En quoi la bande dessinée est-elle un "art ludique" ?
Nous appelons Art Ludique le courant artistique pictural qui traverse les disciplines de la bande dessinée, de l’animation, du jeu vidéo et de l’illustration. La bande dessinée y contribue donc tout à fait, les pionniers de la BD peuvent même en être considérés comme les pères fondateurs de l’Art ludique !
Mais notre démarche vise justement à sortir la BD de sa bulle, et à rassembler toutes les formes d’expression artistique qui racontent des histoires en images. Joann Sfar, Frank Miller ou encore Marjane Satrapi sont désormais aussi reconnus pour leurs films que leurs albums BD ; un jeune auteur comme Aleksi Briclot s’exprime avec autant de passion et d’aisance en dessinant les comics de la série Spawn qu’à la direction artistique du jeu vidéo Splinter Cell. Quant à Viktor Antonov, surtout connu pour le jeu Half Life 2, il a conçu avec génie les univers graphiques des films d’animation Renaissance, The Prodigies, bientôt l’adaptation de Cobra, sans parler d’un merveilleux livre illustré : The Colony.
Je suis convaincu qu’en 2011, il est réducteur de parler de bande dessinée sans aborder le jeu vidéo ou l’animation : pour les grands artistes d’aujourd’hui, l’univers graphique est plus important que le support par lequel le dessin s’exprime, et le passage d’un média à un autre est complètement naturel. Les grandes créations contemporaines, de Matrix au Chat du Rabbin sont d’ailleurs racontées simultanément sur l’ensemble de ces supports.
De nombreux artistes, dans le sillage du cinéaste Guillermo Del Toro, évoquent déjà une nouvelle ère où BD, cinéma et jeu vidéo fusionneraient pour former un art narratif hybride, où la qualité de l’histoire et du dessin priment sur la question de la forme.
N’est-elle pas simplement la première d’une lignée de créations liées aux nouveaux médias ? On pourrait aussi bien rajouter l’art numérique à cette liste, non ?
Vous avez raison, la bande dessinée est historiquement la première forme d’expression artistique de l’art ludique, pour une raison simple : il existait des bandes dessinées avant l’invention du cinématographe et, a fortiori, bien avant les jeux vidéo ! Mais dès l’arrivée de ces nouveaux médias, l’art ludique est envisagé de façon transversale par ses plus grands ambassadeurs. Dès les années 1940, Walt Disney accordait autant d’importance aux bandes dessinées qu’aux films d’animation, et c’était vrai aussi avec Osamu Tezuka au Japon dans les années 1960.
Les exemples sont nombreux jusqu’à aujourd’hui comme le raconte en détail notre livre, et c’est le XXIe siècle qui consacre enfin un art ludique transversal, et de plus en plus international. Les trois grands creusets historiques que furent la BD franco-belge, les comics américains, et le manga japonais dialoguent par œuvres interposées et irriguent une culture de plus en plus métissée qui définit peu à peu l’identité singulière de ce que l’on peut aujourd’hui considérer comme un courant de l’art contemporain : l’Art ludique.
D’une certaine façon, les artistes de l’art ludique ont toujours eu une longueur d’avance sur le monde de l’art, qui tarde encore à reconnaître certaines évidences, comme la valeur artistique de la BD. Pour le jeu vidéo, il va falloir encore attendre mais peu importe.
Pour répondre à la deuxième partie de votre question, je ne fais pas de différence fondamentale entre jeu vidéo et arts numériques. Il y a surtout une différence de moyen, et de destination des œuvres, mais ces deux expressions consacrent souvent une même démarche. Certaines œuvres sont à la frontière entre les deux (je pense à quelques « serious games » proposés récemment sur le web). Il me semble que le jeu vidéo constitue un pan des arts numériques et que tous les arts numériques procèdent de l’art ludique !
Dans votre ouvrage, vous listez la cote des œuvres de bande dessinée qui commencent à constituer des montants importants. On voit dans la liste de tête Hergé, Franquin, mais aussi Druillet ou Bilal. Quelle est la logique de ces cotes ? Pourquoi Bilal et pas Hermann ou Lepage par exemple ?
Il n’y a aucune logique : Enki Bilal était l’artiste le plus cher en 2007, devant Hergé, qui l’a largement dépassé ensuite. L’importance historique des artistes ne semble pas être un critère de valeur, sinon Jacobs, Tezuka ou Moebius seraient à égalité avec Pratt et Franquin, et c’est loin d’être le cas. La principale motivation des acheteurs européens aujourd’hui semble être la passion et pas la spéculation, ce qui est rassurant.
Autre constat contredisant toute logique : aux États-Unis, un exemplaire en bon état du premier numéro d’Action Comics se négocie jusqu’à deux millions de dollars, tandis qu’un dessin original de Superman ou Batman, même historique, peut être acquis pour quelques dizaines de milliers de dollars.
En fait, à la lecture de notre classement, on découvre que le marché de l’Art ludique est encore totalement immature. Les planches de BD, les celluloïds de films ont mis tant de temps à trouver le chemin des salles de vente que les adjudications ne sont pas encore vraiment significatives : il faut encore que le marché se structure. Seule certitude : les prix devraient monter rapidement pour l’ensemble des artistes, c’est le moment d’acheter !
D’ailleurs, lorsque j’ai passé plusieurs mois à réunir les informations pour établir ce classement, j’ai découvert avec stupeur que personne n’avait entrepris ce travail ! Si dans l’art contemporain, il existe des structures comme Artprice qui permettent une veille sur le marché de l’art et qui archivent toutes les données des salles de vente, aucun outil n’existait avant notre livre pour les collectionneurs d’œuvres liées à la BD, au cinéma et au jeu vidéo.
Dans votre section "Panorama", on retrouve aussi bien Miyazaki que Aleksi Briclot ou le studio Autochenille. D’ailleurs, pourquoi Autochenille et pas Joann Sfar ou Clément Oubrerie ?
La vingtaine de monographies de la seconde partie sont consacrées à des artistes, sauf deux qui envisagent des couples (Bobby Chiu & Kei Acera, Hideo Kojima & Yoji Shinkawa), et une seule consacrée à un studio : Autochenille. C’est un choix qui peut paraître curieux : pourquoi dans ce cas n’avoir pas aussi proposé des notices sur Pixar ou Ubisoft ?
Si nous avons voulu mettre en avant le collectif Autochenille plutôt que ses membres les plus connus comme Sfar et Oubrerie, c’est parce qu’Autochenille incarne de façon emblématique les mutations profondes que traverse l’art ludique depuis quelques années.
Autochenille c’est à la fois un studio de cinéma, un studio de bandes dessinées, bientôt un projet lié à un grand nom du jeu vidéo. Autochenille part d’une idée simple : si Le Chat du Rabbin, BD culte, doit faire l’objet d’une adaptation au cinéma, autant que le projet soit piloté par son auteur original, et que celui-ci puisse s’offrir le cadre d’une liberté artistique totale. Autochenille est un studio aux mains des artistes, complètement indépendant, qui héberge des talents en résidence et n’hésite pas à se nourrir des bonnes idées des uns et des autres, y compris de ceux qui ne sont pas rattachés à un projet du studio mais y travaillent sur des projets personnels car ils s’y sentent bien. Bref, Autochenille est une véritable coopérative d’artistes centrée sur la création, qui valorise la pluridisciplinarité et la transversalité. Si nous avions consacré une notice à Joann Sfar, cette démarche globale n’aurait sans doute pas été comprise de la même façon.
La plupart des artistes de votre ouvrage ont partie liée avec la galerie Arludik à Paris. C’est un coup commercial ?
Pas du tout. Le co-auteur du livre, Jean-Jacques Launier est en effet le créateur de la galerie avec sa femme Diane, mais je n’ai moi-même aucun intérêt dans cette activité. Je vous accorde que j’ai produit pendant sept ans à la Fnac de nombreuses expositions en partenariat avec la Galerie Arludik, ce qui nous a permis de nouer des relations avec plusieurs des artistes abordés dans le livre. Yoji Shinkawa, Juanjo Guarnido, ou encore Joann Sfar ont été exposés à la Fnac, et Benjamin, Sylvain Chomet ou Iain McCaig sont en effet des artistes liés à Arludik. Évidemment, les relations nouées avec ces artistes ont facilité l’accès aux studios et aux archives, souvent présentées dans le livre pour la première fois. Nous aurions été idiots de nous en priver !
En revanche, de nombreux artistes abordés dans Art Ludique, par exemple Michel Ancel, Viktor Antonov, Aleksi Briclot, ou encore Shigeru Miyamoto ont été sollicités pour faire partie de notre panorama sans que ni Jean-Jacques, ni moi-même ne les connaissions préalablement aux interviews réalisées pour permettre ce livre.
Je vous assure en tout cas que la sélection a été motivée exclusivement par des raisons artistiques, et par la volonté de proposer un premier catalogue raisonné de l’art ludique qui rendrait hommage à sa diversité, avec le souci d’une cohérence globale. Aucun choix n’a été motivé par des raisons commerciales, sinon je ne me serais pas investi dans ce projet !
Quels sont les artistes qui ne figurent pas dans votre livre qui ressortent selon vous de cette nouvelle tendance artistique ?
Il y a de très nombreux artistes qui ne figurent pas dans notre panorama mais qui y auraient tout à fait leur place. Citons par exemple Tim Burton, Akira Toriyama, Tim Sale, Moebius, Enki Bilal, Philippe Druillet, Mamoru Oshii, Toby Gard, Yoshitaka Amano... La plupart d’entre eux sont abordés dans la première partie du livre, notamment le chapitre qui raconte histoire de l’art ludique. Mais si nous avions rédigé des monographies dans la seconde partie sur tous les artistes qui nous passionnent, Art Ludique ferait plusieurs milliers de pages !
Propos recueillis par Didier Pasamonik
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
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Photos : D. Pasamonik (L’Agence BD)
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