On connaît le désormais célèbre Rapport de Gilles Ratier pour l’ACBD que nous commentons depuis plusieurs années maintenant et qui comptabilise la production de la bande dessinée "dans l’espace francophone européen" (on oublie régulièrement de le signaler).
Un rapport d’une honnêteté remarquable qui mesure quoi, en fait ? Simplement l’offre en nombre de titres de la BD sur notre marché français. Comme celle-ci a progressé ces dernières années, on en déduit que le marché de la BD "va bien".
La "surproduction", un concept.
Nous avons nous-même versé dans ce sirop d’optimisme et de vanité car oui, cette production est un signe de vitalité de la création et de la faculté d’entreprendre de la BD francophone et il n’y a aucune raison de ne pas s’en féliciter.
Elle est due à la convergence de plusieurs facteurs :
1/ Une réduction des coûts de l’impression avec la disparition de certains postes de fabrication, comme par exemple, la photogravure et la production des films d’impression ou encore l’informatique qui a permis de supprimer certains postes de secrétariat, le coût du papier qui a baissé ces dernières années... Tous ces facteurs ont favorisé l’émergence des petits éditeurs qui ont pu ajuster leur petit tirage à ces moindres coûts. Cette "démocratisation" est une des raisons de la multiplication du nombre d’éditeurs ces dernières années : le ticket d’entrée a baissé.
2/ L’arrivée de nouveaux acteurs éditoriaux et/ou la revitalisation de certains segments sur le marché. Les mangas sont l’exemple le plus frappant, mais pas seulement : le Roman graphique, une forme de communautarisation éditoriale ciblée (BD sur les Rugbymen, sur les Papas de 40 ans,... Mais aussi une "bande dessinée arty" ou encore le "phénomène blog"), les BD tirées des jeux vidéo, de la TV ou du cinéma, etc. ont tous élargi le champ éditorial de la BD.
Le Roman graphique en particulier a vu arriver un bon nombre d’éditeurs de littérature sur ce marché, avec un certain succès : Gallimard, Denoël, Actes Sud, Flammarion,... pour ne parler que d’eux.
3/ La bonne réputation commerciale de la BD a amené aussi de nouvelles structures de diffusion à la prendre en charge : créations de la diffusion DelSol, de La Diff, du Comptoir des Indépendants (fermé depuis) mais aussi l’ouverture de diffuseurs jusque là peu intéressés par la BD : Harmonia Mundi, Les Belles Lettres, sans compter l’Internet dont la diffusion via Amazon ou Fnac a progressé grandement ces dernières années.
Ces nouveaux acteurs de la diffusion ont été un facteur déterminant pour l’augmentation de la production car elle a rendu certaines aventures éditoriales possibles (L’Association, Cornélius, mais aussi Bamboo ou Sandawe). La création de DelSol, par exemple, une structure venue de rien et qui se retrouve avec des salaires mensuels à payer, a poussé ses actionnaires (Delcourt et Soleil) à produire davantage pour "alimenter la machine". Ce dynamisme a été payant.
Guerre asymétrique
Tout cela mène à une "surproduction", terme bien commode pour des éditeurs de BD "tout public" dont le chiffre d’affaires reposait jusque là sur quelques blockbusters pour la jeunesse et qui ont dû investir les secteurs nouveaux qui les menaçaient (mangas, romans graphiques, beaux livres...) pour mieux rester dans le coup.
Mais ils souffrent de la guerre asymétrique que leur livrent les petits labels qui n’ont pas leurs frais de structure. Or ceux-ci, grâce à une forme de journalisme "branché" et à certains événements culturels interprofessionnels friands de cette ligne éditoriale (suivez notre regard) arrivent même jusqu’au seuil de la méga-médiatisation grâce au cinéma.
Toute l’ambiguïté de la situation réside là : les gros éditeurs ne peuvent plus être tranquilles et les petits ont de plus en plus leur chance. Or, nous y reviendrons, ils ne paient pas leurs auteurs de la même façon.
La "surproduction" est une menace pour eux car tout est possible mais, sérieusement, que pèse un titre vendu à 357 exemplaires par L’Employé du moi par rapport à 37 millions de BD vendues dans l’année ? Rien. Pourtant, dans le Rapport Ratier, ils ont la même valeur numérique. Il est faux de dire que son facing menace les autres. Il est évident que le libraire, ce vénal, va mettre en piles ce qui a le plus de chances de se vendre.
Ceux qui sont menacés, ce sont les candidats aux 20.000 qui ne peuvent plus concurrencer avec leur numéro 1 des séries connues comme Thorgal, Spirou, Alix ou XIII dont les sorties en nouveauté et en spin-off vont désormais par trois ou quatre sorties par an, sinon davantage si l’on prend l’exemple de Spirou en 2013.
Tops pas top
L’objection au Rapport Ratier est facile : la production ne saurait être le reflet du marché, tirage n’est pas vente réelle. Rien n’est moins vrai : pour connaître le marché, il faut faire appel à des sondeurs qui travaillent sur des panels de points de vente qui vous donnent un reflet des ventes "sortie de caisse". Fort bien me direz-vous : nous avons là des chiffres fiables. Hé non, hélas. Démonstration.
Dans notre précédent article, nous vous livrions ce Top 20 pour 2012 produit par GfK [1] :
Dans un article paru en janvier dans Livres Hebdo, nous avons ce Top 20 pour 2012 fourni par Ipsos et pondéré par Livres Hebdo [2] :
Or, que constate-t-on ? Que si nos deux sondeurs s’entendent sur les 6 premiers du Top, à partir de la septième place, c’est la foire d’empoigne : One Piece chez Ipsos ou Lucky Luke chez GfK ? Le reste est à l’avenant. En fait, c’est simple, les mangas ne sont pas pris en compte chez GfK car ils sont dans un autre classement.
Autre différence : les chiffres Ipsos incluent Internet et pas ceux de GfK. L’un et l’autre ne tiennent pas compte de l’export, c’est à dire la Belgique (qui pèse de 5 à 10% du marché) ou la Suisse (qui rien que pour Titeuf pèse plus de 10% de ses ventes).
À cela s’ajoutent des problèmes de méthodologie : Ipsos touche un panel plus réduit que celui de GfK qui tient mieux en compte la situation de la librairie (où les Simpsons et les Sisters, par exemple, ne font pas leurs meilleurs scores), tandis que GfK jouit d’un panel plus large où la grande distribution est mieux représentée. Lucky Luke s’y porte donc mieux.
Autre exemple : GfK annonce une progression du chiffre d’affaires de +0,7% entre 2011 et 2012. Or nous avons gardé les chiffres de l’année dernière et nous constatons qu’en 2011, le CA était de 416 millions d’euros contre 412 en 2012... C’est une progression, ça ?
Interrogée, la société GfK nous explique, un peu embarrassée, qu’ils maintiennent leur annonce et qu’ils avaient fait l’année dernière une correction quinquennale liée au fait que l’année avait 53 semaines au lieu de 52, ce qui les oblige à un rectificatif... Cette progression est-elle à marché constant et impacte-t-elle l’augmentation du taux de TVA de 5,5 à 7% qui porte sur 9 mois entre avril et décembre 2012 ? GfK n’a pas répondu à cette question que nous lui posions.
Autre problème : Alors que GfK, prudemment, n’avance pas de chiffres, nous constatons dans Livres Hebdo une vente nette de Titeuf à 227 600 ex. Pour un album qui a la réputation de flirter avec le million d’ex vendus, c’est une sacrée déconvenue ! Quant à Lucky Luke, il fait moins que Chroniques de Jérusalem !! En réalité, on voit bien là la distorsion du panel Ipsos / Livres Hebdo meilleur en librairies, moins bon en grandes surfaces, terrain naturel de la clientèle du cow-boy solitaire.
Si les scores de l’album de Guy Delisle sont excellents (Guy Delcourt nous affirme qu’il a dépassé le cap des 160 000 ex. vendus), ceux de Titeuf sont bien supérieurs à 227 000 ex, selon Jean Pacciuli de Glénat. C’est que toute une série de points de vente, outre l’étranger comme le canada où Delisle qui est canadien a du faire un carton, ne figurent pas dans le radar des sondeurs : les kiosques, les petits points de vente en supermarché, la vente par correspondance, etc.
Bref, les chiffres des sondeurs ne sont qu’une indication, comme ceux de Ratier en somme.
Un cliché à un moment donné
Si ces chiffres sont "sorties de caisse" (c’est à dire des ventes réelles, sans retours), ils ne prennent pas en compte la saisonnalité du titre. Ainsi, Chronique de Jérusalem avait fait déjà 50 000 ex. de ventes en 2011 avant de recevoir un Prix à Angoulême qui a triplé les ventes en 2012, son exploitation est donc répartie sur deux annuités.
Comme en politique, il faut voir quel est l’intérêt du donneur de chiffres. Livres Hebdo s’adresse principalement à des libraires. Ils ont donc raison à mettre le focus sur ce secteur ; GfK qui est le principal sondeur consulté par les éditeurs s’adresse à ceux-ci au moment du Festival d’Angoulême.
Et nous, journalistes nous en faisons les choux gras, sans trop penser à mal. ActuaBD, en thuriféraire du médium, a le visage rose de ceux qui aiment annoncer les bonnes nouvelles, tandis que Xavier Guilbert de Du 9, dans des numérologies hilarantes, nous fait de plus en plus penser à un croque-mort de Lucky Luke -redingote, haut de forme, teint jaune, émacié et chauve- en train de mesurer le marché de la BD pour en connaître les mensurations du cercueil. Chacun sa came.
Faut-il faire confiance aux éditeurs ?
Sur leurs annonces de tirage, non. En réalité, au moment où ils vous parlent, ils ne le connaissent pas. Avec les techniques modernes, les retirages sont relativement rapides tandis que les coûts de stockage sont de plus en plus onéreux. Quand Dargaud imprime le premier tirage de Quai d’Orsay, il pense qu’il va en vendre 20-30 000. Les ventes se portent rapidement à plus de 100 000...
Quand il s’agit d’un tirage important, comme celui de Lucky Luke, une partie conséquente peut très bien être laissée à plat, non reliée, et rester en palettes. Mais l’éditeur a un indicateur : les commandes effectuées par les réseaux. C’est en fonction de ce portefeuille de commandes qu’il fixe son tirage, en anticipant les ventes de certains circuits de distribution. Tout le talent d’un directeur commercial réside dans ce pronostic.
On peut lire sur les forums qu’un éditeur imprimerait 800 000 ex pour en vendre au final 200 000... C’est impossible, ou alors il est fou. Il va au contraire accompagner du mieux qu’il peut les ventes réelles. En revanche qu’un titre "déçoive" parce que son score final est moindre que celui escompté, cela arrive souvent, mais dans un sens comme dans l’autre : Dargaud a été déçu par Lucky Luke en 2012 mais heureusement surpris par le score de Blake & Mortimer ; Titeuf a déçu Glénat (relativement, car il s’y attendait), mais Lou ! l’a réjoui. C’est la glorieuse incertitude des chiffres.
Les auteurs peuvent faire confiance à leur éditeur car la manipulation des chiffres de vente peut coûter cher au dissimulateur : celui qui éditait Astérix dans les années 1960 s’en souvient encore...
(par Didier Pasamonik - L’Agence BD)
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A lire
– Marché de la BD 2012 : De quels chiffres parle-t-on ? (1/3)
– Marché de la BD 2012 : La glorieuse incertitude des chiffres (2/3)
– Marché de la BD 2012 : La situation complexe des auteurs (3/3)
[1] Communiqué GfK du 29 janvier 2013.
[2] Livres Hebdo N°938, 25 janvier 2013.
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