Je ne peux évoquer Yves Chaland qu’en termes vraiment très personnels. Il avait le même âge que nous -mon frère jumeau Daniel (décédé en 2005) et moi-même, nés en 1957. Nous avions la même énergie, les mêmes références culturelles, les mêmes aspirations. Nous étions des enfants de cette grise après-guerre qui portait encore les stigmates de sa génération et qui pensait qu’un avenir radieux et consumériste allait effacer le souvenir de ces années noires.
Notre génération prenait conscience de ce qui se dissimulait sous le tapis : la violence d’un capitalisme colonial et raciste (dont Hergé était à ce moment-là le symbole tout désigné), les idéologies mortifères, la déchéance inévitable de certaines fiertés nationales face à la mondialisation en marche, la vanité d’une société consumériste exaltée par une dynamique commerciale et publicitaire. Tout cela est en sous-texte chez Chaland, évidemment. Ce fameux « second degré » un peu cynique… « L’Atomium est typiquement belge, écrivait un chroniqueur belge de 1958 : il est rond lisse et brillant, tandis que la Tour Eiffel a tous les attributs d’une Parisienne : élégante, mais point trop lavée. » On adorait ressortir ce genre de phrases...
Les années 1980 où nous faisions nos premiers pas se rendaient compte que tout cela ne tournait pas rond. Le Punk était passé par là : « No Future » qu’ils disaient, et ça nous plaisait pas trop. Et en même temps, les « mauvais genres » : le rock, la SF, le polar, le porno,… mais aussi la cybernétique, l’informatique bientôt… étaient en train de façonner nos mœurs actuelles. On se gargarisait de shows TV à paillettes (les Carpentier…), de capitalisme triomphant avec des figures avenantes et arrogantes aux airs de voyous qui avaient pour noms Paul-Loup Sulitzer ou Bernard Tapie, et puis cette gauche « ravie de la crèche » qui arrivait au pouvoir en France comme en Belgique... La fin d’une époque. D’où cette nostalgie qui nous frappait tous, ce regard tourné vers les Fifties.
Au croisement des modernités
Parallèlement, Bruxelles où nous habitions était un chaudron de modernité. Nous y croisions Lio ou Plastic Bertrand au Mirano ou au bistrot du coin de la Place Rouppe et de la rue de Stalingrad où campait littéralement le producteur Lou Deprijck qui squattait alors les hit-parades avec « Ça plane pour moi », « Charlie Brown » ou « Canoë rose ».
Chez Magic Strip, nous avions un « Tour Operator » tout prêt pour les journalistes parisiens : en même temps qu’un reportage sur notre maison d’édition, nous leur faisions rencontrer le chorégraphe Frédéric Flamand au Plan K, nos copains du groupe expérimental Tuxedomoon qui résidaient à ce moment-là à Bruxelles et tout cela était mélangé joyeusement avec une pittoresque truculence bruxelloise dont la splendeur brillait encore de ses derniers feux dans des établissements comme le Falstaff au décor Art Nouveau, le piano-bar Art Déco préféré de Jacques Brel, L’Archiduc, ou le très surréaliste bistrot La Fleur en papier doré, un rade fréquenté jadis par Magritte et les surréalistes belges. Ils en revenaient bluffés.
Chaland a croisé à Bruxelles le grand Franquin qui se demandait avec sincérité pourquoi un jeune mec aussi talentueux s’entichait de son « vieux style » dont il s’était débarrassé depuis trente ans ; Charles Dupuis qui regardait cette nostalgie d’un air suspect ; Ever Meulen qui cultivait les mêmes goûts d’esthète en polissant son Oldsmobile vert Véronèse et qui était le créateur du logo de la collection Atomium ; Joost Swarte qui habitait alors à Bruxelles dans un immeuble Art Nouveau de l’avenue Brugmann à Saint-Gilles et qui avait dessiné le papier à lettre de Magic Strip,... et bien d’autres qui admiraient le talent du jeune Néracais.
Il croisait ces hérauts de la modernité, dans une belgitude que mon frère et moi cultivions avec affectation. J’aimais me réciter les vers d’un poème d’Émile Verhaeren appris enfant, Le Chaland, et que son nom m’évoquait :
Le batelier promène
Sa maison naine
Sur les canaux
Qui font le tour de la Hollande,
Et de la Flandre et du Brabant.
Ma nostalgie pour Chaland
Dans le mot « nostalgie », il y a une notion de douleur. Évidemment que sa disparition en 1990 à l’âge de 33 ans, l’âge du Christ, nous a laissé à tous qui l’avions connu un grand vide. Mais il n’y a pas de douleur quand on feuillette les pages de cet incroyable album. On peut y revoir la vibration de son trait, son élégance, son attention empathique, en un mot : son intelligence.
Et là est le miracle : rien n’est daté, comme peut l’être une vieille planche de Will Eisner encrée par Lou Fine ou un album de Tillieux ou de Morris. Son charme n’est pas dans l’indéfinissable saveur d’une sensation que l’on croyait disparue : il est dans la justesse de ses attitudes, dans la précision de ses détails, dans la poésie de ses évocations. Page après page, tout m’enchante.
Arrivé à la fin, je referme le livre apaisé, en pensant aux derniers mots du poème verhaerien :
Et son bateau somnambulique
S’en va, le jour, la nuit,
Où son silence le conduit.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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Yves Chaland - Une Vie en dessins - Ed. Champaka / Dupuis. Date de mise en vente : 04/10/19. Prix de vente public : 55,00 €
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