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Le Dieu-Fauve - Par Fabien Vehlmann & Roger - Ed. Dargaud

Par Romain GARNIER le 30 avril 2024                      Lien  
Dans des temps reculés de l’humanité, un singe s’efforce de trouver sa place parmi les siens. La rencontre avec des humains le conduit en captivité et le transforme, dans la contrainte et la violence, en « Dieu-Fauve ». Alors qu’une civilisation s’effondre, la vengeance sera sourde et brutale. Une fable universelle et une tragédie propice à la réflexion. Une très bonne bande dessinée, signée Fabien Vehlmann et Roger, publiée aux éditions Dargaud.

Le destin du Dieu-Fauve

Dans la nature de terre-mère, devenue inhospitalière, vit un clan de singes. Parmi eux, se trouve Sans-voix. Désireux de se tailler une place parmi les siens, il doit affirmer sa puissance virile. L’occasion lui est donnée alors que le clan repère une longue-gueule. Cet immense alligator blessé serait une excellente prise.

Un festin de choix pour le clan. La nuit passée, la chasse commence. Sans-voix s’illustre par sa patience et son sens tactique. Il réussit. Mais alors qu’il s’apprête à se délecter des entrailles de la bête, les membres de son clan tombent les uns après les autres, fauchés par l’incarnation d’une peur ancienne : les humains.

Prisonnier, seul survivant d’un véritable massacre, Sans-voix est dressé au sifflet avec une grande violence afin de devenir le « Dieu-Fauve ». Une créature combattant dans l’arène pour le plaisir de la famille impériale et des autres spectateurs.

Dix années ont passé. Le Dieu-Fauve est en cage et accompagne le voyage de la Consule et de son clan vers la capitale. Au cours du voyage, une catastrophe naturelle survient : les eaux montent si haut qu’elles emportent la majeure partie du clan et de ses serviteurs. Nulle trace du Dieu-Fauve : la cage est retrouvée éventrée. On trouve ensuite un premier cadavre : la bête s’est enfuie...

« Je l’ai dressé à devenir une arme divine, Altesse. Et il m’a fallu pour cela faire grandir en lui une colère et une souffrance qu’il vous serait difficile d’imaginer ». (Extrait de Le Dieu-Fauve)

Le Dieu-Fauve - Par Fabien Vehlmann & Roger - Ed. Dargaud
© Dargaud / Vehlmann & Roger
© Dargaud / Vehlmann & Roger

Réflexions sur « l’ordre naturel » et « social »

Époque ? Inconnue. Géographie ? Inconnue. Civilisation humaine ? Inconnue. Violences, esclavage, impérialisme, soumission de la nature ? Malheureusement connus. Dans cette nouvelle fable intemporelle et universelle, Fabien Vehlmann livre un récit d’une grande puissance tragique. À la lecture, on se sent comme écrasé par la folie et la fureur des événements qui se succèdent. Une forme d’impuissance face aux révoltes successives (éléments naturels, animaux, esclaves) qui bouleversent ou rappellent l’ordre « naturel » et « social ».

Ce récit, polyphonique et organisé en quatre chapitre (la bête, l’aède, la guerrière, l’héritière), avec prologue et épilogue, amalgame trois types de récit réflexif qui se complètent l’un l’autre. Le premier est celui de la civilisation humaine qui est mortelle. Le tsunami qui s’est déversé a tout emporté. La connaissance avec l’immense bibliothèque, la survie alimentaire avec les greniers, le système politique avec la mort de l’essentiel de la dynastie impériale.

Aussi glorieuse et puissante que puisse être une civilisation humaine, elle peut disparaître du jour au lendemain face à la puissance de la nature. Les humains ne doivent pas l’oublier. Ce propos est classique – on pense par exemple à l’orgueilleuse Atlantide – mais résonne avec notre monde d’aujourd’hui travaillé par sa propre finitude, entre collapsologie, catastrophes naturelles - qui s’amplifient, tant pas le nombre que par la puissance - et discours sur les risques d’un « hiver démographique ».

© Dargaud / Vehlmann & Roger

Le deuxième récit est celui de la domination des autres êtres vivants par les êtres humains. Le « Dieu-Fauve » incarne cette souffrance infligée par les humains à des animaux, non par nécessité de survie, mais par loisir et plaisir d’infliger la douleur. Le sang comme spectacle. Sans dire que la trame de Sans-voix incarne un antispécisme assumé de la part de Fabien Vehlmann, elle évoque néanmoins la violence gratuite infligée aux êtres vivants qui nous entourent, le fruit pourri d’un sentiment de supériorité, pour laquelle de nombreux d’humains sont punis dans ce récit.

Un point de vue également classique, mais qui résonne une fois encore avec davantage d’acuité à une époque où le végétarisme et le véganisme ne cessent de progresser, où la pression anthropique pousse nombre d’espèces à l’extinction, où le code civil acte depuis 2014 que les animaux sont des êtres vivants doués de sentiments et non plus des meubles.

Le dernier récit est celui de l’exploitation de l’homme par l’homme. Il se s’agit évidemment pas de marxisme et de capitalisme, mais du système esclavagiste et impérialiste qui a traversé l’ensemble des grandes civilisations humaines (esclavagisme dans les sociétés romaines, égyptiennes, perses et grecques, traite Atlantique par les Européens, mise en esclavage des populations noires africaines par les populations musulmanes dans le cadre des traites orientales, la société esclavagiste chinoise sous la dynastie Shang, la traite des Slaves en Europe et Asie du Proche et Moyen-Orient jusqu’aux esclavages modernes). Ces trois récits mènent à un retournement de la violence et de la domination contre ceux qui l’exerçaient.

Une conclusion toute judéo-chrétienne et moraliste à cette fable empreinte de philosophie universelle : on est puni par là où on a péché. La violence n’entraîne que la violence. Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît.

© Dargaud / Vehlmann & Roger

Une fresque universelle par Roger

Le Dieu-Fauve est dessiné et colorisé par l’auteur Roger, déjà connu pour son heptalogie Jazz Meynard (avec Raule au scénario). L’auteur a un sens de la mise en scène avec de très belles planches. Les cases sont généralement assez larges, donnant à voir tout l’étendu et la beauté des paysages, mais aussi les émotions ressenties par les différents protagonistes. Le singe Sans-voix est probablement un des personnages les plus expressifs du récit. Les planches alternent donc assez logiquement entre plans larges, plans rapprochés et de nombreux gros plan.

Les couleurs sont réussies et participent activement à l’atmosphère du récit. Les pages de nuit sont partagées entre un beau bleu chaud et un rouge orangé qui semblent crépiter sur les visages autour du feu. La double page dans laquelle se déroule l’essentiel de l’affrontement entre Sans-voix et la longue-gueule est splendide, que ce soit la mise en scène, le découpage ou les couleurs, notamment un jolie jaune chaud. D’un point de vue esthétique, on relèvera un détail qui n’est peut-être pas volontaire de la part de l’auteur. Le casque, qui fait office de second visage à Sans-voix, associé aux expressions de sa figure et de sa dentition, nous a fait penser, selon les cases et la perspective donnée à la tête, à un Uruk-Haï ou à un mixe entre un Alien et un Predator. Une vision propre à renforcer la monstruosité qu’est devenu Sans-voix entre les mains des humains.

© Dargaud / Vehlmann & Roger
© Dargaud / Vehlmann & Roger

Fabien Vehlmann, maître conteur

Prix du meilleur espoir - Éléphant d’or du festival de ChambéryBD en 2001 pour Green manor, Prix Jacques Lob en 2004, Prix Jeunesse (9-12 ans) à Angoulême pour Seuls (T.1) en 2007, Prix des libraires de bande dessinée (Canal BD) et Prix Saint-Michel de la meilleure BD francophone en 2007 pour Les Cinq conteurs de Bagdad, Prix coup de cœur du festival Quai des Bulles de Saint-Malo pour Paco les mains rouges en 2017, et Prix René-Goscinny du meilleur scénario en 2020 pour Le dernier Atlas. Un palmarès fourni et prestigieux qui témoigne du talent de Fabien Vehlmann, reconnu par la profession.

Son talent le plus éclatant est lorsqu’il se fait conteur. Que ce soit Les cinq conteurs de Bagdad, Jolies Ténèbres, Satanie, Dieu qui pue, dieu qui pète ou La cuisine des ogres, son imagination fertile se lie toujours à des partenaires qui parviennent à magnifier ses récits par un dessin admirable de complémentarité : Frantz Duchazeau, les Kerascoët et Jean-Baptiste Andréae.

À mesure que le temps s’écoule, se constitue indéniablement une bibliothèque de référence de l’imaginaire à laquelle vient s’ajouter Le Dieu-Fauve. Quand une personne souhaite lire de la bande dessinée afin de parcourir des mondes fabuleux et fantastiques, le tout porté par un regard réflexif, nous conseillons toujours trois auteurs : Fabien Vehlmann, Joann Sfar et Hubert.

© Dargaud / Vehlmann & Roger
© Dargaud / Vehlmann & Roger

(par Romain GARNIER)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782505085645

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