Enfin, la porte s’ouvre ! Mais la route fut longue. Car Rumiko Takahashi n’est que la deuxième femme récompensée par un Grand Prix à Angoulême, sur une cinquantaine de Grand Prix remis. La première femme récompensée à Angoulême le fut par un Prix Spécial, celui du 10e anniversaire. C’était Claire Brétécher, en 1983, "en plus" de Jean-Claude Forest, "véritable" Grand Prix de cette édition [1]. Il fallut attendre l’an 2000, et Florence Cestac, pour un « vrai » Grand Prix au féminin. Rumiko Takahashi, en tant que femme, lui succède donc 19 ans plus tard.
En tant que mangaka, elle prolonge les récentes distinctions de deux de ses concitoyens japonais : Akira Toriyama (Dragon Ball), qui avait lui aussi ouvert la voie par un prix spécial en 2013, celui du 40e anniversaire, comme si pour récompenser des femmes ou des Japonais, il fallait d’abord le faire au brouillon avant de le faire au propre, suivi par Katsuhiro Otomo (Akira) en 2015. Il en aura fallu du temps et des énergies, et vaincre des résistances aussi profondes que diverses – il suffit de se rappeler la récente polémique sur l’absence totale de femmes dans la sélection des 30 finalistes pour le Grand Prix en 2016 pour s’en convaincre – pour voir Rumiko Takahashi remporter un prix qu’elle mérite haut la main.
Un parcours riche et éclectique
Ainsi que nous l’écrivions lors de l’annonce des trois finalistes, Rumiko Takahashi entame sa carrière à la fin des années 1970, en 1978 plus précisément, avec quelques récits courts publiés dans l’hebdomadaire de l’éditeur Shogakukan Weekly Shonen Sunday. Elle débute rapidement sa première grande série, Urusei Yatsura (34 volumes au Japon, 18 tomes « doubles » en France, disponibles chez Glénat), plus connue en France par le nom de son héroïne, qui donna son titre à l’adaptation animée du manga : « Lamu ». Humour, romance et science-fiction au programme de cette série qui voit la fille d’un chef extra-terrestre bien décidé à envahir la terre s’éprendre d’un humain banal et maladroit, qui n’a vraiment rien demandé de ce qui lui arrive.
Rumiko Takahashi enchaîne avec une autre série culte, menée en parallèle de Urusei Yatsura, dès 1980 : Maison Ikkoku (15 tomes au Japon, 10 en France disponibles chez Tonkam). L’histoire d’une jeune veuve et des membres de la pension qu’elle tient, dont l’animé connut un immense succès en France, diffusé dans le Club Dorothée à la fin des années 1980 et au début des années 1990 sous le titre de Juliette je t’aime. De la romance, de la tranche de vie et la peinture d’une société japonaise envisagée avec tendresse du côté d’une frange marginale de sa population.
C’est en 1987, juste après avoir achevé Maison Ikkoku puis Urusei Yatsura, que Rumiko Takahashi lance sa série la plus populaire chez nous : Ranma ½. La série de 38 tomes, dont Glénat, éditeur pionnier sur le manga et qui fête ses 50 ans cette année, propose actuellement une nouvelle édition en 19 volumes., ajoute les arts martiaux à l’humour, au fantastique et à la romance légère. Elle combine également à cela le motif de la marginalité en abordant la question du genre, puisque son héros, Ranma, à la suite d’un entraînement proche de sources magiques, se transforme en fille au contact de l’eau froide ! Une situation rocambolesque à l’origine de nombreux quiproquos ! Publié de 1987 à 1996 au Japon, et de 1994 à 2002 en France, le manga aura marqué toute une génération de lecteurs de part et d’autre du globe, soutenu par un animé efficace diffusé lui aussi dans le Club Dorothée dans les années 1990.
La mangaka débute ensuite, en 1996, ce qui reste sa plus longue série à l’heure actuelle (56 tomes, disponibles chez Kana) : Inu-Yasha. Récit d’aventure et de combats, Inu-Yasha ajoute à la panoplie de la mangaka une dimension historique. En effet, l’action se situe à l’époque Sengoku, durant le Japon féodal. Mais dans un univers où les forces occultes, représentées par les démons et les yokaï, sont légions. Mi-homme mi-démon, Inu-Yasha se trouve scellé dans un arbre pour avoir tenté de dérober une perle magique. Libéré par une jeune fille de notre temps transportée mystérieusement à travers les âges, il se mettra avec elle en quête de cet objet mystique dont les fragments se sont trouvés dispersés.
Enfin, dernière grande série en date, Rinne s’est achevée en 2017 au Japon et comprend 40 volumes. C’est cette fois Kazé qui publie la série depuis 2010, avec un tome 25 sorti en fin d’année dernière. Toujours dans un registre fantastique, mais contemporain, Rumiko Takahashi verse là davantage dans le récit horrifique avec des histoires de fantômes. L’héroïne, Sakura Mamiya, se lie d’amitié avec un jeune garçon shinigami chargé de renvoyer les esprits errants dans le royaume des morts.
On le voit, Rumiko Takahashi est une autrice de grandes et belles séries : pas moins de cinq titres emblématiques à son actif, de plusieurs dizaines de volumes chacun à l’exception de Maison Ikkoku. Cinq séries qui l’installent au Panthéon des mangakas au Japon, même si les deux dernières ne rencontrent pas vraiment leur public en France dans une période marquée par la vague des titres issus du Weekly Shonen Jump, One Piece, Naruto et Bleach en tête.
Mais ce n’est pas tout ! Car la carrière de la mangaka fut ponctuée par des séries courtes comme Mermaid Forest (3 volumes au Japon, 1 en France chez Glénat) ou encore One-Pound Gospel encore inédit en France (4 volumes au Japon). Des séries à l’écriture déployée dans le temps, de 1984 à 1994 pour la première, de 1989 à 2007 pour la seconde.
Et ce n’est toujours pas tout ! Rumiko Takahashi a écrit tout au long de sa carrière de nombreuses histoires courtes, réunies en anthologies et publiées en France chez Tonkam : Rumik World – 1 or W, Le Chien de mon patron, La tragédie de P. ou Un bouquet de fleurs rouges. Autant dire qu’on a là une autrice s’étant essayée à des registres et formats des plus divers, premier gage de son importance au sein de la production manga ces quarante dernières années. Et dont la production se poursuit puisque son éditeur annonce la prochaine série pour le printemps prochain !
L’importance d’une mangaka
Rumiko Takahashi est aussi très importante en ce qu’elle amorce la prise de pouvoir progressive des femmes dans la production manga au Japon. Et pas seulement dans les genres où on les trouvait classiquement comme le shojo [2], le josei [3] ou le yaoï [4]. Non : c’est bien dans le shonen, le manga à destination des jeunes garçons, marché phare du secteur, que la mangaka s’impose. Et c’est alors nouveau par sa nature et par son ampleur. Rappelons-le : Rumiko Takahashi, c’est plus de 200 millions d’exemplaires vendus dans le monde. Les auteurs avec un tel succès ne sont pas nombreux dans l’histoire de la bande dessinée mondiale.
Pionnière, elle ouvre ainsi la voie à nombre de collègues femmes aux succès incontestables dans les genres plus prisés et plus porteurs du shonen ou du seinen [5]. Que l’on songe à Hiromu Arakawa (Full Metal Alchemist), Katsura Hoshino (D.Gray-Man), Shiori Teshirogi (Saint Seiya – The Lost Canvas) ou encore Chica Umino (March Comes in like a Lion) pour s’en convaincre. Et s’il est bien une chose indéniable, c’est que le Japon ménage à présent une place importante aux femmes dans sa production en matière de bande dessinée.
Pour autant, Rumiko Takahashi ne vient pas de nulle part. Avant elle, de grandes mangakas s’étaient fait connaître, mais dans ces genres où les autrices furent longtemps cantonnées et qu’elles durent réinventer de l’intérieur. Comme Moto Hagio et son fameux Cœur de Thomas ou Riyoko Ikeda et son manga culte La Rose de Versailles (Lady Oscar), deux autrices de ce que l’on nomme le groupe de l’an 24 réunissant une vague de femmes mangaka dans les années 1970.
Rumiko Takahashi se démarque aussi par sa capacité à imposer des thématiques modernes et progressistes, comme la question du genre, dans des productions trop souvent conformistes. Et cela par la mise en avant de types de personnages nouveaux, marginaux, touchants et authentiques, communautés de laissés-pour-compte attachants et profondément humains. Résolument moderne, la mangaka a ainsi su faire émerger des thématiques dont ses lecteurs ont pu s’emparer avec plaisir. Une des raisons, parmi d’autres, qui lui permettent aujourd’hui de remporter le suffrage des votes à Angoulême cette année.
Les raisons d’un succès
On peut avancer un faisceau convergent de différents facteurs, en plus des qualités indéniables de l’autrice et de son œuvre. La première tient peut-être au succès du manga dans notre propre marché depuis une grosse vingtaine d’années. Nous vous en parlions il y a quelques jours à peine, avec l’analyse des chiffres GFK : le manga progresse encore, avec +11 % des ventes en volume, gagnant ainsi 3 % par rapport à l’année précédente au sein du marché de la BD, représentant à présent 38 % de celui-ci. Et depuis 2013 trois mangaka ont reçu un Grand Prix à Angoulême.
Avec Rumiko Takahashi, c’est aussi toute une génération de lecteurs de BD biberonnée aux dessinés animés japonais diffusés par le Club Dorothée qui voit l’une de ses références enfin représentée par le Grand Prix. Maison Ikkoku et Ranma ½ ont profondément marqué ces lecteurs, quarantenaires ou presque, devenus depuis auteurs de BD et votant aujourd’hui pour ce Grand Prix. On peut y voir un succès générationnel, d’une œuvre populaire par son propos et ses codes, paradoxalement un peu niche par son lectorat actuel. Une victoire avec une allure un peu vintage sans doute, ayant un petit goût de madeleine de Proust et produisant une douce mélodie un brin nostalgique, pour une autrice qui acquiert là une reconnaissance institutionnelle en France. Espérons que ce soit l’occasion pour certains de dépasser clichés et préjugés, on imagine fondés d’abord sur une vaste ignorance, comme nous avons pu en découvrir dans les commentaires de notre article concernant les trois finalistes.
Mais c’est surtout, et avant tout, l’élection d’une femme, nouveau signe d’ouverture sur le monde et sur la société de la part du monde de la bande dessinée en France. Rumiko Takahashi était un nom que l’on savait dans la short list des recalés aux portes de la finale les années précédentes. Après les errements passés concernant la représentation de femmes dans divers prix en bande dessinée, ce nom est aussi l’occasion de mettre en avant toutes les femmes trop souvent invisibilisées dans un milieu que l’on postule à tort essentiellement masculin, aussi bien du côté des auteurs que des lecteurs. Avec Rumiko Takahashi, on semble découvrir qu’il est également composé d’autrices et de lectrices. Il était temps.
Rumiko Takahashi accède donc enfin aux honneurs en France, dans la foulée des États-Unis où elle vient d’entrer au Hall of Fame des Eisner Award, et après avoir bénéficié cette année de nombreux soutiens publics de la part d’auteurs et surtout d’autrices. On pense notamment à Valérie Mangin, qui déjà en octobre dernier, pour les 61 ans de la mangaka, débutait sa campagne en faveur de Rumiko Takahashi. Campagne dont le point d’orgue aura été la tribune publiée sur Actualitté le 3 janvier dernier et largement diffusée sur les réseaux sociaux. Une mobilisation de passionnés qui aura certainement compté dans le résultat final. On les en remercie chaleureusement !
(par Aurélien Pigeat)
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FESTIVAL INTERNATIONAL DE LA BD D’ANGOULÊME 2019
Du 24 au 27 janvier 2019.
[1] D’autres prix "en plus" furent remis à d’autres dates symboliques, souvent à des auteurs très populaires mais ne rentrant pas dans les clous de l’élection : Hugo Pratt en 1988 pour le 15e anniversaire, Morris en 1993 pour le 20e anniversaire, Uderzo en 1999 pour le Grand Prix Spécial du Millénaire, Akira Toriyama en 2013 pour le 40e anniversaire et la rédaction de Charlie Hebdo enfin en 2015).
[2] Manga à destination des jeunes filles.
[3] Manga à destination d’un public féminin mature.
[4] Genre de mangas dont l’intrigue concerne une relation homosexuelle entre personnages de sexe masculin et comprenant fréquemment des scènes sexuelles. Mangas le plus souvent réalisés par des femmes, à destination de femmes.
[5] Manga à destination d’un public masculin plus mature.
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