Fin Mars 2024, Ed Piskor avait été mis en cause sur les réseaux sociaux par des dénonciations de femmes pour des faits qui ont eu lieu en 2020, pendant la crise du Covid19. Molly Dwyer, âgée de 17 ans au moment des faits, avait partagé des captures d’écran qui mettaient en cause l’auteur pour grooming [Sollicitation d’enfants à des fins sexuelles. NDLR]. S’en était suivi une vague de violentes réactions dans le milieu du comic book américain.
Une autre dessinatrice, Molly Wright, avait déclaré quelques jours plus tard qu’Ed Piskor lui avait imposé une fellation en échange du numéro de téléphone de son agent. Une troisième autrice, Taffeta Darling, avait appuyé son témoignage en déclarant que l’auteur lui avait proposé de poser nue contre des possibilités de contacts.
Avec la réactivité qui les caractérise, les personnes impliquées financièrement dans le travail de Piskor se sont retirées : un deal de publication avec l’éditeur Abrams de 75 000$ pour ses strips quotidiens, Switchblade Shorties, est tombé à l’eau. Une exposition de Hip Hop Family Tree prévue à Pittsburg a été annulée. Jim Rugg, avec qui il animait la célèbre chaîne YouTube Cartoonist Kayfabe, annonçait qu’il rompait tout contact professionnel avec lui.
Quelques heures avant sa mort, il poste une lettre ouverte sur Facebook via Google Drive : « I’m helpless against a mob of this magnitude. Please share my side of things. Sayonara. [Je suis impuissant face à une foule de cette ampleur. Merci de partager ma version des faits. Sayonara] ». Il y reconnaît sa « stupidité » concernant Molly Dwyer tout en se défendant des messages qui apparaissent disproportionnés « hors contexte », ses intentions ayant été motivées par la « solitude » et une passion commune pour la bande dessinée.
Concernant le deuxième témoignage, il se défend :« Molly Wright is a conundrum to me and her actions border criminal[Molly Wright est un mystère pour moi et ses actions sont quasiment criminelles] ». Il incite sa famille à la poursuivre en justice pour avoir détruit sa réputation.
En prenant à partie les auteurs et éditeurs qui ont participé à son lynchage en ligne, il présente son suicide comme un acte de détresse et de vengeance adressé à ceux qui l’ont poussé à bout : « I was murdered by internet bullies [J’ai été assassiné par des persécuteurs d’Internet] », écrit-il, en espérant que cela « fera réfléchir à deux fois les gens qui alimentent la folie d’Internet ». Il y dicte notamment des instructions testamentaires pour publier des strips autobiographiques inédits et continuer à diffuser son œuvre posthume.
Sous son post Facebook, les messages d’alarmes ont plu pendant plusieurs heures, jusqu’à la confirmation de son décès par sa famille. « Je n’étais pas une IA », finit-il, « J’étais un vrai être humain ».
Hip Hop Family Tree : une passion synonyme de gloire pour Ed Piskor
En 2012, Ed Piskor propose la série qui le rend célèbre, Hip Hop Family Tree, une série de bandes dessinées qui documente les origines de la culture hip hop. Publiée à l’origine en ligne sur Boing Boing, elle a ensuite été éditée par Fantagraphics. Cette série a rencontré un succès critique et commercial, classée dans le Top 10 des romans graphiques du Washington Post en 2013 et remportant le prix Eisner pour la meilleure œuvre documentaire en 2015. Au vu de son succès outre-Atlantique, une version française est publiée aux éditions Papa Guédé.
Piskor dans Hip Hop Family Tree utilise des techniques de BD rétro, notamment les points Ben-Day, qui rappellent le caractère populaire des périodes qu’il décrit. L’auteur raconte d’ailleurs que les cartes à collectionner Heroes of Blues, Jazz & Country de Robert Crumb ont été une source d’inspiration importante pour lui.
La série est publiée en plusieurs volumes, couvrant différentes périodes de l’histoire du hip hop, depuis ses débuts dans les parcs et les salles de loisirs du Bronx jusqu’à son expansion dans les clubs de Manhattan. Chaque tome met en lumière les artistes-clés, les événements culturels et les développements de l’industrie musicale de l’époque, offrant ainsi une vision détaillée de l’évolution du genre. En 2023, une version omnibus de Hip Hop Family Tree, regroupant tous les épisodes dans une couverture rigide de luxe, a été publiée, renforçant encore la popularité et l’accessibilité de cette œuvre historique.
Dans une interview de Laure Narlian publiée le 24 février 2017 sur France TV Info, Piskor révèle les influences et les motivations qui sous-tendent son travail. Né et élevé à Pittsburgh, en Pennsylvanie, Piskor a été nourri par la culture hip hop émergente des années 1980 dès son plus jeune âge. Sa fascination pour le rap, enracinée dans ses souvenirs d’enfance de battles de rap sur les terrains de basket, a évolué en une véritable passion. Pour lui, le hip hop n’est pas seulement une forme de musique, mais un mode de vie imprégnant tous les aspects de la culture urbaine.
Son époque préférée dans le hip hop remonte au début des années 1990, une période marquée par des albums révolutionnaires de groupes et rappers tels que Public Enemy et KRS-One. Cependant, malgré son amour pour cette époque, il avoue avoir perdu progressivement de l’intérêt pour le genre à mesure qu’il devenait plus mainstream. C’est cette évolution qui l’a poussé à entreprendre la création de Hip Hop Family Tree, une tentative de retrouver la passion qui l’animait autrefois pour le hip hop et de comprendre les forces qui ont façonné son évolution.
L’intérêt de Piskor pour le hip hop ne se limite pas qu’à la musique ; il est également fasciné par les aspects visuels et culturels du genre. Il voue une admiration pour des artistes tels que le photographe Glen E. Friedman, spécialiste des cultures rebelles du skateboard et de la musique punk. Il a notamment photographié des groupes tels que Black Flag et Dead Kennedys et a capturé l’esthétique brute du hip hop à travers ses célèbres pochettes d’albums pour les Beastie Boys, Ice-T (de son vrai nom Tracy Lauren Marrow, il interprête le détective Odafin Tutuola dans la série policière New York, unité spéciale. NDLR) ou encore Public Enemy.
Enfin, Piskor met en lumière l’importance de redécouvrir des artistes méconnus du hip hop, tels que Kool Moe Dee, dont l’impact sur le rap est souvent négligé. À travers son travail, Piskor cherche à rétablir la reconnaissance de ces figures clés de l’histoire du hip hop et à offrir aux lecteurs une perspective enrichie sur la culture qui a façonné sa jeunesse et son parcours artistique.
Ed Piskor remixe l’histoire des mutants dans X-Men : Grand Design
Faisant une pause dans le projet Hip Hop Family Tree, Piskor se lance ensuite dans la mini-série intitulée X-Men : Grand Design. Sans pour autant s’adonner à une fan fiction, il revisite l’histoire des mutants depuis leurs origines jusqu’au milieu des années 1970, en réorganisant et en condensant les 280 premiers numéros des X-Men en une histoire qu’il espère cohérente et accessible. Marvel lui ayant donné carte blanche, il s’efforce de produire une version complète de l’histoire des X-Men, avec un début, un milieu et une fin. Il se concentre surtout sur les débuts du groupe, avant l’arrivée de Wolverine et la transformation de Jean Grey en Phénix. Pour narrer cette saga, il utilise les personnages du Gardien et de l’Enregistreur.
Assumant toutes les tâches, du scénario à la couleur en passant par le dessin et le lettrage - ce qui constitue une approche inhabituelle chez Marvel - lui permet de créer un ouvrage unique et personnel. Il parvient ainsi à associer un ton documentaire sérieux à une narration divertissante, tout en rendant hommage à l’univers des comics. Son style graphique rétro et le choix du papier confèrent à l’œuvre une ambiance nostalgique.
L’accessibilité du récit permet à tous les lecteurs, qu’ils connaissent ou non l’univers des X-Men, d’apprécier cette rétrospective. Des notes de bas de pages fournissent des indications pour approfondir certains éléments-clés de l’histoire. Le format hors collection choisi par Panini, avec une maquette rappelant les éditions américaines Marvel Treasury Edition, renforce le caractère exceptionnel de cette publication.
Pour créer ce récit, Ed Piskor a notamment puisé son inspiration auprès de maîtres aussi divers et variés tels qu’Hergé, Carl Barks, Hal Foster, Katsuhiro Ōtomo, et Winsor McCay, rendant ainsi hommage non seulement aux X-Men mais aussi à l’art de la bande dessinée en général.
Red Room : une exploration glauque du darkweb et de l’âme humaine
Le dernier projet sur lequel Ed Piskor travaillait s’intitule Red Room, une expérience littéraire et visuelle intense, mais réservée à un public averti.
Publié aux USA chez Fantagraphics et en France chez Delcourt, Red Room explore les profondeurs troublantes du Darkweb, transportant les lecteurs dans une plateforme sinistre où des individus dérangés se rassemblent pour assister en direct à des actes de torture obscènes infligés à d’autres êtres humains. À l’instar des plateformes de streaming bien connues telles que Twitch, les spectateurs ont la possibilité d’influencer le sort des victimes en faisant des dons en cryptomonnaie ou en demandant des tortures spécifiques.
L’œuvre, décrite comme étant d’une intensité extrême, n’est pas recommandée à tous les lecteurs en raison de son contenu dérangeant. Cependant, pour les amateurs de gore extrême et de sensations fortes, Red Room promet une plongée sordide dans les méandres les plus sombres de l’âme humaine. Précisons enfin que ce récit de 208 pages a été interdit de vente dans cinq pays.
Ed Piskor quitte donc ce monde dans un tumulte de tragédie et de controverses. Sa contribution à l’industrie du comics, à travers des séries emblématiques comme Hip Hop Family Tree et X-Men : Grand Design, est indéniable, tout comme l’impact émotionnel et moral de son décès, entouré de nuages d’accusations et de questions non résolues. Son héritage artistique complexe continuera à n’en pas douter d’alimenter les discussions sur la responsabilité, la rédemption et la fragilité humaine dans un monde de plus en plus interconnecté.
(par Marlene AGIUS)
(par Christian MISSIA DIO)
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