Apologie, normalisation, invitation ou provocation, blague, fable ? Représentation du tabou ou du désir ? Que pourrions nous dire qui n’a pas déjà été dit ? Voici quelques pistes :
MÉDITATIONS INSTAGRAMMABLES
En une foulée d’articles, L’Obs, BFMTV, Libération, France TV, le JDD, et même TF1, tous, jusqu’à aller interroger des personnalités politiques comme la figure écologiste Sandrine Rousseau et la ministre de la culture Rima Abdul-Malak, ont commenté L’AFFAIRE VIVÈS.
Et à la base, une vive contestation de certains auteurs sur Instagram : collègues confirmés, auteurs méconnus, étudiants en art, et quelques grands noms de la BD même comme Boulet ou Pénélope Bagieu, s’indignèrent en relayant ou postant sur Instagram.
Il est normal que les autrices et auteurs de bande dessinée soient les premiers à réagir : ils voient dans le FIBD une vitrine de leur travail, le festival étant l’événement de leur profession le plus médiatisé de l’année ; et parmi les premiers desquels Jérôme Dubois, qui en un post (corrigé parce que "sentant le roussi") dénonce par cette opération « une validation par les institutions et indirectement les pairs. ».
Contexte : en 2011, un certain Bastien Vivès, déjà connu pour ses romans graphiques Le Goût du Chlore et Polina, publia Les Melons de la Colère dans la collection BDCul des Requins Marteaux, une bande dessinée pornographique et affirmée comme telle - jusque là, tout va bien - mais accusée de mettre en avant une culture du viol portée par des relents d’inceste et de pédopornographie : la polémique suscita débat jusque dans nos pages.
Depuis, l’auteur s’estime avoir été "victime de harcèlement" et "dénonce la confusion entre bouffonnerie et apologie". Mais en 2018, rebelotte : La Décharge mentale, dans la même collection des Requins Marteaux, et plus particulièrement Petit Paul chez Glénat sous le label « Pop Porn », motivent de nombreuses pétitions qui font retirer cette dernière de la vente par Gibert et Cultura, les deux parmi les plus gros distributeurs français.
"La Décharge mentale" : le titre parodie une bande dessinée d’Emma, qui publia cette année-là sur Instagram une bande dessinée féministe sur le concept de charge mentale. Cette semaine, cette artiste a tenu à déterrer les commentaires de Vivès sur son post, et critiqua à son tour cet album qui "met en scène des filles de 10, 15 et 16 ans ayant des relations sexuelles avec un homme adulte"
Une autre autrice, Joanna Lorho, écrit un post consulté des milliers de fois et relayé par des centaines d’internautes : « Virtuose dans son dessin, OK, mais pour dire quoi ? » demande l’autrice.
Souvent, ce ne sont ni les albums en soi, ni ses propos isolés, mais l’alliage des deux qui provoquent le noyau de l’indignation : là où certains essaieraient de distinguer l’oeuvre de l’artiste, ils tomberaient aussi bien en interview qu’en isolant un album sur des propos problématiques, s’indignent plusieurs collectifs féministes comme @cestquoicetteinsulte et @je.suis.une.sorciere [1]
PÉDOPHILIE...
Deux pétitions ont été lancées pour appeler à la déprogrammation de l’exposition carte blanche. La première, sur Mesopinions.com, initiée par un membre de la commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles sur les enfants, portée par le collectif Prévenir et Protéger, et par le mouvement #BeBraveFrance qui défend, représente et soutient les victimes de pédocriminalité ; ces derniers ont notamment organisés une manifestation à Paris. Cette pétition a surpassé son objectif de 100 000 signatures requises.
La deuxième sur Change.org lancée le 8 Décembre par le Mouvement Écoles d’Art en Danger à Angoulême qui appelle au boycott, cette fois-ci, contre l’hypersexualisation misogyne car « il est intolérable qu’une institution historique telle que le FIBD choisisse de donner du crédit et de la visibilité à cet auteur », à la place de « la mise à l’honneur d’un.e auteur.ice dont la création ne soit ni violente ni discriminatoire ».
Il s’agit donc d’un acte militant ayant pour vocation la déprogrammation. Cette pétition est une attaque scandaleuse, estiment certains, car sans fondement par rapport au contenu de l’expo inconnu de tous pour l’heure. Elle avait pourtant vocation à être une "carte blanche" : maintenir l’ambiguïté sur ce qui aurait été montré dans l’expo, c’est maintenir la même ambiguïté sur la position du festival et la place de l’auteur par rapport à ces sujets délicats. Depuis, dans son communiqué, le festival met au clair que :
"L’exposition qu’il avait prévue de consacrer à Bastien Vivès reposait sur la présentation de créations originales inédites et non - comme l’évoquent de nombreux commentaires fantaisistes - de contenus tirés de son œuvre."
APOLOGIE DE VIVÈS
Faut-il, ou ne faut-il pas montrer des scènes violentes ? Montrer est-il synonyme d’encourager ? Vivès n’est mis en cause dans aucune affaire judiciaire, et il n’est question ici que de tabou. La pédopornographie est évidemment interdite, mais ce qui en est qualifiable sont seulement les images réalistes, disent certains. Le caractère grotesque de son oeuvre s’oppose-t-il alors à la normalisation, voire à l’incitation ? Un article paru en 2019 dans L’Obs au moment de la censure de Petit Paul réitère :
« « Petit Paul » est-elle vraiment « pédopornographique » ? Oui, si l’on prend ce mot dans son sens juridique – la représentation d’actes sexuels non-simulés mettant en scène un mineur. Mais non, mille fois non, si l’on considère ce que « montre » l’œuvre. Le lot commun de la pornographie est, on le sait, de susciter l’excitation sexuelle. Et effectivement, si l’album de Vivès nous émoustillait avec les prouesses d’un garçon de 10 ans, il serait choquant, ignoble. Mais la seule chose qu’il suscite est le rire. Et cela change tout. »
Mais dans quel monde peut-on rire de l’inceste et de la pédophilie ? Les scènes d’éjaculation sur des visages d’enfants, s’ils n’existent ni pour exciter, ni pour simplement choquer, seraient-elles donc... rigolotes ?
De nombreux morceaux d’interviews et de planches ressortent ça et là sur le Net et sont passées à la loupe, auscultés « comme pièce à conviction » dans une tentative de ce que ses défenseurs désignent comme incrimination, dont une interview pour Mademoizelle, retirée depuis, où Vivès dit : "L’inceste, moi, ça m’excite à mort. Enfin, pas dans la vraie vie... Mais raconté, je trouve ça génial » ; ou sur Radio Nova, où il exprime son souhait d’inciter les questionnements des lecteurs qui pourraient se dire « merde, mais ça m’excite, et ça devrait pas m’exciter », pour mener « tranquillement, avec confiance, le lecteur » dans des lieux inconnus…
Certains ont pu rappeler l’article 227-23 du Code pénal qui dispose que :
« Le fait, en vue de sa diffusion, de fixer, d’enregistrer ou de transmettre l’image ou la représentation d’un mineur lorsque cette image ou cette représentation présente un caractère pornographique est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 Euros d’amende. »
Les promoteurs du travail de Vivès connaissent bien le caractère problématique de ses oeuvres, mais comme continue le Code pénal :
« Le fait d’offrir, de rendre disponible ou de diffuser une telle image ou représentation, par quelque moyen que ce soit, de l’importer ou de l’exporter, de la faire importer ou de la faire exporter, est puni des mêmes peines. »
S’ils admettent dans une certaine mesure le caractère problématique de son oeuvre, c’est avec précaution : il y a des façons de défendre Vivès qui deviennent plus une manière de se déculpabiliser que de se porter garant d’un monde libre de toute censure.
Impossible de déprogrammer, assurait au départ Frank Bondoux, organisateur du FIBD, ce serait ce que Fausto Fasulo, co-directeur artistique, appelait dans Libération « une défaite philosophique énorme » [2]. Critiques à l’égard d’une purification de l’art, ils estiment à la manière de Jean-Marc Rochette qu’une « meute » d’individus se sont organisés pour défendre l’ordre de la morale publique et des bonnes mœurs. Purification alias puritanisme : à ceux qui s’estiment choqués, on leur dit qu’ils sont prudes ; s’ils sont mal à l’aise, qu’ils sont moralisateurs.
LE PORNOGRAPHE MAUDIT
Dieu sait que la BD a eu ses déboires au fil des ans avec la justice, accusée de pervertir la jeunesse, de les inciter à la violence par des images pornographiques. Pourtant, ceux qui voient aujourd’hui chez Vivès un procès digne de Madame Bovary ou des Fleurs du Mal manquent de voir que Vivès n’est pas signalé par un procureur (impérial, dans le cas des deux oeuvres citées), ni jugé par un Tribunal Correctionnel. D’une part, il est contesté par des lecteurs et des victimes de violences sexistes et sexuelles. De l’autre, il est soutenu (discrètement) par les grandes instances de la BD, y compris éditeurs et organisateurs de festival qui ont le pouvoir, eux, de promouvoir, vendre, sublimer.
Diffamation ou injure publique ? On retrouve souvent les deux dans les commentaires des posts, des articles, et des pétitions. Vivès a déposé une main courante, et s’en amuse en dessins :
Des rapprochements de cet appel à la censure se font avec Charlie Hebdo, voire en convoquant Samuel Paty (!). Mais il n’est pas question d’assassinat ici… Si certaines caricatures savent se moquer, elles dénoncent, et l’aspect choquant des images n’est pas aussi choquant que la réalité qu’elles stipulent : montrer, c’est s’indigner. Mais pour comparer à un Marquis de Sade ou à un Nabokov, pas besoin d’élever Petit Paul à Lolita pour chercher collectivement les limites.
Le Festival ajoute qu’"il appartient à l’auteur de s’expliquer, de la manière qu’il jugera opportune, sur leur sens, leur raison d’être et de préciser les circonstances dans lesquelles ils ont été prononcés."
La proximité qu’apporte les réseaux sociaux et la place toujours plus importante qu’y tient l’individualité de l’auteur pousse à prendre position, mesurer ses propos. Aujourd’hui, faire de la bande dessinée, ce n’est pas seulement créer des images, c’est, aussi, créer son image.
ÉTHIQUE ET LIMITES DE LA PORNOGRAPHIE
Mercredi 14 Décembre, le communiqué du Festival tomba comme un couperet, résultat de cette pression médiatique : l’expo sera déprogrammée. Mais la pression de qui, de quoi : médias, sponsors, public ? Pour la sécurité des festivaliers et de l’auteur, pour un retour à la sérénité dit le communiqué : une façon de céder, mais pas de prendre une décision de plein gré... Les organisateurs ont aussi annoncé leur volonté de mettre en place un débat pendant le festival, "dans le cadre d’un forum prospectif ".
De manière plus large, l’intention est de questionner les mécanismes d’un marché et d’un milieu qui a du mal à se remettre en cause. Les réactions et les prises de position publiques autour de son oeuvre clivent, et ceux qui considèrent que ses détracteurs sont symptomatiques d’une « idéologie », éprouvent comme les autres un sentiment d’injustice qui se recycle de polémique en polémique. D’autres estiment que la cristallisation du débat autour de la figure de Vivès pourrait empêcher les réflexions au sein du milieu déjà réputé pour sa misogynie.
Quel est le fond du problème ? Peut-être que Vivès n’est plus le jeune génie de la génération à venir : il fait partie de la génération actuelle d’artistes qui définissent le genre et donnent une représentation du milieu, qu’ils le veuillent ou non.
Mais rien de nouveau sous le soleil : le tabou fascine et suscite la crainte. Il n’est plus religieux, mais sociétal, enclin aux changements, à l’ironie, à la transgression. Il divise là où il faut prendre l’opportunité de revisiter ce qui est autorisé sous couvert d’art, mais aussi la qualité de l’art qui entend défier la censure.
Prendre l’illégalité, ajouter de la censure, l’appeler puritanisme là où d’autres disent féminisme ; ce qu’ils appellent incitation, banalisation, violence, devient fantasme, humour, lecture. Il y a ceux qui font les lois, il y a ceux qui les appliquent, il y a ceux qui s’en défont : les citoyens/lecteurs ont-ils des pouvoirs que les juges n’ont pas ?
(par Marlene AGIUS)
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