Interviews

Frédéric debomy : « L’engagement véritable, cela ne consiste pas à aller sur des sujets déjà courus… » [INTERVIEW]

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 19 mars 2024                      Lien  
Un peu plus de dix titres en vingt ans d’activité, ce n’est pas le scénariste Frédéric Debomy qui alimente la production pléthorique de la bande dessinée ces dernières années. Pourtant chacun de ses ouvrages est précieux et constitue un marqueur de l’époque. Ils sont parfois aussi illustrés par quelques belles signatures de la bande dessinée : José Muñoz, Edmond Baudoin, Louis Joos ou Olivier Bramanti. Des livres-vigies qui dénoncent l’injustice. Rencontre en guise de portrait.

On vous connaît peu et pourtant cela fait une vingtaine d’années que vous faites de la bande dessinée. Comment y êtes-vous arrivé ?

Je suis tombé dans la marmite quand j’étais petit. Je me rappelle avoir notamment adoré Lucky Luke, puis plus tard les super-héros. J’avais aussi une facilité de dessin. Mais le dessin ça se travaille, comme un instrument de musique, et c’est un travail que je n’ai pas entrepris. Edmond Baudoin me dit parfois que je peux encore m’y mettre ! Parvenu à l’âge adulte, je me suis mis à écrire pour les autres.

Que je sois peu connu, cela tient sans doute en partie au fait que je fais mes trucs dans mon coin. Les « indés » par exemple sont constitués en petites familles et je n’appartiens pas à l’une d’elles. Je cultive peu mes réseaux, bien que je fréquente le milieu de la bande dessinée depuis mes quatorze ans et je ne sais à vrai dire pas très bien comment on fait ça. Je ne suis pas certain de vouloir le savoir, si cela consiste à cultiver de vraies-fausses amitiés intéressées ou ce genre de choses. Un éditeur m’avait dit, il y a une vingtaine d’années, que, contrairement aux autres auteurs de ma génération qui venaient le voir, je n’étais pas dévoré de cette agressive ambition de ceux qui veulent réussir.

Mon ambition est ailleurs : c’est de faire des livres qui ne soient pas, si possible, excessivement inutiles. Là encore, je me pénalise : j’ai tendance à ne pas parler des sujets les plus courus et à ne pas écrire selon des recettes scénaristiques que je rencontre trop en tant que lecteur et je fais appel la plupart du temps à des dessinateurs ou des dessinatrices que les grosses maisons d’édition (celles qui peuvent un tant soit peu payer le travail effectué) jugent trop peu « grand public ».

Mais c’est ce que j’appelle faire le vrai travail, face auquel d’autres auteurs pratiquent une forme de concurrence déloyale, parfois par nécessité de survie. C’est-à-dire des œuvres dont la forme éventuellement singulière découle de la nature particulière d’un projet porteur de sens. Je trouve aussi que l’exigence en matière de dessin devrait être plus haute qu’elle ne l’est souvent dans ce milieu, ce qui est quand même paradoxal quand il est question de bande dessinée.

Tout ça, je veux dire cette envie de bandes dessinées exigeantes et hors des clous, a motivé la réalisation du livre Plaidoyer pour les histoires en forme de champ de blé et de flamme d’allumette soufrée (PLG éditions), d’après une citation de Moebius, où je donne la parole à des auteurs invités à choisir et à commenter des extraits de leur travail. On y trouve, outre des créateurs avec lesquels j’ai travaillé, Pablo Auladell, Manuele Fior, Violaine Leroy et Dave McKean.

Frédéric debomy : « L'engagement véritable, cela ne consiste pas à aller sur des sujets déjà courus… » [INTERVIEW]

Vos premiers travaux portent sur le jazz (Taches de Jazz, Suite bleue), en collaboration avec certains auteurs virtuoses du noir et blanc comme José Muñoz, Edmond Baudoin ou Louis Joos...Il y a là un premier tropisme ?

Il y a là en effet une famille de dessinateurs, une famille du noir et blanc que j’aime beaucoup. Avant Muñoz, il y a notamment Milton Caniff et Hugo Pratt, et après lui Andrea Bruno. J’aime Pratt, mais je préfère Muñoz à Pratt : je crois que j’aime quand c’est chargé de noir, même si ce n’est pas la seule raison à cette préférence.

Quant au jazz, j’ai passé beaucoup de temps au New Morning, à Paris, quand j’avais la vingtaine. J’y assistais notamment aux concerts de Steve Coleman et de Kenny Garrett.

Je voudrais dire une chose de Louis, Edmond ou José : ce sont des gens qui avaient un certain nombre de livres derrière eux quand je les ai approchés, et parmi ces livres il y a de sacrés livres. Eh bien, ils ont eu l’intelligence de s’intéresser à ce qu’un tout jeune homme pouvait avoir à leur dire. Je leur en suis reconnaissant et je suis par ailleurs heureux des relations d’amitié que j’ai eues avec chacun d’entre eux : comme leurs travaux, ils méritent d’être connus. J’en profite pour conseiller au lecteur qui serait passé à côté d’acquérir Un piano, qui est peut-être le plus beau livre de Louis Joos.

Frédéric Debomy et Edmond Baudoin : complices...

Dans votre bibliographie, il y a un nombre considérable d’ouvrages sur la Birmanie. Vous avez été très engagé pour la cause birmane. Expliquez-nous pourquoi.

C’est venu de la lecture d’un petit livre et d’une circonstance : je m’associais alors à la création d’une structure appelée Khiasma, dont l’initiateur était Olivier Marboeuf. Olivier avait auparavant créé et dirigé les éditions Amok avec Yvan Alagbé, c’est comme ça que je l’avais connu puisque Amok publiait essentiellement de la bande dessinée. J’ai donc initié au sein de Khiasma un projet sur la situation politique en Birmanie, qui consistait essentiellement en la réalisation d’un livre, la mise sur pied d’une exposition et l’organisation d’événements.

Ce que je n’avais pas anticipé, c’est la place que la Birmanie allait prendre dans ma vie. Passé le projet avec Khiasma, je me suis en effet impliqué de façon directe. J’ai dirigé une association, effectué des missions sur place, travaillé de mille façons avec ceux qui s’emploient à mettre fin au règne militaire dans ce pays. C’est dommage qu’une part du public ne s’intéresse aux histoires de résistance que si des sabres laser sont en jeu.

Pour les autres, il y a les trois bandes dessinées que j’ai réalisées avec Benoît Guillaume pour faire écho à ce combat. J’ai aussi plus récemment publié une bande dessinée rendant compte des dernières évolutions de la situation, parue à Taïwan et bientôt publiée au Japon, mais pour laquelle je n’ai pas encore d’éditeur en France.

Frédéric Debomy
Photo : Benoît Guillaume
Aung San Suu Kyi, Rohingya et extrémistes bouddhistes (Massot, éditions)

Autre champ d’intérêt : le génocide des Tutsi au Rwanda. Pourquoi ce sujet en particulier ?

Quand cet événement a eu lieu, j’avais 19 ans et j’en ai saisi l’importance. J’ai compris aussi qu’il y avait des implications françaises. Plus tard, j’ai publié Turquoise avec Olivier Bramanti, où l’on voit une jeune fille tutsi traverser le génocide. Mais Turquoise met aussi en évidence le décalage entre ce qui se passait et ce que la télévision française donnait alors à voir et à (ne pas) comprendre.

J’ai aussi contribué à un colloque de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales et à un numéro thématique de la revue Les Temps Modernes par mes recherches sur cette couverture télévisuelle.

Enfin, de nouveau en bande dessinée, j’ai évoqué le travail du Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda dans Full Stop en refaisant un peu l’itinéraire d’une enquête avec Alain Gauthier et le dessinateur Emmanuel Prost. Alain et Dafroza Gauthier ont perdu beaucoup de gens dans le génocide et, depuis des années, ils mènent ce travail d’enquête sur le parcours pendant les massacres de Rwandais aujourd’hui installés en France. Ce qui aboutit à des procès et des condamnations.

Dans votre actualité récente, il y a Le Baiser paru aux éditions Ici Même, très joliment dessiné par le dessinateur italien Andrea Bruno. Il y a quelque chose d’autobiographique dans cette histoire ?

Le Baiser est une fiction, mais il est en effet partiellement nourri d’observations faites lors d’un séjour au Vietnam. Mais il ne s’agit pas de parler du Vietnam, c’est pourquoi le pays n’est pas nommé : il s’agit plutôt pour moi d’un pays imaginaire. C’est un livre important pour moi. En fait, le parcours courageux de son personnage principal, une jeune femme, m’évoque les parcours et le courage de deux personnes qui ont marqué ma vie et que je ne connaissais pas lorsque j’écrivais cette histoire. C’est un drôle d’écho d’après-coup. Mais mon attachement au Baiser n’est pas lié qu’à ça. C’est simplement un livre qui me ressemble et Andrea a fait en effet un travail formidable.

Autre actualité récente : À l’Arrêt, chez Delcourt, avec Sandra Ndiaye qui raconte l’expérience d’une intervenante artistique et culturelle dans le milieu carcéral. Comment ce projet est-il arrivé à vous ?

Sandra est une amie, elle avait commencé à me raconter cette expérience et je trouvais qu’elle portait sur son passage en milieu carcéral un regard intéressant, en plus des anecdotes qu’elle pouvait rapporter. C’est quelqu’un de réfléchi, elle ne se dit pas seulement : « Je le fais parce que c’est bien », elle se demande pourquoi elle s’inflige de devoir traverser chaque jour dix portes verrouillées pour arriver jusqu’à son bureau. Je pense que le lecteur pourra y apprendre des choses intéressantes, par exemple que l’administration pénitentiaire n’est pas nécessairement cliente de la logique punitive de l’enfermement à tout prix. Pour ce livre, on a travaillé très agréablement avec Benjamin Adès, dont j’avais repéré les dessins dans un numéro de La Revue dessinée.

Vous avez fait un essai littéraire particulièrement virulent sur Alain Finkelkraut, une BD sur Stéphane Hessel, une autre sur les forces de l’ordre. Vous considérez-vous comme un auteur de BD engagé ?

Je me suis en effet penché sur la production littéraire de Finkielkraut et mon constat est sans appel : derrière une certaine maîtrise du français, un vernis culturel et des références historiques et des citations qu’il vaut toujours mieux vérifier, on est dans le propos de comptoir. C’est évidemment du gâchis, car Finkielkraut a une part d’intelligence et une part de culture qui pourraient être mieux employées. Au lieu de quoi il préfère pester contre à peu près tout ce qui est progressiste ou donner une tribune au théoricien du « grand remplacement ». C’est pour moi un personnage odieux, qui n’a aucune excuse. Si je me suis intéressé à lui, c’est en raison de son omniprésence médiatique : on la suppose liée à ses compétences intellectuelles. Or la rigueur n’est pas son fort et il n’assume pas toujours ses propos, ce qui pour un intellectuel est assez misérable. Bref, m’intéresser à ce qu’il écrivait et disait relevait en effet de l’engagement.

Proposer à Didier Fassin de faire de son enquête ethnographique sur le comportement des brigades anti-criminalité dans les quartiers populaires une bande dessinée que dessinerait Jake Raynal, c’était également de l’engagement et je ne savais pas quand j’ai écrit à Didier qu’il y réfléchissait de son côté sur la suggestion de son éditeur au Seuil.

Donc l’engagement, oui, dont Stéphane Hessel, que j’ai connu et avec qui j’avais un peu travaillé sur la Birmanie, est bien évidemment une figure. Avec Lorena Canottiere, je crois qu’on a fait un assez juste portrait du bonhomme dans Indignez-vous ! La violente espérance de Stéphane Hessel. J’ai demandé à la fille de Stéphane si elle avait, comme moi, l’impression de retrouver son père et elle m’a dit que oui : c’est une réussite de Lorena. Le livre n’est pas l’un de ces livres qui évoquent la Résistance sans faire de lien avec le présent.

Mais je voudrais faire ici une précision critique : l’engagement véritable, cela ne consiste pas à aller sur des sujets déjà courus, au moment où l’on sait que s’en emparer nous vaudra tous les points. Je trouve qu’il y a beaucoup de mascarades et sans doute aussi d’illusions. Par exemple, en France, si l’on fait une œuvre sur le racisme anti-Noirs aux États-Unis, on est facilement applaudi, félicité pour son antiracisme etc. Si l’on s’empare de la question du racisme anti-Noirs en France, c’est déjà un peu différent. L’engagement, j’en parlais rapidement dans Le Vertige, que j’ai réalisé avec Edmond Baudoin, et il en sera bien davantage question dans notre prochain livre. Pas la posture de l’engagement pour récupérer tous les points mais, véritablement, le souci du monde.

On évoquait, un peu plus haut, la dictature en Birmanie. Aujourd’hui, sur le terrain militaire, il y a une résistance qui enchaîne les victoires contre la dictature. C’est quelque chose de très émouvant, quand on a en tête toutes les atrocités commises, depuis des décennies, par cette dictature, toute cette population obligée de vivre sous une chape de plomb et qui, peut-être, va réussir à se débarrasser de ces salopards. Le courage de ceux qui combattent mais aussi le courage de ceux qui survivent, comme ces enfants qui continuent de faire classe dans la jungle après que leurs villages ont été détruits, et qui le font dans des tranchées au cas où l’armée birmane, de nouveau, bombarderait.

Donc l’engagement, oui : le mien est modeste, et surtout, ce que je fais de plus important en la matière n’a pas été d’écrire des livres. Si, cependant, ces livres sont le reflet d’un rapport non-indifférent au monde, c’est déjà ça.

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

🛒 Acheter


Code EAN : 9782369121138

CONTENUS SPONSORISÉS  
PAR Didier Pasamonik (L’Agence BD)  
A LIRE AUSSI  
Interviews  
Derniers commentaires  
Abonnement ne pouvait pas être enregistré. Essayez à nouveau.
Abonnement newsletter confirmé.

Newsletter ActuaBD