On peut se demander la raison de cet impact. Rares sont les auteurs à avoir autant rebattu leurs propre cartes, à s’être autant mis en danger pour faire avancer l’histoire de la bande dessinée. Si l’on peut avoir un peu de mal à se rappeler un personnage ou une série marquante de Blutch, c’est que son génie n’a pas été, comme Hergé, Morris ou Riad Sattouf, de créer une seule histoire iconique qui se déploie sur des années mais au contraire d’avoir tout essayé dans la BD.
Il suffit de feuilleter, pour s’en convaincre, les albums parus chez ses différents éditeurs. Quel auteur de bande dessinée peut aujourd’hui affirmer avoir pratiqué autant de styles de dessin ?
C’est pour cela que Blutch est un maillon essentiel de l’histoire de la bande dessinée francophone. Il fait partie des artistes qui cassent les codes d’un média et qui les recalibrent tout le temps un peu à la manière de Godard dans le cinéma.
Donc Blutch revient pour nous parler d’amour, mais pas de manière classique. Il a décidé de passer par la métaphore, dans les pas de Fellini ou de Buñuel, pour nous faire partager ce sentiment dont l’expression est gâchée par une montagne de clichés.
Le scénario est simple, épuré, un peu la manière de Linklater dans la trilogie Before ou de PTA dans Licorice Pizza. Un homme et une femme avancent l’un vers l’autre jusqu’à se rencontrer. Blutch éclipse la narration car ce qui l’intéresse vraiment, c’est l’image. On reprend cette bipartition du monde littéraire classique par excellence entre les auteurs d’images et de scénario et Blutch a choisi son camp.
Et quelles images ! Le dessin se réinvente à chaque page tout en gardant sa filiation avec la BD franco-belge, c’est sublime ! Surtout, il y a une envie de créer de l’image qui n’existe pas ailleurs. C’est audacieux à l’heure où l’on récrée les même images en boucle, pour rassurer les lecteurs, apeurés par un monde en perpétuelle mutation, qui cherchent du réconfort dans une fiction calibrée. Si c’est ce que le lecteur cherche en ouvrant Blutch, il risque d’être déçu, mais s’il veut se faire conter l’amour d’une façon nouvelle, il peut être agréablement surpris.
C’est donc un grand album de Blutch (quel euphémisme, ils le sont tous !) et une grande bande dessinée qui, par son parti pris audacieux, passera peut-être sous le radar du grand public. Avec cette nouvelle tentative cependant, Blutch a posé un nouveau jalon dans l’histoire d’un medium dont il est l’un des éléments les plus importants de cette époque.
Voir en ligne : Lire sur ActuaBD l’interview de Blutch à propos de cet album
(par Louis GROULT)
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