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Jean-François Charles ("Fox / India Dreams / China Li") : « J’aime beaucoup dessiner les personnages féminins » [INTERVIEW]

Par Jean-Sébastien CHABANNES le 11 mai 2024                      Lien  
Depuis longtemps, Jean-François Charles est un dessinateur connu et très apprécié dans l'univers de la BD franco-belge. Mais c'est aussi un auteur complet ! Ce dessinateur talentueux revendique ouvertement son travail de coloriste et de scénariste. Ce dernier point a toujours été fait en étroite collaboration avec sa femme Maryse depuis leurs débuts. Même si la série "Fox" avec le scénariste Jean Dufaux est marquante pour certains lecteurs, en réalité, les séries s'enchaînent avec succès depuis des années : que ce soit au dessin, au scénario ou les deux ensemble. El les idées de projets ne semblent pas épuisées, avec la préparation d'un nouveau western pour cette année, faisant alors écho à leur toute première série dont de nombreux lecteurs continuent de suivre les aventures : "Les Pionniers du Nouveau Monde". De passage à Istres, à la galerie de leur ami Nicolas Sanchez, nous avons profité de leur exposition pour les rencontrer tous les deux et discuter de leur parcours très riche en BD.

Quel regard portez-vous sur votre toute première série "Les Pionniers du Nouveau Monde" ?

Jean-François Charles. La question est amusante car en 1976, nous avions fait un très-très long voyage aux États-Unis, pour aller voir des membres de ma famille. En rentrant, après avoir vu tous ces paysages, après en avoir été imprégné, j’avais vraiment eu très envie de faire un western. Or, mon nouveau projet en cours actuellement, en 2024, est aussi un western… mais vous m’avez dit que nous allions en reparler en fin d’interview.

Jean-François Charles ("Fox / India Dreams / China Li") : « J'aime beaucoup dessiner les personnages féminins » [INTERVIEW]

En 1976 donc, le western n’était plus du tout à la mode et à chaque fois que je proposais un synopsis à des éditeurs, on me répondait qu’il fallait que j’essaie de trouver autre chose. J’étais jeune quand nous avions fait ce voyage mais je me souviens très bien que nous étions passé par le Michigan où nous avions vu la reconstitution d’un fort : Michilimackinac (ce qui veut dire l’île de la Tortue en langage iroquois). C’est à partir de là que sont nés Les Pionniers du Nouveau Monde comme étant une grande aventure et avec l’envie d’en dessiner les paysages. De plus, c’était une période encore peu connue de l’Histoire : on parlait très peu des trappeurs, du Québec ni du Canada en 1976. Or nous, ça nous intéressait très fortement, ce qui fait qu’aujourd’hui je suis toujours très attaché à cette première histoire.

Michel Deligne avait été le premier éditeur à avoir accepté mon projet. C’était un jeune éditeur. Après bien des difficultés, le titre a finalement été racheté par Glénat qui commençait sa revue Vécu et toute sa période sur la bande dessinée historique. C’est ainsi que Les Pionniers du Nouveau Monde ont pu continuer leurs aventures et nous y sommes encore aujourd’hui très attachés, Maryse et moi. C’est notre première histoire, c’est toujours notre bébé ! Et avec le plaisir que ça continue encore quarante ans après : d’ailleurs un nouvel album vient de sortir (même si ce n’est plus moi qui le dessine, même si c’est surtout Maryse qui assure le scénario de nos jours). Mais la série continue à vivre, c’est ça qui est important à mes yeux !

Pourquoi avoir démarré sans scénariste ? Les jeunes dessinateurs démarrent rarement dans le métier sans l’appui d’un scénariste.

Jean-François : C’est vrai que raconter toute la partie scénario, c’est déjà du travail. Mais avec Maryse, on travaillait déjà ensemble à cette époque.

Maryse Charles : Dès le départ, Jean-François était déjà scénariste. Vous savez, il est un auteur complet depuis le début. Il avait déjà plein d’idées.

Jean-François : Pour moi, en effet, faire de la bande dessinée, c’est avoir envie de raconter une histoire, tant par le scénario que par le dessin. Sinon, on fait de la peinture ou juste de l’illustration. J’ai toujours eu envie de raconter mes histoires et cela continue. Raconter est quelque chose de vraiment important !

Les Pionniers du Nouveau Monde

À partir du septième album, vous avez passé la main à un autre dessinateur et c’est là que Maryse est apparue comme scénariste.

Jean-François : Oui mais en réalité, Maryse est toujours intervenue dans le scénario des Pionniers du Nouveau Monde, on a toujours travaillé ensemble. C’est réellement une collaboration entre nous deux, ça nous a toujours semblé évident. On s’est connus tout jeunes, on avait seize ans et on faisait déjà des petites histoires dans des journaux d’étudiants. Partout où on pouvait publier, être imprimé, on y allait. C’était important pour nous, ça a toujours été un moteur d’arriver à pouvoir raconter des histoires et arriver aussi à vivre pleinement de ce métier. Et puis, à la fin du sixième album, j’avais envie de faire autre chose. Le Canada, le Québec, c’est magnifique, mais il m’est quand même venu l’envie de dessiner autre chose que des sapins, des montagnes et des grands lacs. Je me souviens que j’avais soudain envie de soleil et de sable par exemple. J’ai toujours besoin de changer d’univers, je crois que ça se voit dans ma carrière. Car pour se motiver, pour garder l’envie, il faut aller voir ailleurs, changer de documentation. Moi j’ai besoin d’être terriblement motivé ! Donc changer d’univers, c’est très important pour moi. Et c’est comme ça que je me suis retrouvé à travailler sur la série Fox, après un voyage en Égypte.

Toute la série des Pionniers du Nouveau Monde vient de ressortir d’ailleurs dans une belle collection chez Hachette. Ce sont de beaux livres avec un dos toilé. C’est un travail d’éditeur mais ça signifie que la série continue à vivre. C’est bien. On nous a même confirmé que le dernier album, qui est sorti il y a un mois, a très bien démarré en termes de ventes.

Est-ce que Fox en 1991 vous a révélé à un public plus large ?

Maryse : Je ne pense pas. Pas plus que Les Pionniers…. Pour nous, Fox était une expérience comme une autre. Il faut savoir que la série des Pionniers…, de même que le tout premier album Le Bal du Rat Mort, se sont très bien vendus. Enormément même ! Peut-être que si ça avait été publié chez un autre éditeur que Deligne, on aurait pu être riches ! ( Rires ) Vous savez, quand Jean-François est entré dans la BD, ça a été d’emblée un succès.

Intégrale Fox

Jean-François : Concernant Fox, il est vrai qu’on passait alors chez un grand éditeur. Glénat devenait de plus en plus important. Et ça nous changeait en effet.

Il y a une vraie évolution dans votre dessin avec Fox, des pages plus aérées, des cadrages magnifiques.

Quand j’ai commencé Fox, je me souviens qu’en effet je voulais en profiter pour changer totalement mon univers graphique. Je voulais être plus simple dans mon dessin et être en plein dans la mode des années 1950. Je voulais rompre totalement avec ce que j’avais fait dans ma première série. Ce n’est que beaucoup plus tard que je suis revenu à un dessin sans contraintes. Mais avec Fox, je voulais être pleinement dans ces années 1950. J’étais alors très influencé par les dessins de mode de cette époque. Il faut savoir aussi que je faisais des affiches pour un salon des collectionneurs, et donc je m’intéressais beaucoup aux objets de collections. Je ne suis pas collectionneur (Dieu merci), mais j’adorais dessiner tous ces objets des années 1950. Comme des Jukebox, par exemple ! Si vous regardez bien, à cette époque des années 1980, on replongeait en réalité totalement dans cette mode. Et il est vrai que j’étais très influencé par ces affiches américaines qu’on trouvait entre autres dans la revue Life par exemple. Il y avait aussi les affiches de cinéma bien entendu. Vous savez, on regarde tout quand on est dessinateur.

Avec Fox, vous avez réalisé justement des couvertures qui restent gravées à l’esprit.

Les couvertures, c’est un véritable casse-tête ! C’est de la recherche. En ce moment je suis en train de travailler sur une couverture et c’est le genre de travail qui peut m’empêcher de dormir. C’est vraiment difficile, c’est du tracas. Et c’est uniquement lorsqu’elle est publiée, qu’on se rend compte de l’impact qu’elle peut avoir (ou ne pas avoir). Celles de Fox, c’est du passé, je ne me rends plus compte. C’est oublié car je suis toujours tourné vers ce qui est à faire. Mon tracas en ce moment, c’est bien la couverture sur laquelle je travaille.

Concernant Fox, il y a déjà eu une intégrale en deux tomes et là, il y a d’ailleurs une nouvelle intégrale qui va sortir, d’ici quelques semaines. Mais je n’ai pas redessiné de nouvelle couverture, ils ont repris une des couvertures du premier cycle, celle avec l’Égyptienne de l’album Le Dieu rouge. Elle est juste un peu retravaillée, remaquettée… Et tant mieux car les années ont passé, je ne pourrais plus dessiner une nouvelle couverture sur cette série, comme je pouvais le faire à l’époque. Quand un travail est terminé, on l’oublie, une page est tournée.

En revanche, il est vrai qu’en dédicace, souvent les lecteurs me demandent de leur faire un dessin qui reprend un peu celui de la couverture. Maintenant que vous me le dites, c’est vrai que c’est révélateur de l’impact qu’une couverture a pu avoir sur les lecteurs. Tenez, celle de l’album que vous avez là, Le Miroir de vérité, je l’ai dessinée et redessinée des quantités de fois en dédicace.

Maryse & J-F Charles - Exposition à Istres

Comment est née votre collaboration avec le scénariste Jean Dufaux ?

J’avais dès le départ cette idée du livre maudit et j’aimais bien l’idée du personnage qui découvre ce type de livre. Je me souviens que j’avais été très impressionné par un livre de Jacques Bergier, dans une célèbre collection de livres de poche à l’époque (certainement la collection J’ai lu) qui traitait du sujet des livres maudits. Une phrase m‘avait beaucoup impressionné, c’était une phrase qui disait sur un ton très solennel et le plus sérieusement possible, quelque chose comme « J’avertis le lecteur qu’au cas où il découvrirait un livre maudit, de ne pas chercher à en savoir plus, de ne pas l’ouvrir ». ( Rires ) J’étais jeune et je m’étais alors demandé « Mais ça existe ça ? ».

Vous savez, une de nos deux filles est restauratrice de manuscrits. Elle vient de restaurer un manuscrit extrêmement important du XIIe et XIIIe siècle et qui appartient à une très grande bibliothèque. Elle y a travaillé pendant un an. C’est très-très beau, il y a des enluminures mais on voit que certaines pages ont été découpées car certainement, il devait y avoir des textes qu’on ne souhaitait pas. Ma fille nous a montré aussi une annotation à la fin du livre qui semblait dire que celui qui n’était pas initié, ne devait pas essayer d’entrer dans ce manuscrit. Moi, quand je vois ça, ça me fait rêver ! ( Rires ) Je ne peux m’empêcher d’imaginer le gars qui va trouver ça chez un antiquaire, qui va ramener le livre chez lui et où il commence à se passer de drôles de choses. Avec des gens autour également qui vont commencer à s’intéresser au livre ! Ce genre d’histoire, ça a quarante ans pour moi mais ça remonte complètement à cette période où j’avais découvert le livre de Jacques Bergier. L’auteur parlait d’un livre maudit mais également d’une personne initiée qui aurait possédé ce livre : madame Blavatsky. Elle possédait des secrets, elle parlait du livre de Toth… toutes ces choses qui me faisaient rêver quand j’étais jeune.

Je trouvais ça extraordinaire, et comme à cette période je voulais que mon dessin change, cela participait à tout un travail de recherche. On avait fait une première mouture du scénario mais nous n’étions pas tout à fait satisfaits. Voyant que la tâche était quand même importante, j’ai pris contact avec Jean Dufaux et nous avons commencé à travailler ensemble. Jusque là, on s’était plus ou moins croisés. D’ailleurs, dans le premier tome de Fox, il est indiqué « Sur une idée de Maryse et Jean-François Charles ». Ça a été supprimé dans les rééditions mais vous pourrez vérifier si vous avez la première édition chez vous.

Ce scénariste emploie beaucoup de fantastique sans vraiment refermer les portes à la fin. Est-ce que cela vous convient ?

Ça, c’est sa responsabilité ! ( Rires ) Après le premier tome, notre manière de travailler avec Jean Dufaux a fait que je ne connaissais jamais la totalité du scénario à l’avance. Aujourd’hui, c’est quelque chose que je ne veux plus faire. Jean Dufaux travaillait par lot de dix ou douze pages et je découvrais l’histoire par petits bouts. Je sais que certains dessinateurs aiment travailler comme ça pour garder leur enthousiasme. Moi je n’aime pas trop ça et je ne travaillerai plus jamais de cette manière. Sur Fox, je ne connaissais donc pas la fin du scénario ! C’est pour ça que je dis que la fin du premier cycle, ça reste de la responsabilité du scénariste. Moi je trouve aujourd’hui important, qu’en tant que dessinateur, je puisse dessiner mes idées à moi aussi et pas seulement celles des autres. Avec Maryse, on se connaît très bien, on fonctionne comme ça ensemble. Car je suis scénariste, moi aussi ! Je le revendique terriblement ! Sinon, ça veut dire que je suis juste un exécutant, ce qui ne me suffit pas. J’ai beaucoup de mal à me plonger dans les idées des autres, j’ai besoin de visualiser ce que je vais dessiner et donc il est important que ça corresponde aussi à mes envies et à mes idées. On a eu une bonne collaboration avec Jean Dufaux mais c’est bien aussi que l’histoire se termine un jour, pour faire autre chose ensuite.

À cette époque, on avait aussi appris à se découvrir avec Jean Dufaux. J’avais accepté de travailler avec lui de cette manière-là car il y a aussi une forme de respect entre auteurs. Vous savez, on parle souvent du scénario ou du dessin, mais il y avait aussi une troisième personne qui se chargeait de la couleur dans Fox : c’était Christian Crickx. Il est décédé malheureusement. On discutait de la couleur ensemble et je lui déléguais le travail ensuite. C’est lui qui en portait la responsabilité. Vous voyez, avec Fox, j’avais donc délégué à la fois le scénario et la couleur. Jusqu’au jour où je me suis dit « Bon, J’ai envie de faire la couleur moi-même maintenant car la couleur, c’est finalement très personnel. » Et j’avais envie aussi de faire le scénario ! Je n’avais plus envie de me charger uniquement du dessin. Mais ça a pris du temps pour que toutes ces envies se mettent en place…

On pensait que la série allait s’arrêter avec le quatrième tome. Est-ce qu’elle était programmée dès le début pour perdurer au-delà du premier cycle ?

Maryse : Le cycle sur l’Égypte s’arrête effectivement avec le quatrième tome. Je crois me souvenir que Jean Dufaux avait envie d’en faire un cinquième sur l’Écosse, de continuer avec les personnages. L’Écosse, ce n’est pas quelque chose que nous avions demandé. Par contre, les derniers albums de Fox sont plus à la demande de Jean-François. Cela faisait suite à un voyage aux États-Unis et à son envie de traiter de la peine de mort là-bas. C’est un sujet qu’il voulait vraiment développer. La peine de mort nous interpelle toujours beaucoup mais à cette époque, cela nous interpellait encore plus car c’était une dizaine d’années après l’affaire du "Pull-over rouge".

Jean-François : Tout ça est assez loin en effet ! ( Rires) Continuer cette série aurait été bien mais il y a toujours aussi le risque que ça s’essouffle. J’avais d’ailleurs pris une année sabbatique après le tome sept, pour me concentrer sur une série de dessins sur l’orientalisme. Je commençais à être un peu fatigué. J’avais même envisagé d’abandonner la BD pour ne faire que de la peinture ou de l’illustration. Néanmoins, longtemps après le dernier album de Fox, il m’est quand même arrivé par moment d’avoir envie de reprendre la série, de revenir à ces personnages. Et puis à chaque fois le temps passe, l’idée s’estompe. Mais ce n’est peut-être pas plus mal car ça n’aurait plus été forcément pareil. D’ailleurs, quand je regarde mes livres sur cette série, je les regarde aujourd’hui comme si ce n’était pas moi qui les avais dessinés. Et quand je les relis, je trouve que ça se tient bien, sur l’ensemble des sept tomes finalement.

Et puis ce qu’il faut savoir également, c’est qu’à la fin de ce 7e tome, Jacques Glénat m’a proposé Le Décalogue. Au départ, je voulais lui demander de bien vouloir publier mes aquarelles sur l’orientalisme et sur l’Égypte auxquelles je tenais énormément, ce qu’il a fait dans la monographie Esquisses et Toiles sur textes de Paul Herman. Glénat m’a répondu « Ah oui, bon, mais fais-moi plaisir aussi, regarde ce travail du Décalogue  ». On a alors rencontré Frank Giroud et j’ai choisi de faire le troisième tome de la série, série qui a vraiment cartonné ! ( Rires )

Mon album aussi a rencontré un grand succès ! Tout ça s’est enchaîné et a fait qu’un éventuel retour à Fox s’est estompé. Et vraiment, j’avais envie de faire les couleurs moi-même à partir de ce moment-là. Puis, je suis passé à ce qu’on appelle la couleur directe et il me fallait pour ça un autre univers, un univers qui se prête bien aux aquarelles. Et c’est ainsi qu’on s’est retrouvés à travailler Maryse et moi sur ce qui allait devenir notre série India Dreams, tout en passant par la même occasion chez Casterman.

En 2002, votre premier album d’India Dreams a été justement un tournant et un choc graphiquement !

Jean-François : Pour nous, c’était une nouvelle aventure qui commençait ! India Dreams est né parce que nous sommes allés en Inde et qui plus est, tout à fait par hasard ! Nos enfants ne venant plus en vacances avec nous, on avait choisi l’Inde pour se faire un petit voyage de repos. Mais on ne s’attendait pas à un tel choc des cultures ! On en a été très marqués. On en est donc revenus avec l’envie de raconter une histoire qui se passerait dans cet univers. Ça changeait complètement de tout ce que nous avions fait avant… et en plus, l’Inde était fort peu connue, que ce soit en BD comme dans les films ! Avec Maryse, nous sommes entrés dans cet univers-là par la petite porte et sans s’y attendre.

Maryse : Il faut savoir que là-bas, nous avons trouvé quelques petites librairies, mais ce n’était pas suffisant pour notre histoire. Internet n’existait pas et nous avions trop peu de documentation. Nous sommes donc allés à Londres après notre voyage et nous avons trouvé tout ce qu’il fallait. Et c’est assez logique puisque c’était une colonie anglaise. En revanche, en Inde, on a pu palper une atmosphère et en ramener des détails, des anecdotes.

Jean-François : Ce voyage nous a donné une forte envie de communiquer sur ce pays, de montrer tous les endroits où nous avions été. Et travailler alors à la couleur directe trouvait tout d’un coup, tout son sens. Autant avec Fox, il me fallait des couleurs puissantes sur mes encrages pour bien identifier les années 1950, autant là, j’avais besoin de quelque chose de beaucoup plus doux, plus « aquarellé ». Pour moi l’Inde, c’est toujours une ambiance de brume. Tout semble estompé, tout est un peu « ouaté », je ne sais pas si on peut dire ça comme ça. ( Rires ) On a l’impression que dans ce pays, tout est mystérieux et qu’il y a toujours un peu un voile quelque part. Donc il me fallait m’en imprégner et le faire ressentir.

D’ailleurs, c’est amusant, car à chaque fois que je m’attaque à un nouvel univers, mon bureau change à la maison. Entre Fox et India Dreams, même les meubles de la maison ont changé ! ( Rires ) On a commencé à aller dans des magasins indiens, on a mis d’autres types de parfum : de l’encens, du santal...

Je me souviens que nous étions très fatigués quand nous avions entrepris ce voyage en Inde. Je pense qu’au départ, on nous avait concocté un voyage pour personnes âgées. Et quand ils nous ont vu arriver, ils ont dû se dire « Bon, ils ne sont pas si vieux que ça ». Nous avons alors sympathisé avec un chauffeur qui était sikh et qui nous a fait voir une partie de l’Inde qui n’était pas prévue au programme. Nous sommes allés dans des endroits parfois dangereux. Je pourrais vous en parler pendant très longtemps mais ce qui en ressort, c’est que nous nous sommes réellement imprégnés de tout ça. Je pourrais vous raconter quand nous avons été voir les temples de l’amour de Khajurâho. Ils ont été découverts au XIXe siècle, cachés dans la jungle. C’est là qu’il y a toutes ces statues qui représentent des actes sexuels.

Maryse : Oui, c’est assez curieux de voir des touristes indiens faire des photos avec leurs gamins au milieu de ces temples et écouter les explications du guide.

Jean-François : En effet, et c’est formidable à voir ! ( Rires ) Et la visite de Khajurâho terminée, des gens nous ont proposé de nous amener faire un tour à travers cette zone désertique. Nous ne les connaissions pas mais nous avons dit oui. Nous nous sommes ainsi embarqués dans une sorte de jeep, et avec aussi un gamin que nous ne connaissions pas. Nous nous sommes alors retrouvés dans un palais de Maharajah abandonné en plein désert et que j’ai dessiné dans le tome deux. Ce palais est extraordinaire, on y tourne parfois des films. Il y a beaucoup de palais abandonnés dans ce pays, abandonnés quand il n’y a plus d’eau pour y vivre. Celui-ci était absolument fabuleux ! Il n’y avait personne, nous étions seuls au milieu du palais et des palmiers.

Maryse : Cela correspond à la scène de l’Avatara dans Quand revient la mousson.

Jean-François : Et là, quand j’ai vu la porte de ce palais, je me suis dit « Ça, il faut que je puisse le dessiner ! ». Sauf que nous avions juste un petit appareil photo avec nous, ce n’était pas les appareils photos ou téléphones d’aujourd’hui. Comme cette visite n’était pas prévue, nous n’avions plus de pellicule. Je me suis dit : « Ce n’est pas possible, ce truc est extraordinaire et je n’en aurai pas une seule photo ! ». Comme je râlais, les guides qui étaient là ont compris que nous avions un problème. Et là les gars nous disent « No problem » ! Et les voilà qui partent tous les deux dans la jeep, nous laissant Maryse et moi (et avec ce gamin qu’on ne connaissait pas) perdus dans le palais. On a alors vu la jeep s’en aller au loin, noyée de poussière… Et dans la jeep, il y avait nos bagages, notre argent, nos passeports, nos billets, tout ! Nous devions reprendre l’avion le soir même…

Souvenir de voyage aux Etats-Unis

Maryse : On s’est dit « Mais qu’est-ce qu’on fait ??? ». On a continué à visiter le palais.

Jean-François : On se sentait un peu « cons » quand même, c’est le moins qu’on puisse dire ! ( Rires ) En effet, comme on n’avait rien d’autre à faire, on a visité tout le palais entièrement. C’était immense, avec des tours et une grande place en pierre magnifique. Nous ne savions pas où nous étions en réalité mais nous avons continué à visiter ainsi pendant deux heures. Nous étions inquiets au fond de nous mais nous ne nous le sommes pas dit, pour ne pas paniquer. Deux heures après, on a vu la poussière, la jeep qui revenait et les deux types essoufflés qui nous ramenaient une pellicule photo.

Maryse : C’était merveilleux ! Alors qu’ils auraient pu partir avec notre argent et nos papiers !

Jean-François : On était heureux comme tout. On a payé la pellicule et on les a remerciés Ils étaient souriants derrière leur grosse moustache. J’ai pu faire douze ou quatorze photos du palais grâce à eux, je les ai toujours, c’était extraordinaire. Je trouve cette petite histoire très belle et touchante. Et moi, ces photos-là, je les ai utilisées ensuite pour dessiner en effet le palais qui est dans le second album de la série. Je pourrais vous raconter comme ça d’autres anecdotes comme quand le guide nous avait emmenés dans un endroit où serait né le dieu Krishna. C’était une petite ville consacrée à cette divinité mais qui est dans une misère incroyable. Ces gens sont très pauvres, les enfants jouent avec les cochons dans la boue. On a vu des lépreux, ça nous a terriblement marqués Tout ceci pour vous dire que nous avions réellement envie de raconter et de partager tout ça avec nos lecteurs.

Maryse : En Inde, il faut arriver à faire abstraction de notre propre culture si on veut aller plus loin. Mais on se retrouve alors à accepter des choses qui sont inacceptables. Nous avons vu une femme hindoue, enceinte, presque à terme et qui portait des pierres sur la tête pour la construction d’une route. Là-bas il y a beaucoup de choses qui sont très différentes de notre conception. Nous avons été poursuivis aussi par de faux fakirs ! Il faut savoir que simplement le fait de porter des lunettes ou même d’avoir des dents saines, ce sont des signes extérieurs de richesse en Inde. On a pris des risques mais c’était passionnant.

L’érotisme est très présent dans Fox comme dans vos autres séries, c’est très agréable.

J’aime beaucoup dessiner les personnages féminins ! J’aime beaucoup dessiner des femmes, ça m’a toujours passionné ! Mon parcours scolaire ayant été fort court, j’avais quinze ans quand je suis rentré à l’Académie des Beaux Arts à Bruxelles. C’était d’ailleurs beaucoup pour échapper à l’enseignement traditionnel dans lequel je végétais depuis déjà pas mal de temps. Je faisais du sur-place mais j’avais quand même eu la chance d’avoir au lycée un professeur de dessin qui m’a fait entrer aux Beaux-Arts en sautant les premières années, et en allant directement aux modèles vivants. Ça m’a donc toujours semblé naturel. À quinze ans, je dessinais des femmes nues à partir de modèles nus. Je pense que pour un dessinateur, c’est fort important. L’érotisme fait partie de ça et ça me semble être une évidence pour un dessinateur. Mais mes dessins restent très « soft » je pense car il faut qu’il y ait une grâce. J’aime beaucoup la féminité, la sensualité. Le personnage d’Adrianna Puckett est un cas un peu différent car il est plus noir. Vous savez, à la maison, je suis entouré de femmes, et elles me contrôlent ! ( Rires ) L’érotisme dans le dessin est véritablement un plaisir mais ça reste un exercice difficile.

D’ailleurs, après Fox, cela a continué avec la couleur directe et elle permet d’aller encore plus loin dans ce type de travail. L’érotisme a aussi toujours attiré les peintres. C’est une évidence au même titre que dessiner des paysages. J’aime dessiner également les paysages et ça a d’ailleurs énormément d’importance dans mes envies de dessin. En revanche, je suis moins attiré par dessiner des scènes de violence. Je peux les faire mais ce n’est pas ce que j’aime dessiner. Je préfère les paysages et les femmes ! ( Rires ) Et il faut savoir aussi qu’à cette époque, la bande dessinée devenait plus adulte. Je n’ai jamais rencontré dans ma carrière, d’éditeur ou ni de directeur de collection, qui m’aurait dit de mettre plus d’érotisme pour vendre (ou d’en mettre moins pour ne pas choquer). Ça ne m’est jamais arrivé. Je n’ai dessiné que ce que j’avais envie. J’ai peut-être d’ailleurs eu beaucoup de chance à ce niveau-là. Ou alors, c’est peut-être parce que j’étais un peu sauvage, ils n’ont pas osé ! (Rires )

Je n’étais pas conscient de l’effet que pouvait produire mes scènes érotiques ou mes dessins de couverture comme pour Le Dieu rouge ou pour Le Club des momies. En tant qu’auteurs, on n’a pas énormément de retours en réalité. On n’imagine pas le ressenti des lecteurs, on est un peu seuls dans notre travail. Il n’y a qu’en séances de dédicace que je peux constater en effet que ce qu’on me demande le plus, ce sont les personnages féminins. C’est très rare qu’on me demande un soldat. ( Rires ) Ah si, le week-end dernier, une dame m’a demandé la tête d’un chinois en dédicace car elle avait déjà eu plusieurs fois le portrait de China Li. Mais ça reste rare, on me demande surtout les personnages féminins, en effet.

Est-ce qu’une série comme "India Dreams" n’aurait pas dû s’arrêter avec le tome quatre ? Vous aviez encore des choses à raconter ou à dessiner ?

On avait terminé le cycle de l’Inde et on avait envie de faire autre chose. Il s’est passé qu’après le quatrième tome, nous avons acheté une maison, sur la Côte d’Opale et face à la mer. Sur le terrain de la maison, il y a un bunker qu’on ne voit pas car il est souterrain. Et dans ce bunker, il y avait gravé le nom d’un soldat « Erwin 1942 ». C’était un endroit où ils s’attendaient à voir arriver le débarquement. Là aussi, ça a été un bouleversement pour nous. L’histoire de la BD War and Dreams qui faisait suite au premier cycle d’India Dreams est née comme ça, de cette idée. Et de cet endroit aussi : les bunkers sont toujours là, les canons sont toujours présents et on sent que la région en a été profondément marquée.

Et puis vous savez, mon père a été prisonnier de guerre pendant cinq ans. Celui de Maryse a fait de la résistance ! J’ai un oncle qui était GI, qui est venu en Europe et qui a épousé ma tante. Tout ça nous parle beaucoup. On a été marqués par ces histoires de famille quand nous étions enfants. On a alors eu envie de raconter une histoire sur cette période-là.

On nous a toujours laissés faire mais ça a été quand même un peu difficile avec l’éditeur. Il est vrai que notre série India Dreams ayant très bien marché, ça a probablement fait un peu d’ombre à notre série qui suivait, War and Dreams. Mais on s’en fichait. On continuait à faire ce que nous avions envie de faire. Il faut toujours faire ce qu’on a envie de faire dans ce métier, je crois. Et comme on était un peu nostalgique de cette période sur l’Inde, on y est revenu par la suite. Mais cent ans plus tôt par rapport au premier cycle, c’est-à-dire au XIXe siècle.

Il y a l’envie, mais il est aussi important de garder de l’enthousiasme dans ce qu’on fait. Je n’ai jamais fait un travail que je me sentais obligé de faire. Quand j’ai envie de changer d’univers, je change. Et il arrive que certains lecteurs ne nous suivent pas car ce n’est pas une période historique ou un thème qui les attire. Il se passe la même chose dans le monde du cinéma.

Maryse : En ce moment, on voit des lecteurs qui s’intéressent de nouveau à War and Dreams, comme si c’était une période qui revenait un peu à la mode. On le constate d’ailleurs au cinéma. Et puis il y a une belle petite intégrale qui est sortie il y a quelques mois. Certainement que ça donne envie aux lecteurs d’y revenir.

Jean-François : Ce qui est étrange, c’est que ma première couverture de War and Dreams n’a pas plu. Celle avec le soldat allemand au premier plan et la jeune fille derrière ! On me l’a dit : « - Tiens, on dirait une couverture de Signal ». Signal était une revue allemande pendant la Seconde Guerre mondiale, à destination de l’étranger et qui promotionnait une image positive de la nation allemande. On me l’a dit, et c’est vrai : à cause du casque allemand ! Et donc je l’ai refaite cette couverture, puisqu’elle ne plaisait pas (même si je pense qu’aujourd’hui, ce dessin passerait mieux). Moi je la trouvais bien, des lecteurs l’ont regrettée aussi après coup mais ça s’est passé ainsi, c’est comme ça.

Maryse : War and Dreams parle aussi des dommages collatéraux durant cette guerre. Le Code Enigma, le titre du tome deux, est un élément de notre scénario. On a du sacrifier des Alliés pour sauver un plus grand nombre. Il y a aussi le cas de certains GI, des libérateurs qui ont commis des viols en Angleterre, en France et en Allemagne. Ces sont des sujets dont on parlait peu alors. L’engouement pour ces thèmes est plus fort de nos jours que lorsque nous avions lancé cette série.

Vous avez multiplié d’autres séries ensemble au scénario

Maryse : Une vie, c’est court pour faire tout ce que l’on a envie de faire. Pour une série comme Ella Mahé par exemple, Jean-François commençait les dix premières planches au dessin. Puis, des dessinateurs différents dessinaient toutes les périodes de flashback et Jean-François dessinait la fin de l’histoire. Nous avons pensé à cette série chorale car l’Égypte continuait à nous passionner.

Jean-François : En effet, j’aime bien ses couleurs chaudes. Et puis l’Égypte, ça me fait rêver. Vous savez, quand je dessine, je suis là où je dessine. Si c’est l’Égypte, je me trouve en Égypte dans ma tête. Ce qui fait que régulièrement, j’ai envie de revenir dans ces univers. Je ne me pose pas forcément beaucoup de questions, je fais en fonction de mes envies. Et après on voit ce que ça donne ! ( Rires ) Et en effet, on ne peut pas tout faire malheureusement. Je pense aussi à une série qui a connu beaucoup de succès et qui a été superbement dessinée par Frédéric Bihel, c’est Africa Dreams. On tenait à raconter cette histoire, à toucher à cet univers-là mais moi, je ne peux pas tout faire, je manque de temps. Et puis Frédéric Bihel l’a fait avec beaucoup de talent.

Cette période coloniale est très importante pour un pays comme la Belgique. Quand on a fait cette série, on parlait peu du roi Léopold II, chez nous. Alors qu’aujourd’hui, c’est un sujet dont on parle beaucoup, on le voit. Un jour ; un journaliste nous avait dit « - Avec votre bouquin, vous avez touché un plus grand public que des livres d’historiens qui sont plus sérieux. Vous avez fait découvrir le roi Léopold II ». Il est vrai que l’histoire me passionne tout autant que le dessin. Ce roi Léopold II n’était pas vraiment apprécié, c’est le moins qu’on puisse dire. D’anciens coloniaux nous l’ont reproché d’ailleurs, c’était amusant. Officiellement, on l’appelait le roi bâtisseur car il a offert le Congo à la Belgique. C’est ce qu’on nous apprenait quand nous étions enfants. Mais en réalité, ça ne s’est pas passé comme ça. La Belgique lui a prêté l’argent pour acheter le Congo belge que venait de lui apporter un personnage peu recommandable du nom de Stanley. Deux ans avant sa mort, Léopold II a rendu le Congo à la Belgique. Je vois toujours une statue à Bruxelles du roi Léopold II (qui a été taguée il n’y a pas longtemps d’ailleurs). Il est là dans toute sa splendeur sur son cheval mais comme je dis toujours « On devrait enlever Léopold et ne garder que le cheval, ce serait mieux » ( Rires )

Quelles sont vos inspirations dans le dessin ?

C’est une très bonne question car c’est en fonction de l’univers qu’il me faut dessiner. Les choix se font souvent en parcourant la documentation. Pour Fox, comme je vous disais, je me suis beaucoup inspiré des affiches et des costumes des années 1950. Car l’habillement et la mode de cette époque avaient beaucoup d’importance. Par exemple, il y avait les chemises, les vestes en cuir mais aussi des pantalons qui arrivaient assez haut, ce qui faisait de longues jambes. Je me souviens que je regardais beaucoup les revues de mode. J’avais beaucoup été influencé par cette revue Life car il y avait des illustrations magnifiques et aussi en ce qui concerne les femmes. De même que les publicités Coca Cola à cette époque étaient splendides. Mais si je dois dessiner par exemple une autre période comme la guerre de 1939-1945, ce sera d’autres sources d’inspiration.

Pour le western que je fais actuellement, je regarde les peintres du western. J’essaye toujours de retourner aux sources. Or les sources du western graphiquement pour moi, ce sont des artistes comme Frédéric Remington (extraordinaire peintre et dessinateur de chevaux) ou Kenneth Wyatt mais il y en a plein d’autres. On sait également qu’un illustrateur comme Harold Von Schmidt a beaucoup influencé John Ford. Un réalisateur de cinéma fait le même travail de recherche pour ses films que nous. Je travaille donc moi aussi beaucoup à partir de ça et c’est d’ailleurs passionnant. On a besoin des livres et de revues de l’époque pour s’imprégner. Sans vouloir me comparer, on sait que pour faire son film Barry LYndon, Stanley Kubrick s’est inspiré non seulement de la peinture mais aussi de la musique de l’époque, considérant qu’on ne pouvait pas faire mieux que Vivaldi pour la musique de son film. Il est retourné aux sources et c’est ce que je fais aussi dans mon travail, ça me passionne.

Vous ne retravaillerez sans doute plus avec Jean Dufaux.

Jean-François : En effet, aujourd’hui je ne pourrais plus. Nous sommes assez connus et donc beaucoup de scénaristes dans le monde de la BD savent que nous travaillons ensemble Maryse et moi. C’est comme ça. J’ai déjà eu des sollicitations mais... pas tant que ça en réalité ! Il y aura peut-être des collaborations un jour. Tout reste ouvert mais j’ai encore beaucoup de projets personnels auxquels je tiens vraiment et que je veux réaliser.

Il n’y a pas longtemps, j’ai rencontré un scénariste important. Je croyais qu’il ne connaissait pas mon travail mais j’ai été heureux de voir qu’il m’appréciait en tant que dessinateur et scénariste. Ce qui est sûr, c’est que je ne voudrais pas passer à côté d’une belle histoire. Et d’ailleurs Maryse me le dirait : « Ça il faut que tu le fasses ! ». D’ailleurs, ma première histoire à l’époque, Le Bal du Rat Mort, on était tout jeunes et c’est Maryse qui, ayant lu le scénario, m’avait dit de le faire. Pour Le Décalogue, c’est encore Maryse qui m’avait confirmé que c’était formidable à faire. Vous savez, on fait ce métier par passion et beaucoup d’auteurs vous le diront : il faut garder l’envie, le plaisir, l’enthousiasme etc.

Ce sont donc les voyages qui nourrissent vos projets ?

Jean-François : Ha oui ! Oui oui ! Et la grande voyageuse, c’est Maryse ! C’est important les voyages en effet, ça donne des envies. Pour mon western qui est en cours, on est retournés une nouvelle fois aux Etats-Unis. On a fait le voyage que fait notre héros. On a vu et vécu le parcours qu’il fait. C’est très agréable à faire car après, il faut choisir dans le dessin les vues, les bons angles et le sublimer. Et c’est aussi un nouveau voyage qui se fait quand on dessine… mais sans valises cette fois. À cheval, à travers le désert ! C’est un beau métier que je fais. Souvent je me dis que j’ai de la chance de faire ce métier.

L’herbe folle

Maryse : Nous avons beaucoup voyagé en effet et visité entre autres les pays que Jean-François dessinait. C’est tellement important d’aller sur place pour s’imprégner d’un autre monde. Nous avions pensé nous rendre aussi au Kivu quand nous avons écrit le scénario d’Africa Dreams mais c’était dangereux. Aussi, nous n’avons pas pris ce risque d’autant plus que Jean-François n’était pas le dessinateur de cette série. Mais parfois aussi, ce sont des régions que nous connaissons et apprécions qui nous inspirent le cadre de nos scénarios : La Côte d’Opale pour War and Dreams et l’Auvergne pour L’Herbe folle, ce roman graphique "Peace and Love" qui se déroule dans les années 1960-1970 .

Jean-François : Léopold II non plus n’est pas allé en Afrique ! ( Rires) Il a acheté le Congo et fait un bénéfice de 700% sans jamais y mettre les pieds.

Comment est né votre projet China Li : est-ce suite à un voyage, une lecture, une rencontre ?

Maryse : Nous recherchions comme cadre de notre nouvelle histoire, un sous-continent comme l’Inde, une civilisation millénaire, un choc des cultures, une variété de paysages, des bouleversements politiques, de l’exotisme... Quand nous étions enfants, nous étions fascinés par des films comme Les 55 Jours de Pékin ou La Canonnière du Yang Tsé. La Chine s’est très vite imposée, même si la notion d’exotisme et de sensualité est très différente de celle de l’Inde.

On nous avait dit qu’il était inutile d’aller en Chine, que nous ne retrouverions aucune trace de la période 1880-1930. Mais le premier tome à peine commencé, nous nous sommes rendus compte qu’il était indispensable d’y aller. Nous avons consulté une agence de voyages et avons expliqué ce que nous recherchions. Après plusieurs échanges, ils nous ont mis au point un voyage qui répondait à toutes nos attentes.

Et en plus des grands "classiques", nous avons pu visiter des sites et profiter de curiosités dont nous n’avions jamais entendu parler : la petite ville piétonne de Pinghao qui est restée à l’identique de ce qu’elle était en l’an 1000, une mine d’or pour Jean-François, les derniers lilongs de Shanghai, les villages d’eau, les hutongs de Pékin et les combats de criquets, des musées sur la vie quotidienne au début du XXe siècle, des hôtels parfois moins confortables mais tellement intéressants, vieilles gloires ou demeures de mandarins....

Est-il difficile de raconter l’histoire d’un personnage au milieu d’un contexte géopolitique complexe, sans perdre le lecteur ?

Maryse : Il nous a toujours semblé plus naturel et plus accessible de raconter l’Histoire de l’intérieur, par le biais des dommages collatéraux, l’histoire de personnages confrontés à un contexte géopolitique ou de crise sociale. Tant pour les lecteurs que pour nous, on se met alors plus facilement dans leur peau. Et si l’on aborde la vie de personnages historiques, c’est à titre informatif et non didactique, même si l’on a étudié leur biographie.

Votre album "L’Herbe folle" est paru en 2016, un peu trop discrètement, pouvez-vous nous en parler plus ?

Jean-François : C’est un roman graphique de 108 pages, un hymne à l’Auvergne, à la nature et aussi au mouvement hippie, à cette envie d’un monde meilleur...

Maryse : L’histoire est celle-ci : à Paris, Pierre, un sexagénaire a rendez-vous avec Rose, un médecin anglais d’une quarantaine d’années, au Train bleu, le restaurant de la gare de Lyon. Rose a perdu ses parents, Theda et Gilles, à sa naissance. C’étaient des amis de Pierre. Ils étaient dans la même classe aux Beaux Arts. Theda était arrivée plus tard dans le groupe, comme un rayon de soleil. C’était une très belle jeune femme, adepte du "Flower Power" et de l’esprit "Peace and Love". Elle avait séduit Gilles et à la fin de l’année scolaire, ils étaient partis tous deux en Auvergne pour vivre dans les estives d’un élevage de chèvres. Rose voudrait tout connaître au sujet de ses parents mais il y aura ce que Pierre pourra lui apprendre et ce qu’il devra taire.

Vous avez 50 ans de métier, êtes-vous parmi les dernières figures d’une forme de 9ème art ?

Jean-François : La bande dessinée nous a beaucoup unis. Mais moi j’ai toujours l’impression d’être un débutant, un jeune dessinateur. Je ne regarde pas vraiment la jeune génération de dessinateurs qui arrive aujourd’hui. Car la BD a changé, elle évolue vers d’autres univers. Je constate que le dessin change beaucoup, les repères ne sont pas les mêmes. La venue de l’informatique y a joué beaucoup certainement. Moi l’informatique, ce n’est pas mon truc, je n’y connais rien et je continue à travailler comme avant. Comme je dis toujours, j’ai mis tant de temps à arriver à tenir un pinceau, que devoir travailler avec une souris, ça ne me semble pas normal, pas naturel ! Alors oui, on est peut-être des dinosaures ! ( Rires ) Il y a eu des périodes fastes, des périodes plus difficiles mais on a eu la chance de faire ce qu’on voulait. Et on se passionne toujours aujourd’hui !

Maryse : Et on s’est bien amusés ! Si on devait revenir sur terre, on referait exactement la même chose. Car on a eu énormément de chance d’avoir des passions communes. Nous avons démarrés sur des projets étudiants, cela fait maintenant 55 ans. À seize ans, nous savions déjà ce que nous avions envie de faire. Nous vivons ensemble, nous partageons les mêmes projets, mais nous travaillons dans des bureaux séparés. Nous n’avons pas souvent les mêmes horaires non plus.

A paraître...

Jean-François : Et ça n’a pas été toujours évident ! ( Rires ) On croit souvent que les auteurs travaillent au calme, dans de bonnes conditions, au chaud à côté du poêle… mais quand on lit la biographie d’un auteur comme Joseph Conrad, on découvre toutes les difficultés de son époque et de sa vie avec une épouse très malade. En plus du manque d’argent ! Parfois ça se sent dans l’œuvre. Ce sont des choses qui font partie du métier d’artiste.

Dans le dessin réaliste, on peut ressentir ces choses. Je me souviens avoir fait une planche après le décès de ma mère, croyant que je pouvais oublier en me réfugiant dans mon dessin. Un mois après, quand j’ai revu la planche, j’ai réalisé tout ce qui n’allait pas, le malaise qui avait ressurgi dans mon dessin : je l’ai refaite. J’ai aussi le souvenir de planches que j’ai faites qui correspondent à des événements dramatiques, à des êtres qui disparaissaient. Ce sont parfois les enfants qui disent « On a vu dans ton dessin que tu n’étais pas bien. » ou encore « Elles sont tristes les couleurs de papa, il ne va pas bien en ce moment ? ».

Votre projet actuel est donc un western ?

Jean-François : Ce sera un one-shot de 80 pages. C’est un gros projet. Et un rêve qui date de cette époque où nous étions allés aux États-Unis la première fois, en 1976. L’histoire que nous racontons m’a toujours semblé évidente. Je n’en dirais pas beaucoup plus car c’est peut-être un peu tôt mais il y a toujours eu cette envie des grands espaces et de liberté. Certes, le western est revenu à la mode mais la première question qu’on se pose est « Dans quoi je mets les pieds ? » Qu’est-ce que je vais faire qui pourra être un peu différent de tous les westerns qui existent déjà ? Il y a des monuments dans le western en BD. C’est pour ça que je suis retourné aux fondamentaux que sont les peintures de Remington. Remington, Wyatt et Schmidt sont mes trois références principales d’une certaine manière !

Et surtout, graphiquement, pour ce projet, je fais de la peinture (le terme de couleur directe m’embête un petit peu et il n’est pas très beau je trouve). Je travaille donc sur un papier qui est toilé et qui permet beaucoup plus le travail de la couleur. Il permet aussi de travailler avec beaucoup plus de pinceaux différents, dont des pinceaux plats. Cela me permet d’être plus proche de tous ces peintres que je vous ai cités et que j’admire. C’est très important et ça convient très bien à cette période. Passé les deux-trois premières planches, j’ai fini par m’approprier cet univers et c’est aussi ça qui est formidable dans la bande dessinée. J’ai déjà fait une cinquantaine de planches, je me régale tellement que je me demande pourquoi je ne l’ai pas fait plus tôt. Et j’ai l’impression au niveau graphique qu’il y a tellement de documentation que c’est un travail plus facile que ce que j’ai pu faire avant. Car on arrive à entrer facilement dans cet univers, on a l’impression de connaître déjà tellement les costumes et les objets.

Mais je fais un western de paysages. Les paysages ont énormément d’importance et ce sera un western beaucoup plus proche de John Ford que du western « Spaghetti ». Ce dernier est un genre mais ce n’est pas pour moi. Je retourne donc à ce qu’était l’histoire du western (qui plus est, était une période très courte, cinquante ans) et sur un sujet qui n’a jamais été traité. C’est un projet auquel on tient beaucoup mais je ne veux pas donner trop d’infos pour le moment... ( Rires )

Vous avez déjà d’autres projets après ce western ?

Jean-François : Nous travaillons en parallèle avec notre western sur le scénario des deux albums suivants, deux BD différentes. J’envisage également de consacrer à nouveau plus de temps à la peinture et à l’aquarelle.

Je trouve que nous faisons un métier qui pourrait être un peu plus aidé. Peu d’aides sont octroyées aux jeunes. Même pour nous, nous avons parfois l’impression de devoir tout assumer seuls. C’est un métier d’indépendant, avec des hauts, des bas et des retraites qui sont misérables. Et pourtant c’est un vrai boulot ! C’est peut-être aussi de notre faute, peut-être que nous donnons l’impression de ne pas travailler. Ou de ne travailler uniquement que par plaisir. Alors que nous travaillons beaucoup d’heures par jour, souvent plus d’une dizaine d’heures.

Maryse : Jean-François a même toujours un carnet et un crayon avec lui. Car s’il se réveille au milieu de la nuit, qu’il a une idée et s’il attend le matin pour la noter, c’est trop tard. On fait vraiment un travail passionnant, on ne s’ennuie jamais.

Jean-François : En effet, tous les « dinosaures » de la BD vous le diront : on ne s’ennuie pas dans ce métier ! On n’a pas vu le temps passer, ce temps qui passe à une vitesse... C’est ce qui m’effraie le plus d’ailleurs !

Propos recueillis par Jean-Sébastien Chabannes
http://pabd.free.fr/ACTUABD.HTM

Nicolas Sanchez, Jean-François Charles et Maryse, ensemble à Istres
Dessins de l’auteur réalisés pendant l’interview

(par Jean-Sébastien CHABANNES)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Un grand merci à M. Nicolas Sanchez de nous avoir permis de réaliser fin avril cette interview au sein de sa librairie à Istres.

Glénat Casterman ✍ Maryse Charles ✏️ Jean-François Charles Histoire Aventure
 
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