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Yves Frémion : « J’ai inventé le mot "fanzineux" ».

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 27 juillet 2007                      Lien  
Yves Frémion est écrivain, critique de BD et homme politique. Il vient de fêter son centenaire (avec quarante ans d’avance). Il publie aussi un volume de caricatures le représentant, glanées tout au long de sa carrière, signées Jijé, Reiser, Tardi, Goossens, Gotlib, Maëster… Le titre du livre ? « {Ta gueule, Frémion !} » Rien que pour nous, il nous l’ouvre.
Yves Frémion : « J'ai inventé le mot "fanzineux" ».
Frémion par Bernar
DR

Michaël Crichton n’aurait pas imaginé un tel dinosaure : des longs cheveux de baba-cool, la moustache grisonnante. Or, dans le monde de la BD, Yves Frémion est là depuis toujours, depuis 45 ans en tout cas. Dans Charlie Mensuel, dans l’Écho des Savanes, dans (A Suivre), dans Circus, dans Fluide Glacial où il campe depuis le N°4 et dans lequel il a encore sa rubrique pétrie d’érudition et de calembours improbables.

On lui doit un essai sur Reiser (1974), une autre sur la nouvelle bande dessinée (« Les nouveaux petits miquets », 1982), un « ABC de la BD », des biographies de Goossens, de Germaine Bouret, un livre sur la censure (« Images interdites » avec Bernard Joubert), des essais politiques sur l’écologie, des romans… Érudit de l’image, il a lancé avec quelques amis la revue Papiers Nickelés dont la dernière édition vient de sortir. En juin dernier, il a décidé de fêter son centième anniversaire avec quarante ans d’avance. Normal pour un auteur d’anticipation. Il nous a promis de répondre très sérieusement à nos questions, ce dont nous ne doutons pas, puisque sa règle personnelle est : « Je ne déconne que lorsque que je suis payé ».

Ta gueule, Frémion !!!
Editions du Tayrac

Quel effet cela fait d’être centenaire ?

Écoute, je me trouve très en forme. J’ai toujours pensé, n’étant pas croyant, qu’il fallait faire comme les chats qui ont sept vies : vivre mes sept vies en même temps. D’ailleurs les gens, quand ils regardent ma bibliographie (je ne dois pas être loin du centième titre) pensent que je suis mort depuis longtemps.

Effectivement, on vous connaît depuis toujours. L’évolution de la BD depuis 45 ans vous a-t-elle surpris ?

La bande dessinée existait avant moi mais on n’en parlait pas. J’ai tenu la première rubrique régulière de bande dessinée dans un magazine professionnel, Charlie Mensuel [1]. On peut dire que c’est la naissance de la critique de la bande dessinée en France. J’ai inventé quelques termes qui sont entrés dans le langage courant, comme les mots « fanzineux » et « fanzinesque ». Je pense avoir inventé le vocable de « narration figurative » pour me moquer de la « figuration narrative ».

Comment voyez-vous l’évolution de cette critique depuis ces débuts ?

Toutes les formes de critique existent mais elles sont très marginales dans la mesure où il n’y a quasiment plus de support. On aurait pu penser qu’il y aurait un relais sur le Net, mais c’est un relais de l’info, pas vraiment de la critique. Il y a des choses, tu en fais toi, notamment, mais c’est exceptionnel. Ce n’est pas majoritaire et c’est dommage.

Frémion par Jijé : "L’intellectuel de la BD" !
DR

À quoi est-ce dû ?

À l’incompétence de ceux qui parlent de la bande dessinée en général. Beaucoup ont une culture de bande dessinée très réduite. Cela a commencé sur les radios libres. Toutes avaient des chroniqueurs BD. Mais en général, c’étaient des mecs qui voulaient recevoir des services de presse. Ils avaient lu trois BD mais ils en voulaient 30 ou 300. Ils n’avaient aucune culture BD. Pour parler de bande dessinée, il faut travailler, chercher ce qu’on ne connaît pas, avoir une vision d’ensemble. Je ne dis pas cela pour donner des leçons car, lorsque j’ai commencé, j’avais des lacunes énormes que j’ai largement complétées. Je voudrais refaire mon Guide de la BD francophone qui est la seule histoire de la BD francophone qui existe. Il y a des trous entiers que je vais combler. Je commence à avoir un bon niveau parce que, justement, j’ai comblé mes manques. Dans Papiers Nickelés, qui est un magazine qui part dans tous les sens, on étudie des choses dont on ne pourrait pas parler dans la presse et qui n’intéressent pas ni les sites, ni les blogs. Du coup, les gens se lâchent, ils parlent de choses dont ils ne peuvent parler nulle part ailleurs.

Papiers Nickelés N°13
La revue de l’imagerie populaire

Vous évoquez le mauvais niveau de la critique, comme Thierry Groensteen, Jean-Christophe Menu ou Lewis Trondheim… qui tous ont fait de la critique. Si le niveau est bas, c’est notamment grâce à eux, grâce à vous…

Groensteen est un théoricien de la bande dessinée très intéressant, je lis toujours ses livres avec intérêt, même si je ne suis pas toujours d’accord avec lui. Il a, je crois, une vision de la bande dessinée plus élitiste que la mienne.

Cela veut dire quoi « élitiste » ?

Il y a une forme de BD qu’il ne va pas regarder, lui. Ce qui m’intéresse, c’est d’aller regarder des BD qui jamais ne pourront être récupérées par le monde de l’art. Celles-là m’intéressent plus encore. Alors que Thierry, c’est quelqu’un qui ne rêve que d’une chose, c’est de puiser dans la BD ce qui peut être récupéré par le monde de l’art. Il n’est pas le seul. C’est une attitude détestable. C’est exactement ce que nous ne faisons pas dans Papiers Nickelés. Nous faisons voler en éclats les hiérarchies. Pour nous un sous-bock de bière peut avoir autant d’importance au niveau de l’étude qu’un Tardi ou un Spiegelman. C’est une attitude très pataphysique, j’en conviens. Pour nous, ce qui est intéressant, ce n’est pas que l’on n’établisse pas de hiérarchie de qualité esthétique. La bande dessinée est d’abord une narration. Si ton histoire ne tient pas la route, tu peux être le meilleur dessinateur du monde, le meilleur peintre du monde, ta BD est de la merde. Il y a des BD magnifiquement dessinées qui sont de la merde en tant que BD. Si on isole une case, cela fera peut-être un tableau intéressant. On s’en fout : c’est la BD qui nous intéresse. J’ai une attitude qui n’est donc pas du tout celle de la critique universitaire, mais il en faut une ! Je lis avec intérêt ses travaux, mais je ne les partage pas.
De l’autre côté, il y a une attitude qui consiste à dire : « La bonne BD, c’est la nôtre ». J’ai beaucoup de respect pour le travail que Menu a fait à L’Association. C’est un copain, je le respecte. Si tu prends ses critiques et que tu appliques sa grille aux choix de L’Association, ça tient parfaitement la route. Il y a des BD nulles qui ont été publiées à L’Association, il faut le dire ! Il y en a de magnifiques. Et il y a des BD parfaitement populaires ! Le meilleur exemple, c’est quand même Persépolis. En toute amitié pour Marjane Satrapi, ce n’est pas la plus grande dessinatrice du monde, mais c’est une remarquable narratrice. Son film est très fidèle à sa BD et il est formidable. Je fais d’ailleurs partie, en tant qu’élu d’’Ile de France [2], de ceux qui l’ont aidée financièrement à le monter. Je l’ai défendue à mort dans les commissions. C’est une BD populaire car elle ne se soucie pas de l’esthétisme. L’esthétisme et la BD sont totalement antinomiques.

Yves Frémion et Farid Boudjellal, un des contributeurs du livre.
Photo : D. Pasamonik.

Où est alors la cohérence chez Menu ?

Menu a une vision un peu aristocratique de la BD. Il a une vision assez élitiste de la BD mais sa pratique d’éditeur ne l’est pas. Son propos et sa pratique sont contradictoires, mais je trouve que c’est sa meilleure qualité ! Je donne raison à l’éditeur Menu contre le critique Menu. J’en discuterais volontiers avec lui à l’occasion. J’ai beaucoup de respect pour lui mais je trouve très connes ses attaques contre un certain nombre de mes collègues [journalistes.NDLR]. C’est une attitude un peu dérisoire, un peu démagogique pour tout dire. Y compris celle de Lewis Trondheim. Je dis cela en toute amitié pour eux ; j’aime beaucoup Lewis, j’aime beaucoup Menu. Je comprends qu’il puisse y avoir la volonté de défendre une école, mais s’il y a beaucoup de critiques nulles, il y a des critiques de qualité, comme il y a des BD de qualité parmi beaucoup d’autres qui sont nulles…

Après 45 ans de carrière, pourquoi fêter son centenaire ?

Vu dans l’état comme que tu es aujourd’hui, dans celui de décomposition dans lequel sont mes amis, je ne suis pas sûr que lorsque j’aurai cent ans, ils soient tous là. Alors, j’anticipe.

Propos recueillis le 7 juillet 2007

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN :

"Ta Gueule Frémion" et "Papiers Nickelés" sont diffusés par Makassar.

Renseignements : C.I.P. c/° Yves Frémion, 66 rue Julien Lacroix - 75020 Paris.
Email : papiers.nickeles @ wanadoo.fr

En médaillon : Yves Frémion. Photo : D. Pasamonik.

[1Les petits miquets font les grandes oreilles (1974). NDLR

[2Yves Frémion est conseiller régional dans le groupe écologiste des Verts. NDLR.

 
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6 Messages :
  • Yves Frémion : « J’ai inventé le mot "fanzineux" ».
    28 juillet 2007 13:47, par Farid Boudjellal

    Désolé de te contredire mon cher Frémion mais le premier à chroniquer régulièrement la bande dessinée dans "Charlie mensuel" c’était Jacques Glénat Guttin ( La gazette de la bande dessinée). À moins qu’il ne s’agisse d’un de tes nombreux pseudonymes. Dans ce cas, tu es prié de me rembourser illico tous les verres que je t’ai offerts, misérable.

    Répondre à ce message

  • Moui
    29 juillet 2007 12:57, par Glotz

    (Dans ce message, on comprendra par « critique » non le compte-rendu argumenté d’album, mais bien l’étude de la bande dessinée. La critique au sens de Groensteen, Menu & co., et, il me semble, de Frémion dans la majeure partie de son interview)

    L’invention de la critique en France est loin d’être due à M. Frémion : l’ouvrage d’Evelyne Sullerot ou le collectif Bande dessinée et figuration narrative (ce qui il est vrai est un nom légérement pédant) ont eu un rôle plus pionnier. Quant à l’invention du terme « fanzineux », ce n’est pas quelque chose de primordial sur le plan conceptuel... De même, présenter Papiers Nickelés comme un espace de liberté où l’on se permet des choses qu’on ne se permet pas ailleurs fait montre d’un manque de modestie assez risible, toute aussi intéressante que soit cette revue.

    Dire que la critique n’existe pas aujourd’hui faute de support est faux : Comix Club (qui a peu de visibilité) et Neuvième Art (hélàs annuel) existent. Il est vrai qu’un équivalent des Cahiers de la bande dessinée manque aujourd’hui cruellement. Sur internet, il n’y a pas que des sites de relais de l’info (dont Actuabd est par ailleurs le seul utile pour le monde francophone) mais aussi de réels espaces de réflexion, tel Du9, que personne ne semble connaître ici.

    Que ceux qui parlent de bande dessinée dans les médias généralistes soient incompétents est un fait établi dommageable, et l’ignorant surexcité qui présente l’émission de Public Sénat en est l’illustration la plus flagrante. Mais que M. Frémion érige son vague annuaire d’auteurs en « seule histoire de la BD francophone »... La « culture BD », comme toute culture, n’est pas une accumulation de savoirs non hiérarchisés, et l’histoire est tout sauf une accumulation chronologique de savoirs non hiérarchisés (parlez-en à Pascal Ory !).

    L’amical procès fait à Groensteen est étrange : lui-même a toujours défendu que la bande dessinée était avant tout une narration, et ne s’est jamais fait le défenseur du beau dessin pour lui-même. Pour lui rattacher la BD à l’Art ce n’est pas la soumettre aux Beaux-Arts mais bien déterminer son originalité comme Art indépendant. Il a par ailleurs étudié à l’époque des CBD tout comme dans 9e Art des auteurs populaires comme des auteurs pointus, sans opposer les deux sur un plan qualitatif.

    Il y a de plus des phrases étranges, comme « un sous-bock de bière peut avoir autant d’importance au niveau de l’étude qu’un Tardi ou un Spiegelman ». Certes, au niveau de l’étude du dessin de sous-bocks, elle est vrai, mais pour toute étude concernant la bande dessinée, elle est... absurde puisque... un sous-bock n’est pas une bande dessinée. De même le péremptoire « L’esthétisme et la BD sont totalement antinomiques. » est... démenti par les faits : ou alors Pratt, Mattotti, Barbier, Blutch, Baudoin sont de mauvais auteurs...

    Bon anniversaire, cependant !

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  • Une vision à mon avis très saine du rapport entre "culture cultivée" et "culture populaire", qui fait tant débat parmi les commentateurs sur ce site par exemple (et sur bien d’autres et en bien d’autres lieux). Refuser des pans de la créativité par principe (populisme, orgueil, oeillères, vanité bourgeoise,...) est absurde. Merci Yves Frémion. Où peut-on trouver Papiers Nickelés ? (j’ai envoyé un mail mais j’attends la réponse, en attendant peut-être que des librairies accueillent cette revue en dépôt ?)

    Voir en ligne : Savantsamericains

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  • J’aime beaucoup Frémion.

    Lui aussi.

    Il s’aime beaucoup.

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  • Frémion est le fou cent ans de la BD.

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    • Répondu le 4 août 2007 à  19:41 :

      Je trouve pour ma part que le Sir (frais-mion) ferait bien de rester encore une quarantaine d’an né en plus sur la planète BD, rare défenseur de la BD popu, cet écrivain intelligent et drôle n’a d’égal que sa gentillesse et sa générosité.
      j’éspère que je n’ai rien oublié.
      Larbi

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