Vous disiez faire plaisir à l’enfant que vous étiez en réalisant Ténèbres. Pouvez-vous détailler ce sentiment ?
Je ne pensais pas à l’enfant, mais à l’adolescent que j’étais, et qui découvrait les jeux de rôles avec Donjons et Dragons ou JRTM, ainsi que les BD d’Héroïc-Fantasy qui commençaient à arriver dans les années 1980. Ensuite cela m’a passé, il y a eu cette mode de l’HF avec des scénaristes qui venaient du jeu de rôle. Dragan, mon tout premier album avec Corbeyran était de l’Héroïc-Fantasy, mais à l’époque, ce n’était pas un choix délibéré : on m’aurait proposé n’importe quel genre, j’aurais signé des deux mains ! Pourtant, je n’étais pas vraiment prêt, mon univers n’était pas encore construit et l’album était un fatras d’influences non digérées. Ça a été un échec, commercial et artistique, mais ça m’a mis le pied à l’étrier. Ensuite, pendant des années, je me suis juré de ne jamais plus faire de l’Héroïc-Fantasy, car le genre était selon moi éculé, certains auteurs l’ayant très bien exploité. Et il faut dire que globalement, le genre auquel j’avais ajouté en ma modeste contribution engendrait une quantité d’albums médiocres, pour ne pas dire plus. J’ai tenu bon pendant plus de 15 ans, avant de me lancer finalement sur Ténèbres et de renouer avec ce genre que j’adorais adolescent.
Ce retour marque-t-il votre visible volonté de passer à autre chose que l’horreur et l’épouvante ?
Ténèbres ne représente pas un tournant, je vois plus cette série comme une récréation, une aire de jeu : j’ai ressorti les jouets de mon adolescence et je m’amuse avec. Me cataloguer auteur d’horreur ou d’épouvante est quelque peu réducteur, car j’ai exploré bien d’autres voies avec des albums comme Anna, Diamond ou Wadlow, ainsi que des séries telles que Carême ou Carthago qui sont dans des genres différents : le polar, le thriller écologique, la comédie dramatique ou la biographie… Le vrai tournant est marqué par deux séries sur lesquelles je travaille actuellement : Royal Aubrac avec Nicolas Sure, un récit très littéraire et proustien ; et Victoria 9.9 un comics dessiné par Riccardo Burchielli (DMZ), une histoire très personnelle et engagée politiquement sur le fond, même si la forme a plutôt une apparence de série B.
Ténèbres bénéficie d’un splendide découpage, mais Iko, rodé au style italien, nous concédait que ce n’était pas son fort. Est-ce donc vous qui vous vous occupez pleinement de cette phase cruciale et fort réussie dans cette série ?
Je ne sais pas si le découpage n’est pas le fort d’Iko… Je ne crois pas qu’en travaillant sur les séries de Bonelli, il ait vraiment le choix. Il a profité de Ténèbres pour montrer tout ce dont il était capable. Il m’arrive parfois de lui suggérer des mises en page et mes découpages sont relativement précis, mais je lui laisse à peu près autant de liberté qu’à mes autres dessinateurs. Je ne me serais jamais lancé dans un récit d’Héroïc-Fantasy sans un grand dessinateur. Quand m’est venue cette idée d’histoire au concept hyper-basique et que j’ai découvert le travail d’Iko, j’ai su que le moment était venu de me lancer vraiment. Pour moi, c’était comme un défi.
D’où vous est venue l’idée de mélanger ainsi les enfants des étoiles avec des monstres à combattre ? Une réminiscence de Thorgal ?
Bien entendu, Ténèbres est un hommage à Thorgal, ainsi qu’au Seigneur des Anneaux. Pour être plus précis, je pense aux Thorgal des années 1980, d’Au-delà des ombres jusqu’à la fin du Cycle de Qâ… Ensuite, je n’aime pas ce qu’est devenu le personnage, et encore moins ce qu’il est aujourd’hui sous la plume du repreneur. D’ailleurs, j’ai complètement arrêté d’acheter et de lire les derniers albums. Ils me sont tombés des mains, un comble pour la série que je dévorais quand j’avais 14 ans. Il reste que des albums comme Alinoë ou Les Archers sont pour moi des chefs d’œuvre de la BD, et je n’ai pas peur de le dire. Ce qui est regrettable avec Van Hamme, de mon point de vue de lecteur, c’est qu’il n’a pas su s’arrêter à temps. Il doit être le seul avec son éditeur et son dessinateur à penser autrement. Avec une telle logique, j’en serais aujourd’hui à mon quinzième tome de « Sanctuaire » et on en vendrait 200.000 exemplaires à chaque sortie. Le problème, c’est que ce serait probablement très médiocre et dévaluerai les trois premiers albums. C’est ce qui se passe avec Thorgal ou XIII, mais moi, je ne veux pas oublier les grands albums, qui sont au-delà même de classiques.
Pour revenir sur le deuxième tome de Ténèbres, la charnière du récit s’amorce avec le passage à l’âge presque adulte du héros. Ce passage s’effectue sans annonce, pourtant le reste du récit dans la citadelle semble se dérouler sans ce saut dans le temps. On pourrait donc se demander si la croissance d’Ioen est vraiment ‘naturelle’. Avez-vous laissé sciemment un soupçon d’étrangeté sur cet aspect ?
Le premier album a été perçu par certains comme un alignement de clichés. Ce n’est pas faux car en me lançant dans Ténèbres, j’ai voulu revenir aux sources de ce qui me faisait rêver dans l’Héroïc-Fantasy lorsque j’étais adolescent. Alors forcément, on y retrouve des canevas que ceux de ma génération ont déjà vu ou lu cent fois. C’est assumé car je ne m’adresse pas à eux, mais à des lecteurs adolescents qui n’ont pas encore tout ce bagage culturel. Mais déjà, un détail dans ce tome 1 indiquait que j’allais prendre une direction plus adulte dont allait découler un principe narratif inattendu.
Lequel est-il ?
Dans les dernières pages du premier opus, quand le chevalier arrive à Kirgräd, on aperçoit un jeune homme blond dans la foule, c’est Ioen ! Je laissais croire que les deux actions (Ioen d’un côté et la citadelle de l’autre) étaient contemporaines, mais en réalité dix années les séparaient, les visions de la prêtresse se chargeant de faire le lien entre ces deux époques et de semer le trouble. Après, j’ai conscience que la plupart des lecteurs ne s’en rendront pas compte. Ou qu’à la lecture du tome 2, quand on est du point de vue d’Ioen adulte qui voit le chevalier entrer dans la citadelle, ils n’iront pas vérifier si je l’avais bien implanté à la fin du tome 1. Mais j’aime bien jouer ainsi avec la perception du lecteur, et ce n’est pas grave s’il préfère prendre l’option d’une croissance hyper-accéléré du héros, je l’avais prévu et ça fonctionne aussi ! Ce tome 2 est plus adulte dans l’écriture : après avoir planté le décor dans le tome 1, j’ai commencé à m’amuser avec mes « jouets » sur ce tome 2, et il y a certaines scènes que j’aime beaucoup, comme l’armée de morts sous la glace.
Comment s’articulera la suite du récit ? Encore un ou deux tomes ? À moins que la saga ne s’étende ?
Au départ, la série était prévue en 4 tomes, mais je me suis un peu laissé déborder par les personnages, et je dirais plutôt 5 tomes. Cela arrive parfois dans un récit, on ne peut plus diriger les personnages, c’est eux qui commandent au scénariste. Et c’est une sensation agréable ! Quand on en est là, cela veut dire qu’on s’amuse, qu’on croit aux personnages, qu’ils ont leur propre autonomie. C’est très personnel comme sentiment et les lecteurs n’adhèrent pas forcément. C’est ce qui a dû se produire avec Thorgal à un certain moment. Puis ensuite, ce sont les lecteurs qui veulent décider, et le scénariste croit bon de leur répondre en allant dans leur sens. Là, c’est très mauvais : c’est la fin de tout. Un auteur ne doit jamais écouter ses lecteurs, surtout les fans, car ce sont les plus mauvais guides. Je ne dis pas qu’il doit les snober, loin de là, mais un auteur doit rester dans sa ligne de conduite. Si lui-même ne décide plus de ce qu’il veut dire, c’est qu’il n’a plus rien à dire. En tout cas, c’est mon avis et ce n’est que comme cela que je peux - et veux - écrire.
N’aviez-vous pourtant pas réalisé un bout d’essai pour XIII Mystery ?
Je n’avais présenté aucun projet pour XIII Mystery ! C’est Xavier Dorison qui était venu me chercher et me l’avait proposé. Étant fan des cinq premiers albums de la série mère, j’avais fait un essai, pour voir si je pouvais être au niveau. Ça n’avait pas vraiment convaincu l’éditeur et je m’étais de toute façon retiré avant son jugement, en voyant que j’aurais très peu à dessiner le personnage principal et que les délais seraient très courts. Puis, je n’ai pas dit que ces albums ne sont pas intéressants, juste qu’ils confortent les lecteurs dans une prise de risque moindre, cela n’a rien à voir !
Comment le premier tome de Ténèbres a-t-il été accueilli ?
Dans le contexte actuel, les ventes du tome 1 sont plutôt bonnes, mais l’accueil des lecteurs a été mitigé, alors je ne sais pas ce que donneront les ventes du tome 2. On verra… De plus, c’est un genre où la concurrence est rude, même si on ne peut pas vraiment parler de concurrence quand on parle de livres, on n’est pas en train de vendre des chaussettes ! C’est plutôt le langage des éditeurs qui évoque cette concurrence entre séries, diabolisée par le marché. La surproduction conditionne ce genre de réflexes de survie de la part des éditeurs. En tant qu’auteur, on y est confrontés tous les jours, on ressent cette pression, en tout cas pour des scénaristes qui comme moi font plutôt du mainstream.
Comment cette pression s’exerce-t-elle sur les auteurs ?
Plus que jamais, les éditeurs pensent détenir les clefs des futurs succès, et essaient de guider les scénaristes vers des thèmes qu’il faudrait selon eux traiter et qui auraient plus de chances de fonctionner commercialement, en minimisant les propres idées des auteurs. Ça, c’est quelque chose qui me terrifie. Justement, je lisais tout à l’heure l’interview de Van Hamme sur ActuaBD, et je le rejoins tout à fait quand il dit qu’il y a moins de passion qu’auparavant. Il y en a encore, mais la raison l’emporte souvent malheureusement, guidée par des soucis de rentabilité. Peut-être plus qu’avant, même si pour ma part, depuis que j’ai commencé il y a presque vingt ans, j’ai toujours entendu parler des ventes, souvent même avant l’intérêt réel ou supposé d’un scénario, d’un album… Je suis moins d’accord avec lui quand il semble dire qu’il y a trop de mauvais albums. En proportion, je pense même qu’il y en a moins qu’avant, il suffit d’ouvrir un vieux numéro du journal Tintin ou de Spirou pour s’en rendre compte… Combien de séries à l’époque valaient vraiment le coup ? Et puis, pour affirmer une telle chose, il faudrait suivre de très près le marché, beaucoup d’auteurs des générations qui m’ont précédées ont lâché la chose, et ne lisent presque plus de BD. Moi je continue à le faire, c’est resté une passion. Avant d’accuser les éditeurs de ne plus être des passionnés, il faudrait aussi que les auteurs le restent. Je lis plus de 500 BD par an, ça permet de suivre le marché sans pour autant en avoir une idée complète, mais disons que je ne me sens pas à la ramasse, et j’ai souvent un constat beaucoup moins pessimiste que la plupart de mes collègues qui suivent ça de loin.
Quelle est alors votre vision du contexte actuel ?
J’estime que la qualité globale des scénarios et des dessins a augmenté. Bien évidemment la bande dessinée est plus diversifiée, avec des niches plus ou moins pertinentes… L’offre est plus ciblée, plus qualitative dans plein de secteurs. Le vrai souci, c’est qu’avec la crise, les lecteurs se replient sur les valeurs sûres. Les éditeurs l’ont bien compris et ressentent cette crispation du marché, alors ils multiplient les dérivés de séries hyper-connues, car le lectorat se recroqueville là-dessus. Le risque à terme c’est que les lecteurs ne se contentent plus que de ça, car ils n’iront pas prendre de risques ailleurs. Ils en prennent d’ailleurs de mois en moins, et ça se comprend… leur portefeuille n’est pas extensible ! S’ils achètent trois spin-off de Thorgal, quatre de Lanfeust et deux de XIII, c’est autant d’albums de séries nouvelles qu’ils n’acquerront pas. C’est une vue à court terme, car le développement de ces licences va empêcher l’essor de certaines séries nouvelles qui auraient du potentiel. Les éditeurs se tirent une balle dans le pied. Par contre, pour les auteurs qui ont la chance de se retrouver là-dessus, c’est tout à leur avantage, car ce sont des ventes assurées et des revenus conséquents. Mais j’ai peur que le marché se dirige vers celui de l’Italie ou des USA, où seules deux catégories de BD se vendent : les licences fortes ou les auteurs qui se sont faits un nom.
Vous jouez pourtant avec les mêmes règles en publiant des dérivés de Sanctuaire, Bunker et Carthago ?
Il n’y a aucun spin-off de Sanctuaire. Il s’agit juste d’un remake, mais qui est une idée de l’éditeur et auquel je n’ai absolument pas collaboré.
Concernant Cathago Adventures, il s’agit plus de faire patienter les lecteurs après plus de deux ans d’attente, en sachant que dans tous les cas le tome 3 ne verra pas le jour avant un an et demi, deux ans... Quant à Bunker, les éditions Dupuis nous avaient demandé un nombre de tomes défini dès le lancement de la série. Assez rapidement, Stéphane Betbeder et moi nous sommes sentis un peu à l’étroit, d’où l’idée de ce que nous présentons plutôt un prequel, et qui devrait se limiter à 2 ou 3 albums, pas plus, avec plus d’un an d’écart entre chaque, afin d’explorer jusqu’au bout l’univers.
Je n’ai pas le sentiment d’avoir tiré sur la corde au niveau de mes séries : aucune n’a pour l’instant dépassé les cinq tomes. En même temps, en dehors de Sanctuaire, je n’ai pas eu de gros succès avec les énormes pressions qui y sont liées.
Prolonger une série tant que la qualité est là ne me dérange pas, c’est quand on a déjà tiré sur la corde bien au delà du raisonnable, et qu’en plus on rajoute 3 ou 4 séries parallèles, que ça devient plus embêtant, car purement commercial. Et on sait tous très bien les raisons de cela, personne ne me fera croire que c’est purement artistique.
(par Charles-Louis Detournay)
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