Il y a trois ans à peine, nous en parlions sous la forme d’un poisson d’avril, l’un des commentaires se moquant de notre naïveté face à ce que sera cette boutade quand elle se sera concrétisée dans la réalité. Ce commentateur avait raison : Steve Coulson vient de produire une bande dessinée utilisant l’Intelligence Artificielle.
L’intrigue : un photo-journaliste en mission dans un village écossais lors d’une fête païenne découvre que les habitants y cachent des monstres.
Le tout complété en presque trois semaines, 1000 images individuelles, et un peu de Photoshop.
La réaction générale : "Yikes".
Accessible en pdf sur son site, Summer Island y est décrite comme telle :
"Une bande dessinée d’horreur folklorique dans la tradition de Midsommar et The Wicker Man, cette première bande dessinée de 40 pages du directeur créatif de Campfire, Steve Coulson, présente de superbes illustrations entièrement générées par l’intelligence artificielle."
Comment en sommes-nous arrivés là ?
En 2015, une avancée majeure de l’intelligence artificielle était la possibilité pour l’IA de légender une image, c’est-à-dire de traduire une image en mots. Mais si cette reconnaissance s’inversait ? Les chercheurs ont essayé de faire traduire des mots en images et d’en faire générer automatiquement.
En Janvier 2021, la compagnie OpenIA a annoncé la création de DALL·E. Pas encore ouvert au public, le programme était annoncé comme révolutionnaire, en montrant par des images époustouflantes de réalisme des scènes qui n’ont jamais existé.
Alors, Internet s’est enflammé : des dizaines de développeurs ont crée leurs propres modèles de texte-à-image. Craiyon a fait parler de lui. Cette micro IA, facilement accessible et nourrie par des données non filtrées d’Internet, n’était pas assez puissante pour montrer des résultats efficaces, et générait des images ridicules.
Des auteurs de BD intrépides ont fait leurs premiers tests tout aussi étranges, comme Lovebot, un "porno algorithmique" publié par le magazine italien Čapek [1], faite à partir de BD érotiques des années 1980.
Mais si ces images sont risibles au mieux, elles sont vite devenues inquiétantes. Beaucoup de développeurs indépendants poussés par la vague ont commencé à travailler sur Midjourney, accessible uniquement par invitation sur Discord.
Midjourney utilise donc un composite de plusieurs œuvres d’artistes pour générer ses images. Elle analyse des phrases et des mots-clés :
« Un petit village écossais, fête païenne, homme en osier, 1973 ; dessin au trait à l’encre, case de BD en noir et blanc, contraste. »
C’est cette description narrative qui a donné de la cohérence aux images de Summer Island.
S’ensuivit un débat houleux. Les uns dirent que c’était une façon d’éviter de payer les artistes ; du plagiat, du vol. D’autres dirent que la machine ne volait pas, elle apprenait ; elle ne copiait pas, elle s’inspirait. Comme le fait chaque artiste, en somme.
Car Coulson ne divulgue pas le nom des auteurs qu’il a utilisés comme prompt dans ses mots-clés. Il s’agirait de copier le style de l’artiste sans copier son image. Ce qui pose la question inévitable : qui est l’artiste ? Comme une toile peinte dans l’atelier d’un peintre, le véritable auteur ne serait-il pas l’exécutant, mais plutôt l’artiste à l’origine du style ? Ou du concept ?
« MidJourney ne vole pas plus qu’un imitateur ne vole la voix d’une célébrité » , continue-t-il. Ce qui n’empêcherait pas les procès, comme un Michel Polnareff attaquerait Cetelem pour avoir utilisé son sosie dans une pub...
L’auteur est un peu opaque sur ses motifs. En postface, il écrit :
« Le problème a toujours été que je ne pouvais pas dessiner, ce qui est un peu un handicap dans un support visuel. Et je n’avais pas de collaborateur artistique sympathique qui me faisait suffisamment confiance pour entreprendre un projet comme celui-ci (à bon escient). »
Sur Twitter, il dit que la raison pour laquelle il n’a pas embauché d’artiste est plutôt qu’il ne voulait pas faire une bande dessinée : il voulait simplement tester les possibilités de l’IA et la BD était un terrain de jeu parfait. En témoignent les "photos" à la fin de l’album.
Pour les artistes qui utilisent l’IA, le but serait d’assurer un rôle de directeur artistique ; d’altérer, compléter, détailler, voire reproduire une image générée à sa guise. Une collaboration humain-machine. Mais souvent il y a la fierté de vouloir tout faire seul, comme si les artistes n’étaient pas, tout comme l’IA, influencés par tout ce dont ils se sont nourris.
La phobie générale : peut-on dire que les artistes et les scénaristes se feront remplacer par les machines ? Non. Les images sont encore maladroites et l’IA ne peut rien créer elle-même de personnel. Mais peut-on le dire avec certitude pour le futur ? Non plus.
(par Marlene AGIUS)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
[1] Hommage à Karel Čapek, écrivain tchécoslovaque, qui a forgé le mot "robot". NDLR.
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