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Marzena Sowa & Sylvain Savoia (Petit pays) : "Montrer la violence en dessin, c’est particulier." [INTERVIEW]

Par Christian MISSIA DIO le 24 avril 2024                      Lien  
L'adaptation en bande dessinée du célèbre roman de Gaël Faye, "Petit pays", constitue l'une des sorties-phares de ce printemps. Lors de la Foire du Livre de Bruxelles, nous avons eu le privilège de rencontrer Marzena Sowa et Sylvain Savoia, les talents derrière ce roman graphique délicat et bouleversant publié dans la prestigieuse collection Aire Libre des éditions Dupuis. Ils reviennent sur leur processus créatif, les défis rencontrés lors de l'adaptation, ainsi que leur réflexion sur la manière de transmettre les horreurs du génocide des Tutsi.

Bonjour Marzena Sowa et Sylvain Savoia, vous êtes les auteurs de Petit Pays, l’adaptation en BD du roman de Gaël Faye. J’aimerais savoir comment ce projet a vu le jour. Il semble que, initialement, vous aviez d’autres idées en tête, mais votre éditeur vous a suggéré de lire le roman et d’en faire une adaptation. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur la genèse de ce projet ? Avez-vous accepté cette proposition immédiatement, ou avez-vous pris le temps d’y réfléchir ?

Marzena Sowa : Mais c’est vrai que ça a commencé à la Foire du Livre de Bruxelles, parce que c’est là qu’on avait le rendez-vous avec notre éditeur de l’époque, José-Louis Bocquet. Moi je suis arrivée avec un autre projet, je voulais faire l’adaptation d’un roman, c’était un essai sur un Polonais qui avait traversé l’Afrique à vélo dans les années 1930. C’était un journaliste et il écrivait des lettres à sa femme à propos de son voyage. J’arrive avec cette idée au rendez-vous avec mon éditeur, Sylvain Savoia était là également. Et José-Louis m’a dit : « Mais si tu veux faire une adaptation et que ça se passe en Afrique, je te propose de faire l’adaptation de ce livre », Petit Pays, qu’il avait sur son bureau. Et il nous a dit que pour lui, c’était une évidence, après Marzi, après Les Esclaves oubliés de Tromelin, de nous confier ce projet d’adaptation. Il nous a dit : « Lisez-le et dites-moi ce que vous en pensez ». Avec Sylvain, on s’est dit, pourquoi pas, on a pris le roman et nous l’avons lu chacun à tour de rôle.

Le livre est magnifiquement écrit ; l’écriture comme l’histoire sont superbes. Pour moi, c’est un chef-d’œuvre. J’étais épatée et je pense que Sylvain a également beaucoup aimé. Après, il fallait rencontrer Gaël Faye, parce que je ne pouvais pas le faire sans consulter Gaël, pour qu’il soit aussi inclus dans cette histoire d’adaptation. Même pas en tant qu’adaptateur, mais plus comme un consultant ; j’avais besoin de son aval pour me sentir légitime dans ce travail. C’est vrai qu’au début, c’était assez costaud parce que ce roman a eu quand même beaucoup de prix et Gaël est très connu. Il y avait une pression, mais à un moment donné, c’est devenu... Le texte est tellement bien écrit que le retranscrire était un mélange de plaisir et de pression.

Dans le dossier de presse, vous mentionnez que l’écriture de Gaël Faye est très visuelle. Dans ce contexte, en tant qu’auteurs de bande dessinée, comment parvenez-vous à exprimer votre vision artistique tout en respectant le texte original ? Quelle liberté avez-vous pour interpréter le roman et proposer vos propres représentations visuelles, en tenant compte de vos impressions personnelles et de la documentation que vous avez rassemblée ?

Marzena Sowa : Premièrement, l’adaptation, c’était un énorme travail, mais comme ce n’est pas une autobiographie, c’est fortement inspiré des souvenirs d’enfance de Gaël. Mais j’avais beaucoup de liberté dans la transcription, dans l’adaptation de ce roman, et Gaël Faye nous a fourni beaucoup de documents, et même si l’écriture est très visuelle, ça nous a énormément aidés, mais en même temps, il fallait chercher ces images. Il fallait chercher les images de Bujumbura, du Burundi. Il fallait chercher comment les gens s’habillaient. Cette recherche a demandé quand même énormément de travail en amont pour construire ce dossier de documentation, et je pense que là, c’est Sylvain qui peut parler du côté visuel.

Sylvain Savoia : En fait, en lisant l’album, déjà, il y a des scènes qui s’imposent d’elles-mêmes. On n’a même pas besoin de réfléchir, on sait qu’il y a des ambiances, des séquences entre les personnages qu’on va illustrer d’une certaine manière. Après, effectivement, il y a tout ce travail de documentation qui a été en partie facilité grâce à Gaël, parce qu’il nous a fourni beaucoup de photos de sa famille, beaucoup de photos d’époque, et ça permettait d’être juste dans la retranscription de son récit, et de ne pas se tromper sur ce qu’on allait donner à lire au public. Donc ça, ça a été vraiment hyper-important.

Nous avons eu des discussions avec lui pour savoir comment lui voyait les choses. J’ai réalisé des petits croquis, des petits échanges comme ça, et donc à partir de ça, j’ai cherché vraiment comment j’allais pouvoir mettre ça en images, et quel style utiliser. Et une fois qu’on a vraiment établi les premières pages, les premiers dessins de recherche, on a eu un rendez-vous avec Gaël pour lui montrer ce qu’on pensait faire, et il a été complètement embarqué par l’univers, par la mise en image. Il trouvait ça très émouvant de voir des dessins apparaître à partir de ses écrits, à partir de ses propres souvenirs, retranscrits par la sensibilité d’autres personnes, mais qui, au bout du compte, traduisaient bien ce qu’il avait dans la tête.

J’en parlais tout à l’heure : quand il a vu certaines des dernières planches-couleurs de l’album que j’étais en train de réaliser, il m’a dit : « c’est fou, parce qu’il y a des séquences, il y a des moments comme ça dans l’album, où j’ai l’impression que ça convoque des images intimes que je n’ai même pas à raconter, que je n’ai données à personne, et finalement, je les retrouve dans la BD ». Donc je pense qu’on a réussi à se caler sur sa sensibilité, et sur la nôtre, et être assez juste dans la manière de représenter son roman.

Marzena Sowa & Sylvain Savoia (Petit pays) : "Montrer la violence en dessin, c'est particulier." [INTERVIEW]
Petit pays
Marzena Sowa & Sylvain Savoia d’après le roman de Gaël Faye © Coll. Air Libre/éditions Dupuis

Avez-vous ressenti une pression spéciale en adaptant un drame aussi poignant qu’un génocide ? Aborder un tel sujet peut être délicat, car il peut susciter diverses réactions parmi les lecteurs. Était-ce une préoccupation pour vous dès le début de votre travail sur cette adaptation, ou cela est-il venu plus tard ?

Sylvain Savoia : Au début, la pression que j’avais, c’était vraiment par rapport à Gaël. Comment, lui, il allait prendre cette mise en images, et comment il allait l’accepter. Et à partir du moment où il nous a adoubés, le moment où il était super-emballé, à la fois par le scénario de Marzena Sowa et par les dessins, on n’avait plus cette pression-là. Ça m’a vraiment soulagé !

En revanche, quand il a fallu rentrer un peu plus dans le vif du sujet, quand il y a eu toute cette montée en puissance, avec des événements hyper-durs, j’avais en tête forcément qu’il y aurait plein de lecteurs différents de cette BD. Il y aurait des Rwandais, des Burundais, des gens qui avaient vécu de près ou de loin ces événements, qui étaient très impliqués émotionnellement. Donc il fallait s’en tenir à quelque chose qui soit proche de la réalité, proche des faits, et ne pas en faire une vision fantasmée, ne pas en faire une vision américaine, ne pas avoir des effets spéciaux dans tous les sens. Il fallait vraiment qu’on soit presque cliniques dans la manière de raconter ces moments-là du génocide. Donc ça, c’était une grosse pression effectivement, parce que montrer la violence en dessin, c’est particulier. Une image arrêtée sur une image violente, c’est quelque chose de très difficile.

Marzena Sowa : Pour moi, quelque part, c’était plus simple parce que je n’avais pas la pression du dessin. Le texte de Gaël est si bien écrit que c’était ça mon point de départ. Et c’est vrai qu’au début, même en commençant le travail sur cette réflexion, je me suis dit « Je ne suis pas africaine, je ne suis pas un petit garçon, ce n’est pas mon histoire, de quoi je me mêle ? » Mais en fait, le regard de Gaël, le fait qu’il nous ait choisi pour qu’on fasse cette adaptation, et qu’on ait pu travailler en amont ensemble, ça m’a permis de me sentir légitime. Et mine de rien, même si je passe toutes ces cases que je viens d’énumérer, je suis quand même une humaine, et ça traite en fait d’une histoire d’humains. Oui, ça fait partie de mon histoire, ça fait partie de l’Histoire du monde, et du coup je me sens vraiment concernée, et j’avais envie que ça soit d’abord fidèle au roman. Mais il fallait aussi raconter une horreur, et que les gens qui n’ont rien à voir avec le continent africain, qui ne le connaissent pas, apprennent cette histoire, et qu’ils voient les émotions que ça apporte.

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Marzena Sowa & Sylvain Savoia d’après le roman de Gaël Faye © Coll. Air Libre/éditions Dupuis

Quelles divergences un lecteur du roman pourrait-il repérer dans votre adaptation en BD, sachant « Qu’adapter, c’est trahir » ?

Marzena Sowa : Adapter, c’est un peu comme faire une traduction aussi. Ça veut dire que le langage de la bande dessinée est différent du langage du roman. Les premières questions que je me suis posées lorsque je me suis penchée sur le texte sont : c’est quoi la structure ? C’est quoi la colonne vertébrale de ce projet ? Le personnage de Gabriel, sa vie familiale et l’histoire qui se déroule sous ses yeux avec un grand H. Et de construire ses amis, tous les personnages qui sont autour de lui. Et ensuite, de me dire que certains chapitres ne vont pas apparaître, donc de les barrer, de ne pas les mettre du tout. C’est surtout comme ça que j’ai commencé à reconstruire, à réécrire le roman. Évidemment, j’ai fait le deuil de certains passages du roman. J’ai dû fondre plusieurs personnages. Et donc, il y avait beaucoup de choix à faire. Et ça, c’était un énorme travail pour resserrer l’histoire, pour reconstruire une narration. Parce que le langage du roman, ça n’a rien à voir avec celui de la BD. On s’approche un peu plus du cinéma, parce qu’il y a quand même du storyboard. Mais c’est vraiment ça, c’est surtout cette traduction. Et quand on dit « traduction », les Italiens disent « traduttore, traditore », « traducteur, traître », il y a ce côté-là.

Sylvain Savoia : Oui, en fait, c’est un rythme différent. Le roman permet des choses beaucoup plus floues, parce qu’on joue avec ce qui se passe dans le cerveau. Et on n’a pas besoin de fixer des images définitivement. Ça reste toujours quelque chose d’allégorique. Et on peut faire des allers-retours dans l’espace, dans le temps. On peut amener beaucoup d’éléments que le lecteur va intégrer plus ou moins inconsciemment. Alors que dans le dessin, on est obligé de fixer les choses vraiment définitivement. Et si on se perd dans des allers-retours permanents comme ça, si on n’a pas une structure plus forte, plus construite, plus structurée et rythmée, on se perd dans l’histoire. On a trop de personnages, on a trop de séquences qui vont faire des allers-retours. Et il faut garder quand même une certaine linéarité dans l’album qui est importante pour garder l’attention. Parce qu’on part d’un élément qui est relativement doux au départ. On est dans quelque chose de quotidien qui est plutôt lumineux, plutôt drôle, même entre les personnages. Et puis on doit amener le lecteur à quelque chose qui est vraiment dur. Lui faire ressentir des émotions très fortes au fur et à mesure de la lecture de la bande dessinée. Et donc ça demande une construction vraiment minutieuse sur le long terme. Et elle doit en permanence densifier cette tension. On doit avoir un rythme qui est beaucoup plus tenu, je pense, que dans un roman qui doit travailler les matières, mais pas de la même façon.

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Marzena Sowa & Sylvain Savoia d’après le roman de Gaël Faye © Coll. Air Libre/éditions Dupuis

Vous avez mentionné précédemment le Rwanda et le Burundi, en lien avec le génocide. Mais il y a une scène où le personnage de Jacques retrouve Yvonne, la mère de Gabriel, à Bukavu, au Zaïre (l’actuelle RD Congo) où se retrouvent tous les réfugiés, les victimes et les bourreaux. Et il dit pour décrire la situation humanitaire alarmante : « Le Rwanda nous dégouline dessus ». Est-ce une phrase tirée du roman ou bien l’avez-vous inventée ?

Marzena Sowa : Non, cette phrase était dans le roman. En fait, tout ce que Gabriel raconte en voix-off, c’est tel quel. C’est tellement bien écrit, qu’est-ce que je peux ajouter ? Je n’en avais pas besoin en fait. Et ensuite, j’ai peut-être changé un peu les dialogues, mais là pour le coup, ce que Jacques dit en ramenant Yvonne à la maison, c’est des paroles du roman parce que c’est quand même très puissant. C’est l’histoire de Gabriel, c’est Gaël, c’est ce souvenir, ce sont des choses qui sont très importantes, je ne pouvais pas...

Sylvain Savoia : Et cette phrase particulièrement raconte quelque chose d’extrêmement fort ! Effectivement, c’est un moment marquant. C’est juste un morceau de dialogue, mais l’imaginaire joue et on comprend complètement ce qui se passe et comment ça a dû être pour lui de retrouver cette femme au milieu de cette marée humaine. Ce moment-là, il est très sobre dans le dessin, mais dans ce qu’il transporte comme information par le texte, c’est un moment très fort, je trouve. C’est marrant, personne ne nous avait parlé de ce moment-là.

Petit pays
Marzena Sowa & Sylvain Savoia d’après le roman de Gaël Faye © Coll. Air Libre/éditions Dupuis

Cela fait maintenant 30 ans que le génocide des Tutsi a eu lieu mais la situation reste désespérément dramatique à l’Est de la République démocratique du Congo car cette région, frontalière du Rwanda et du Burundi où ont eu lieu les massacres, a subi de plein fouet les répliques de cette tragédie. Sur le plan diplomatique, les tensions verbales s’intensifient entre les capitales congolaise et rwandaise, certains évoquant même une guerre imminente, illustrant la complexité extrême de cette situation.

Sylvain Savoia : Oui, les frontières sont à refaire entre...

Les frontières entre la RD Congo et le Rwanda ne sont pas le problème. Je pense plutôt que les véritables problèmes dans les deux Kivu sont la prolifération des milices armées téléguidées par des intérêts étrangers d’une part et d’autre part, la faiblesse de l’État congolais à contrôler et protéger son territoire. Les massacres touchent diverses populations : les populations locales mais aussi les Rwandais qui se sont réfugiés à l’Est du Congo pour fuir les massacres chez eux. De plus, les conflits armés sont directement liés à l’exploitation illégale des ressources minières dans le Nord et Sud Kivu, ce qui rend la situation encore plus complexe à appréhender. La commémoration des 30 ans du génocide récemment a ravivé des souvenirs vifs pour beaucoup, moi y compris, car j’étais adolescent à l’époque des événements. Comment avez-vous perçu ce drame à l’époque, alors que l’ampleur des événements faisait le tour du monde ?

Marzena Sowa : Moi, j’étais aussi adolescente à l’époque et je vivais en Pologne.

Oui, nous avons le même âge.

Marzena Sowa : C’est vrai ?

Oui.

Sylvain Savoia : Alors moi, je suis un peu plus vieux. Du coup, j’étais en train de travailler sur d’autres BD à l’époque, et j’écoutais la radio, et j’étais tétanisé par ce que j’entendais. Je n’imaginais même pas que ça puisse être possible, ce que j’entendais comme reportage sur ce qui se passait. Et je trouvais que c’était une sorte de répétition de l’histoire, des génocides, et il y en a eu plusieurs dans l’histoire récente. Et celui-là, il était en direct ; c’était quelque chose d’incroyable à vivre, parce que tout ce qu’on voyait avant - en tout cas pour moi, ma génération - c’était du passé, on apprenait du passé. Et là, on vivait tout ça en direct. C’était quelque chose qui était extrêmement violent. Et je ne pouvais pas arrêter d’écouter ça, parce qu’il y avait une empathie très très forte avec les gens qui vivaient cette situation. Et je n’imaginais pas du tout de travailler un jour dessus, mais en tout cas, je me rappelle vraiment cette émotion de l’époque.

Marzena Sowa : Pour moi, c’était un peu la même chose. J’étais ado, et je me souviens surtout du Premier Ministre polonais, parce que la Pologne venait d’être libre, en fait. C’était en 1994. Donc pour nous, cela faisait cinq ans que nous étions vraiment... Je veux dire qu’il n’y avait plus le communisme, donc la Pologne avait d’autres préoccupations. Mais nous avions notre ancien Premier Ministre, Tadeusz Mazowiecki, qui était le rapporteur spécial des Nations Unies pour les Droits de l’homme au Rwanda à l’époque et qui a tenté d’alerter la France ainsi que d’autres gouvernements sur les risques de génocide au Rwanda. Mais nous nous sommes rendus compte que la Pologne avait zéro voix, zéro possibilité de... Et je me souviens qu’il était choqué par le nombre de représentations du gouvernement français dans ce pays. Il y avait beaucoup de Français expatriés qui vivaient au Rwanda.

Sylvain Savoia : Et à la lumière des enquêtes, des révélations, de ce qui s’ouvre enfin, on reconnaît enfin la responsabilité du gouvernement français. Je relisais encore tout un tas d’articles ces dernières semaines, c’est quand même invraisemblable à quel point il y a une complicité avec ce qui s’est passé là-bas, et qu’il y a un déni très très fort encore dans la présence politique française.

Marzena Sowa : Je me souviens, quand je suis arrivée en France, j’ai lu les livres de Guillaume Ancel. Il y en a plusieurs je pense qui parlent du génocide. Où il questionne, en fait il donne des voix aux bourreaux, puis aussi aux victimes, et c’était vraiment assez poignant pour moi, c’est pire que tous les films que j’ai pu voir.

Petit pays
Marzena Sowa & Sylvain Savoia d’après le roman de Gaël Faye © Coll. Air Libre/éditions Dupuis

En préparant l’interview, je suis retombé sur un passage télévisé de Gaël Faye dans l’émission On n’est pas couché, où est mentionné son engagement dans une association traquant les coupables du génocide. Par ailleurs il y a dix ans, j’avais réalisé pour ActuaBD.com un article sur les 20 ans du génocide, en mettant l’accent sur sa représentation dans la BD de ce drame, notamment avec le roman graphique de Jean-Philipe Stassen, Deogratias, de la collection Aire Libre. Ayant des amis rwandais, j’ai été informé de la particularité du génocide au Rwanda : même si initié par des politiques, ce sont les voisins, la population elle-même, qui ont participé aux massacres, qui ont commis l’horreur. En Europe, notamment en Belgique ou en France, les Rwandais peuvent vivre isolément, sans trop interagir avec leurs compatriotes. Je me demandais si cet aspect des relations entre Rwandais de la diaspora a été évoqué lors de vos échanges avec Gaël Faye ?

Marzena Sowa : En fait, on parle de ça avec Gaël, mais nous ne l’avons pas évoqué dans l’album parce que l’histoire de Gaby se déroule entre 1992 et 1994. Il faut aussi rappeler que Petit Pays n’est pas un roman sur le génocide, c’est un récit sur une enfance. On voit jusqu’à quel point cette enfance est cabossée, jusqu’à quel point ils doivent s’adapter au poids que laisse cette histoire.

Sylvain Savoia : Oui, de toute façon, c’est évident qu’il faudra des générations et des générations pour que ce ne soit plus une cohabitation. Je pense que c’est une cohabitation presque forcée, ils sont obligés de se « pardonner » et d’apprendre à recréer une société ensemble, parce que comment on peut faire pour oublier un tel déchaînement de violence, comment on peut même l’envisager, le comprendre ? C’est impossible. Il y a une espèce d’horreur qui s’inscrit dans chaque personne, et je crois qu’on ne peut plus jamais se séparer de ça, même si on apprend à reconstruire quelque chose ensemble. Au fond, ça a créé une telle fracture dans l’âme des gens que je ne suis pas certain qu’on puisse faire autre chose que d’essayer de fonctionner ensemble. Mais aller au-delà, refaire une société, être soudés, c’est presque utopique, en tout cas pendant très longtemps. Peut-être que pour les prochaines générations, ça sera possible.

Marzena Sowa : Je me demande si ce sera un jour possible parce que ça se transmet dans le corps, dans l’Histoire, je ne sais pas…

Petit pays
Marzena Sowa & Sylvain Savoia d’après le roman de Gaël Faye © Coll. Air Libre/éditions Dupuis

Gaël Faye soulignait que même ceux qui n’ont pas vécu ce drame sont « mazoutés par ce génocide ». J’aimerais savoir combien de temps vous avez consacré à ce projet, car il a été annoncé il y a environ 3-4 ans, peut-être même avant la période de Covid-19.

Sylvain Savoia : On a commencé avant le Covid, parce qu’on a commencé même avant l’adaptation cinéma, et en fait il se trouve que j’ai signé deux projets en même temps chez Dupuis, au moment où on a eu Petit Pays. J’avais signé peut-être deux semaines avant un autre gros projet intitulé Le Fil de l’Histoire, raconté par Ariane et Nino, et c’est une collection de petits bouquins pour apprendre l’histoire aux enfants.

Et donc il y avait une volonté de la part de Dupuis d’aller très vite sur le début de cette collection pour avoir tout de suite une série d’albums à mettre en avant pour les proposer aux écoles. Donc j’ai travaillé un peu de manière schizophrénique sur deux univers qui n’avaient rien à voir, et j’ai fait 31 volumes du Fil de l’Histoire sur le temps où je bossais sur Petit Pays - en tout, ça fait 1000 pages de BD avec à chaque fois un univers différent dans chaque album ! C’était un peu complexe, parce que c’est quand même assez tendu, et c’est pas évident de faire du jonglage sur deux univers graphiques et deux univers de texte et de thème qui sont assez distincts.

Du coup, quelle est votre méthode de travail au niveau du dessin ?

Sylvain Savoia : Alors là, sur celui-ci, j’ai tenté autre chose, parce que sur mon album précédent, sur Les Esclaves oubliés de Tromelin, j’ai travaillé de manière très classique : crayonné, avec encrage sur les pages, et puis une partie des couleurs à l’aquarelle, donc vraiment de manière très « à l’ancienne » on va dire.

Et sur celui-ci, comme Le Fil de l’Histoire je le dessine sur l’iPad, parce que ce sont des petits formats ; ça va assez vite et c’est assez pratique, donc je me suis dit que j’allais faire les crayonnés de l’album sur l’iPad. J’ai tout fait en assez petit comme ça, et après j’ai imprimé en grand sur des grandes pages, j’ai encré au pinceau et à l’encre, parce que j’aime vraiment bien l’encrage, je trouve qu’il y a une matière et une vibration dans le trait qui est intéressante quand on travaille sur du papier, et ça me permet d’avoir des originaux aussi, ce qui est bien pour les expositions, retravailler des illustrations. Après, j’ai refait les couleurs sur ordinateur comme j’ai fait pour la plupart de mes albums. Donc c’est une méthode à la fois très ancienne et très moderne - un bon mélange.

Petit pays
Marzena Sowa & Sylvain Savoia d’après le roman de Gaël Faye © Coll. Air Libre/éditions Dupuis

Pour terminer, quels sont vos projets à venir ? En dehors de la Foire du Livre, avez-vous d’autres événements prévus pour rencontrer votre public, que ce soit pour ce roman graphique ou d’autres projets ?

Marzena Sowa : J’ai cinq BD qui sortent cette année. J’ai aussi mon film : The Godmother. Il parle de ma tante Niuska. C’est un personnage de la BD, mais là on la voit en chair et en os. Je m’en rends compte que, dans mon travail, le réel reste la chose qui m’intéresse le plus. Je vois jusqu’à quel point c’est important. Dans Marzi, même si c’est autobiographique et que tout est vrai, c’est moi qui décide ce que les gens vont dire, alors que là, d’un seul coup, c’est ma tante qui prend la parole et c’est elle qui s’exprime ; et ça m’a beaucoup plu. Je trouvais que c’était intéressant d’aussi donner la parole aux gens. Petit pays s’inscrit un peu dans cette dynamique de mon travail. Sinon, j’ai une BD qui sort bientôt chez Gallimard et j’ai publié chez Dargaud au mois de janvier l’album Vivian Maier. J’ai aussi une BD Jeunesse, ainsi qu’un western à la fin de l’année.

Sylvain Savoia : Alors moi j’ai un nouveau tome du Fil de l’Histoire qui sort le mois prochain, sur les Jeux Olympiques, donc en plein dans l’actualité. On avait hésité entre les J.O. et le génocide des Tutsis, parce que j’avais proposé à notre éditeur du Fil de l’Histoire de faire un album spécial sur les événements du Rwanda, parce que ça me semblait très important. Déjà la commémoration, ça permettait d’expliquer aux enfants, parce que c’est très compliqué d’expliquer ce genre de trucs aux enfants. Mais c’est difficile à aborder, parce qu’il y a encore plein de choses à savoir, et on le voit encore avec la reconnaissance de la France, de sa participation aux événements. Donc, il faut attendre pour raconter l’Histoire. L’Histoire est toujours en écriture, en mouvement, même l’Histoire ancienne, mais là on est encore dans quelque chose de très très récent. Sinon, on a d’autres projets sans doute ensemble pour la suite, mais on ne va pas les dévoiler tout de suite. En tout cas, cela sera encore sur le réel, ou l’Histoire.

Petit pays
Marzena Sowa & Sylvain Savoia d’après le roman de Gaël Faye © Coll. Air Libre/éditions Dupuis

(par Christian MISSIA DIO)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9791034737369

Portrait : Sylvain Savoia & Marzena Sowa
Photo : Christian Missia Dio

Agenda :

Sylvain Savoia sera présent lors de divers événements pour dédicacer Petit pays

  • 26 avril (16h-19h) : Krazy Kat – Bordeaux
  • 27 avril (15h30-18h30) : Storybulle – Montreuil
  • 2 mai (16h-19h) : Librairie Flagey – Bruxelles (avec Marzena Sowa) (Adresse : Place Eugène Flagey 29 – 1050 Ixelles)
  • 3 mai (14h à 17h) : Librairie Brüsel (avec Marzena Sowa)(Boulevard Anspach 100 – 1000 Bruxelles)
  • 3 mai (18h30-20h30) : Brin d’acier – Bruxelles - dédicaces et rencontre (avec Marzena Sowa) (Rue Josaphat 269 – 1030 Schaerbeek)
  • 4 mai (15h-17h) : FNAC Toison d’or – Bruxelles - dédicaces et rencontre (avec Marzena Sowa) (Avenue de la Toison d’Or 17 – 1050 Bruxelles)
  • 17 au 19 mai : Festival Comédie du Livre – Montpellier (avec Marzena Sowa)
  • 21 mai : Bulles de Vienne – Vienne
  • 22 mai (17h-19h) : FNAC Bellecour – Lyon
  • 23 mai : Librairie Expérience – Lyon
  • 24 mai : Librairie de Paris – Saint-Etienne
  • 25 et 26 mai : Festival BD au Parc Spirou – Monteux (Avignon)
  • 1er et 2 juin : Festival RVBD d’Amiens – Amiens (avec Marzena Sowa)

Petit pays - Par Sylvain Savoia & Marzena Sowa d’après le roman éponyme de Gaël Faye, collection Air Libre - éditions Dupuis. Roman graphique paru le 12 avril 2024. 128 pages couleur - 310mm (H) / 237mm (L), 26 €.

À lire sur ActuaBD.com

Pour tout savoir sur le génocide des Tutsis au Rwanda et la situation à l’Est de la RD Congo :

Les autres albums de Sylvain Savoia et Marzena Sowa :

Autour de la BD de Savoia :

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Dupuis ✍ Sowa ✏️ Sylvain Savoia à partir de 17 ans Génocide des Tutsi au Rwanda Bande dessinée du réel Adaptation littéraire
 
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