CENSURE. L’affaire se résume vite : une professeure intéressée à faire un cours à ses élèves bibliothécaires sur le très médiatique « cas Vivès » cherchait, pour se documenter, à emprunter les ouvrages de l’auteur au cœur de la polémique « Les Melons de la colère » et « La Décharge mentale », deux livres de la collection BD Cul (Requins Marteaux), vendus sous scellés, pour adultes seulement. À la bibliothèque Robert-Bourassa d’Outremont, on lui a signifié que ces deux livres « doivent être retirés dès maintenant de la collection des Bibliothèques de Montréal pour cause de pédopornographie » et que, donc, on ne pouvait pas la fournir.
Ce qui ne laisse pas de nous étonner : voici un auteur, Bastien Vivès, qui fait juste l’objet d’une instruction judiciaire (rappelons que la précédente avait été classée sans suite), qui ne fait l’objet d’aucun jugement, ni en France, ni au Canada. Nous avons affaire à une universitaire qui emprunte ces livres « … afin de réfléchir — voilà un cas de figure — à leur place dans une collection de bibliothèque publique » et qui se trouve interdite d’accéder aux documents-même de ses recherches… On ne savait pas qu’il y avait un « enfer » dans les bibliothèques canadiennes...
Évidemment, la polémique est enclenchée avec, d’un côté la professeure Marie D. Martel qui remarque que « la bibliothèque prend ici l’initiative de “protéger le public” avant même que l’exercice d’une décision judiciaire et d’une règle de droit permette de conclure qu’il y a une dérogation à la loi » tandis qu’en face, on aligne des appels à la loi dont on ne sait pas si elle s’applique à ces livres.
Élément intéressant : un libraire québécois, M. Martin Dubé de la librairie Port en tête, interrogé par le grand quotidien québécois, donne sa position sur la polémique en s’exprimant dans une jolie ambiguïté : il prévient que ces livres sont sous emballage plastique et interdits aux mineurs, mais il est prompt à dénoncer un autre titre de Bastien Vivès qui ne recèle aucune scène pornographique pour se draper de vertu... On n’est pas sorti de l’auberge !
DP
Voir en ligne : L’article du quotidien Le Devoir
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Une grande partie du problème vient du fait que les bibliothécaires qui ont "évalué" les deux bandes dessinées ont manifestement une connaissance très limitée 1) de la bande dessinée, 2) de la pornographie, et 3) de la loi sur la "pornographie juvénile", notamment des moyens de défense que celle-ci comporte au Canada.
Par exemple, les "évaluateurs" (on devrait dire les "censeurs") parlent de représentations "réalistes". Je regrette, mais les représentations dans LES MELONS DE LA COLÈRE ne sont pas réalistes mais, bien au contraire, trés stylisées. Aussi, parce que l’aînée des trois filles dans LA DÉCHARGE MENTALE (Charlotte) dit qu’elle est en terminale (en bas de la page 15), on en a déduit qu’elle avait 17 ans. Mais un passage (en haut de la page 69) énonce clairement qu’elle a "à peine dix-huit ans". Donc, toutes les accusations de pédopornographie relatives à ce personnage dans la DÉCHARGE ne tiennent absolument pas puisque le personnage a dix-huit ans.
Dans le même ordre d’idée, on suppose que Magalie dans les MELONS est mineure. Je connais cette BD depuis sa parution et, personnellement, j’ai toujours pensé qu’elle était une jeune adulte. Rien n’indique clairement son âge dans l’album sinon la manière dont elle est représentée. Or, son physique laisse plutõt supposer qu’elle n’est plus une mineure.
De plus, les "évaluateurs" disent que les actes sexuels représentées ne sont pas condamnés. En ce qui concerne LES MELONS, il s’agit là d’une interprétation très personnelle et subjective qui est hautement contestable. Car il y a clairement un élément de critique sociale dans cet album...
Je pourrais continuer, mais je m’arrête ici.
Continuez au contraire, vous êtes un des rares intervenants à avoir lu les BDs… des centaines de milliers de personnes se sont prononcées pour l’interdiction ou la censure de Bds que seuls quelques milliers de personnes ont lues.
Pour LA DÉCHARGE MENTALE (qui est un ouvrage très différent des MELONS DE LA COLÈRE), les accusations de pédopornographie en lien avec le personnage de la soeur aînée Charlotte ne tiennent pas la route puisqu’un passage nous révèle qu’elle a, en fait, dix-huit ans.
Les passages concernant l’adolescente Stéphanie totalisent une dizaine de planches, tandis que ceux concernant la plus jeune, Lucie, totalisent trois planches seulement (sur cent seize).
Si j’insiste sur le nombre de planches, c’est qu’au Canada, dans les causes d’obscénité ou de pornographie juvénile, on ne peut pas isoler une ou des image(s) (ou un ou quelques passages littéraires) de l’ensemble dont elles font partie. Et c’est ici que la notion de "caractéristique dominante" devient très importante. Dans le cas qui nous occupe, la question qu’il faut se poser (selon la jurisprudence canadienne) : Est-ce que la représentation d’activités sexuelles avec des personnes de moins de dix-huit ans constitue LA caractéristique dominante de l’oeuvre ? Je crois que la réponse à cette question est non.
Il faut se demander aussi si l’on a affaire à des représentations qui préconisent ou encouragent activement d’avoir des activités sexuelles illicites avec des personnes de moins de dix-huit ans. Ici aussi, il faut répondre par la négative.
Il ne faut pas perdre de vue, non plus, la dimension parodique de l’oeuvre qui passe, entre autres, par des clins d’oeil au grand classique de la littérature érotique qu’est TROIS FILLES DE LEUR MÈRE de Pierre Louÿs. Dans les deux cas : une mère sans aucune morale sexuelle encourage ses trois filles (une jeune adulte, une adolescente et une enfant) aux comportements sexuels les plus licencieux. Et ce n’est pas un hasard si l’aînée se prénomme Charlotte...
C’est très intéressant, c’est un travail de fond qui n’avait pas été fait, me semble-t-il, depuis le début de l’affaire. J’espère que l’avocat de Bastien Vivés vous lit.
Ce n’est pas tout. Compte tenu qu’il s’agit d’images accompagnées de textes et que la succession de ces images forment un RÉCIT, nous nous devons d’analyser ce récit à partir des outils proposés par la narratologie. Il faut, en outre, analyser les PERSONNAGES (leurs caractérisations, leurs fonctions, et les relations qui existent entre eux). Il faut aussi se pencher sur la succession des ÉVÉNEMENTS. Enfin, il faut tenir compte des MOYENS EXPRESSIFS utilisés, et c’est ici qu’une connaissance approfondie des mécanismes et procédés expressifs propre à la bande dessinée devient très importante.
Je me suis livré à cette analyse. En voici quelques extraits pour LES MELONS DE LA COLÈRE. Dans cette oeuvre, les personnes en situation d’autorité et de pouvoir qui commettent les gestes d’agression sont représentés de manière négative et désapprobatrice par le narrateur. Le récit, comme des milliers d’autres, est basé sur le principe du "problème à résoudre" et obéit à une structure narrative en plusieurs étapes. Les premières images d’agression (aux planches 16 et 18) apparaissent à la seconde étape narrative, celle qui consiste précisément en l’EXPOSITION DU PROBLÈME, problème qui devra être résolu à l’autre bout de la "chaîne narrative". Cette résolution passera, classiquement, par l’éviction brutale des "méchants", c’est-à-dire de ceux qui sont responsables du problème. Et c’est le Père de Magalie (qui occupe dans ce récit la fonction de PATRIARCHE : la figure d’autorité morale donnée comme étant positive) qui accomplira le geste résolutif.
Aussi, de manière toute classique, le problème sera formulé de manière explicite au Point Central du récit : la scène où Magalie va enfin trouver la force de révéler à son Père les gestes d’agression dont elle victime. À cet effet, les planches 74 et 75 agissent comme "clé de voûte" ("turning point" disent les anglo-saxons) de l’ensemble du récit. Pendant que Magalie formule à ses parents les horreurs qu’elle subit, on a droit à une avancée progressive vers le personnage du Père (un équivalent du "reaction-shot" qu’on retrouve au cinéma). C’est à partir de ce moment-là que le récit entier va basculer, le faisant passer de l’Avant (problématique) à l’Après (résolutif).
Voici, en outre, la structure événementielle globale du récit :
Les planches 1 à 11 correspondent à l’ÉTAT DE DÉPART.
Les planches 12 à 19 correspondent à l’EXPOSITION DU PROBLÈME
Les planches 20 à 23 correspondent au NOEUD et ont pour fonction de venir clore l’Introduction du récit.
Les planches 24 à 43 constituent le premier des ÉPISODES-AVANT (I) du Développement (la tentative maladroite de "libération de la parole" de Magalie où l’agressée se fait agresseure).
Les planches 44 à 63 correspondent au second des ÉPISODES-AVANT (II) (il développe, classiquement, le problématique du récit et débouche sur une image très forte, celle où Magalie, complètement démolie, est recroquevillée sur la banquette arrière du véhicule qui la ramène chez elle.)
Les planches 64 à 79a correspondent au POINT CENTRAL ("Turning Point") du récit. C’est en plein milieu de cette étape que se fait, classiquement, la formulation explicite du problème. Celle-ci est suivie de la prise de décision du Père qui se pose alors comme "force médiatrice" (c’est-à-dire le personnage qui est mandaté ou qui choisit de lui-même, comme ici, d’agir en vue de résoudre la situation problématique).
Les planches 79b à 85 correspondent au premier ÉPISODE-APRÈS (I) du Développement (soit le première tentative du "médiateur" en vue de résoudre le problème).
Les planches 86 à 93 correspondent au second ÉPISODE-APRÈS (II) du Développement (soit la poursuite de cette tentative du "médiateur", mais infructueuse et qui fera déboucher classiquement le Développement sur une situation de BLOCAGE sur le plan narratif).
Les planches 94 à 97 marquent le début de la Conclusion du récit qui s’ouvre par un DÉNOUEMENT (la prise de décision ultime prise par le "médiateur" en vue de résoudre le problème, sa première tentative ayant échoué).
Les planches 98 à 101 correspondent à la RÉSOLUTION DU PROBLÈME (et plutôt que de montrer l’éviction des "méchants" par le Père, le narrateur, trés pudiquement, nous fait comprendre cette éviction par le biais d’un échange entre deux collègues médecins)
Les planches 102 à 120 correspondent à l’ÉTAT TERMINAL (elles décrivent, classiquement, les retombés positives de la résolution du problème)...
