Notre article d’hier était clair : l’exposition Bastien Vivès "Héritages" chez Huberty & Breyne relance la polémique. Et celle-ci n’a pas manqué d’enfler ces derniers jours.
Elle commence par la pétition lancée par Dounia Largo, chercheuse au Laboratoire d’Anthropologie des Mondes Contemporains à l’Université Libre de Bruxelles (ULB). Voici ce qu’elle déclarait à nos collègues de la chaîne TV-Radio bruxelloise BX1 : « Vivès n’est qu’un cas parmi d’autres. Ce n’est pas Vivès en tant que tel et ce qu’il propose, c’est le fait qu’il est ancré profondément dans un système misogyne et sexiste, qui ne tient pas compte des sensibilités de certaines personnes, des traumas que cela réveille, des dangers que cela représente de faire la promotion d’images comme il le fait, d’images d’inceste, de viol, de pédopornographie. Et que la façon dont lui l’amène n’est jamais une façon déconstruite de se poser des questions par rapport à ces thèmes-là, jamais une façon de proposer une réflexion, c’est juste une exploration de ses propres fantasmes qui sont malsains et condamnés par la loi, mais qui sont provocateurs pour la beauté de la provocation. »
Comme nous vous l’expliquions jeudi, d’autres voix s’élèvent également, notamment une autre galerie bruxelloise That’s what X said qui communique sur son compte Instagram (extrait) : « Nous condamnons fermement les actes de cet homme et de la galerie Huberty & Breyne qui, sous couvert de satire et de liberté d’expression, défend un artiste qui véhicule des messages pédopornographiques et incestueux. Ses dessins participent à la culture du viol qui font loi dans notre société. Nous sommes déçues, heurtées et indignées par le choix de la galerie Huberty & Breyne de montrer le travail de Bastien Vivès, d’autant plus lorsque l’initiative vient d’un membre de notre famille. »
Interpelée, la très respectée association Child Focus, fondée par le père d’une des victimes du pédophile Marc Dutroux, a déclaré au quotidien belge La DH que « les dessins de bande dessinée à caractère sexuel sont punissables par la loi belge (5-10 ans de prison avec une amende de 500 à 10.000 €) ». Par la suite, après s’être renseignés auprès de la galerie, ses représentants déclarent sur BX1 avoir été « rassurés par les organisateurs de l’expo et qu’ils ne souhaitent pas entrer dans la polémique tant qu’il n’y a pas de délit ».
Les instances politiques se sont également inquiétées de la situation : une responsable de la Fédération Wallonie-Bruxelles s’est présentée à la galerie avant l’ouverture de l’exposition. Après une visite minutieuse, elle jugea que le contenu de l’exposition ne présentait pas de problèmes. Dans la foulée, le galeriste Alain Huberty a déclaré à l’Agence Belga maintenir « son choix d’accueillir une exposition de Bastien Vivès en ses murs. « Aucun des dessins présentés à la galerie ne provient d’un des trois albums controversés », se défend-il. »
L’Agence Belga ajoute dans son communiqué de jeudi 11 avril après-midi : « À Bruxelles, plusieurs collectifs, dont le Réseau Ades, ont appelé à un rassemblement « pacifique, solidaire et joyeux » jeudi à 17h45 devant la galerie située place du Châtelain. « Programmer un bédéaste qui tient des propos valorisant l’inceste et mettant en scène du viol et des scènes de pédocriminalité, c’est un choix, de la part des galeristes (…) qui se placent dans un continuum de la culture du viol. »
Rappelant que Bastien Vivès n’a jusqu’ici fait l’objet d’aucune condamnation judiciaire, Alain Huberty reproche aux personnes « à l’origine de la campagne de boycott de l’exposition de ne pas avoir pris la peine de s’intéresser aux thèmes des dessins qui seront exposés. Ce qu’ils et elles veulent, c’est tout simplement interdire toute présentation, publication des œuvres de Bastien Vivès. Ils veulent sa mort artistique ».
(PDF ci-dessous)
Craignant des débordements pendant l’inauguration prévue ce 11 avril, la galerie avait pris quelques mesures de sécurité. Une vingtaine de policiers répartis devant la galerie et tout autour en vélo devait aussi encadrer la manifestation et se placer en renfort en cas de besoin. La question était de savoir combien de personnes allaient constituer ce rassemblement et quelles seraient leurs intentions.
Dès 17h30, les premiers manifestants sont arrivés, avec des mégaphones et des pancartes délivrant des messages très explicites : « Pas de vitrine sur Vivès », « Casse-toi, la honte doit changer de camp », « Justice nulle part, police partout », « On n’en peut plus d’une société qui tolère ça », « Sexualiser les enfants dans une bande dessinée n’est ni drôle ni de subversif ! Ni de l’art ! », « Pas de quartier pour les pédophiles, pas de pédophile dans nos quartiers »...
Regroupant environ 200 personnes, les manifestants étaient aussi déterminés qu’organisés : tournée vers la vitrine, la foule ceinturait la galerie pour interdire l’accès à toute personne qui souhaitait entrer. Il fallait donc se frayer - cela a été le cas de certains journalistes - un passage entre les manifestants qui ne s’écartaient pas, sous les huées, pour atteindre l’entrée. Ce même traitement de « la honte » était réservé à la sortie, pour les rares visiteurs qui n’avaient tourné casaque dès le début face à cet impressionnant déploiement.
Poursuivi au même titre que ses maisons d’édition pour diffusion d’images pédopornographiques dans ses ouvrages Petit Paul, La Décharge mentale et Les Melons de la colère, Bastien Vivès est, à l’heure où nous écrivons ces lignes, en attente de son jugement qui devrait tomber prochainement.
Que l’on apprécie ou pas son œuvre, le bédéaste cristallise aussi beaucoup de haine par son attitude et ses propos provocateurs sur l’inceste et les menaces qu’il a proférées sur les réseaux sociaux à l’encontre de sa consœur Emma en 2017.
Cependant, ce qui s’appelle désormais l’Affaire Vivès permet de pousser bien plus loin notre réflexion sur l’art de représenter, les limites entre le réel et la fiction ou encore la confusion homme/artiste. L’Observatoire de la liberté de création fait observer dans un communiqué que « L’article 227-23 du code pénal, depuis une modification de 1998 perçue comme anodine par le législateur de l’époque, ne permet plus de discerner la fiction du réel. C’est pourquoi l’Observatoire de la liberté de création appelle à ce que les articles 227-23 et 227-24 soient révisés afin que cesse cette confusion dangereuse. » L’Affaire Vivès illustre bien cette contradiction dans la loi.
Ce point de droit soulève au moins un problème : quelle est la responsabilité morale de l’artiste et de son éditeur à partir du moment où les dessins fictionnels sont publiés et s’inscrivent donc dans la réalité ? Chacun se fera son opinion mais ce qui est sûr, c’est que d’Angoulême à Bruxelles, jusqu’aux réseaux sociaux d’ActuaBD, l’affaire Vivès n’a pas fini de faire parler.
(par Charles-Louis Detournay)
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Concernant l’affaire Vivès :
Voir le dossier que nous avons réalisé
L’exposition Bastien Vivès "Héritages" chez Huberty & Breyne relance la polémique
lire l’article de Marlène Agius : Le cas Vivès
« Bastien Vivès sort du silence » dans Le Point N°2692 du 7 mars 2024
Tribune libre à Didier Pasamonik : Angoulême 2023, le rendez-vous de la colère
Le FIBD annule la carte blanche à Bastien Vivès
Sauf mention contraire, photos : Charles-Louis Detournay.
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