisser en tentant l’assumer au mieux...

      Répondre à ce message

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