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La BD contre l’excision

Par Christian MISSIA DIO le 23 juin 2016                      Lien  
Il existe des pratiques dont on souhaiterait ne jamais entendre parler, des traditions du fond des âges et à l’origine nébuleuse. L’excision est l’un de ces vestiges barbares. La BD s'y intéresse à travers deux albums récents.
La BD contre l'excision
Ne me coupez pas ! par Pierrette Soumbou & Bob Kanza
© ASIFA

L’excision est une mutilation génitale infligée aux fillettes par les femmes adultes (elles-mêmes excisées durant leur enfance) et qui consiste à procéder à une ablation du clitoris. Il arrive aussi que cette mutilation soit beaucoup plus sévère lorsqu’elle prend la forme d’infibulation, aussi appelée “circoncision pharaonique” : une ablation totale du clitoris, mais aussi des petites et des grandes lèvres à l’entrée du vagin. Ce qui reste de l’appareil génital est ensuite recousu afin de permettre l’écoulement menstruel et satisfaire les besoins naturels. Différentes techniques existent pour arriver à ce résultat, mais nous vous en épargnerons leurs descriptions, tant celles-ci sont atroces.

Souvent associée -à tort- à la religion musulmane, l’excision est présente dans de nombreux pays africains de traditions musulmane et chrétienne, allant de l’Afrique de l’Ouest à la région de la Corne de l’Afrique, jusqu’en Égypte. Cette pratique se retrouve aussi au Proche-Orient, ainsi qu’en Asie du Sud-Est (Indonésie et Malaisie). Il est difficile de donner une origine précise à l’excision mais elle est souvent rattachée à d’anciennes traditions animistes ou pharaoniques.

Dans un ouvrage paru en 1954, Nations nègres et culture : de l’Antiquité nègre égyptienne aux problèmes culturels de l’Afrique noire d’aujourd’hui [1], le scientifique sénégalais Cheikh Anta Diop avance une théorie inspirée par les travaux de son professeur, l’ethnologue français Marcel Griaule, dont il fut étudiant doctorant à l’Université de Paris. D’après lui, l’excision et la circoncision en Afrique auraient la même origine. Toutes deux seraient issues de la tradition dogon (Mali) selon laquelle Amma (Dieu chez les Dogons) a eu deux enfants, des jumeaux appelés Nommo, à la fois mâle et femelle. Ce serait suite à ce mythe que les pratiques de la circoncision et de l’excision auraient débuté : ablation de la partie perçue comme féminine du sexe (le prépuce) chez les garçons et de la partie perçue comme masculine (le clitoris) chez les filles, afin de positionner clairement chaque enfant dans son sexe et son genre. Toujours selon Anta Diop, ces rites se seraient par la suite répandues sur le continent. Mais la pratique de l’excision fut rapidement abandonnée dans plusieurs régions de l’Afrique, tandis que la circoncision se pratique encore massivement aujourd’hui. En effet, les deux pratiques n’ont pas les même conséquences sur la santé et la vie sexuelle des hommes et des femmes qui les subissent. Lorsqu’elle est correctement faite, la circoncision ne détériore pas la santé et la libido des hommes. Par ailleurs, la lutte contre le sida et les MST a encore renforcé la pratique de la circoncision sur le continent car celle-ci est un rempart efficace contre la propagation de ces virus.

Une carte représentant les mutilations sexuelles féminines en Afrique
Source : OMS (2015)
Une carte de l’excision dans le monde (2011)

Cette année, la BD s’est emparé de la problématique de l’excision à travers deux ouvrages. Le premier s’intitule Ne me coupez pas !, scénarisé par Pierrette-Rita Soumbou, présidente de l’association ASIFA (Association Interculturelle des Femmes Actives, Rouen en France) et dessiné par le dessinateur congolais Bob Kanza, ancien du célèbre journal satirique ivoirien Gbich ! (1999-2002), qui est considéré comme « le Charlie Hebdo de Côte d’ivoire ».

Dans cette BD, nous suivons le parcours de vie d’une famille africaine ordinaire, confrontée à une tentative d’excision de leur petite fille. Illustré dans un style proche de la ligne claire, Ne me coupez pas ! doit surtout être perçu comme une BD de sensibilisation face à cette pratique.

Une interview de Pierrette Soumbou sur la chaîne France 24.

Le second album à s’emparer de ce sujet est Un tout petit bout d’elles de Zidrou et Raphaël Beuchot. Dernier acte d’une Trilogie africaine, cet album raconte l’histoire d’amour entre Antoinette, une belle et plantureuse congolaise et Yue Kiang, un employé belge d’origine chinoise venu en République Démocratique du Congo pour travailler dans une entreprise forestière chinoise implantée dans le Parc national de la Salonga, un territoire forestier immense, plus grand que la Belgique, qui s’étale sur plusieurs provinces. Il doit travailler dans la partie du parc située dans l’ex-province du Bandundu [2] (centre-ouest de la RDC).

En dépit de certains préjugés racistes, nos tourtereaux poursuivent leur relation. Mais au cours d’une nuit d’amour, Yue est confronté pour la première fois à la blessure intime d’Antoinette. Un choc pour le jeune Chinois qui lui en rappelle un autre : la pratique des pieds bandés en Chine qui occasionne de nombreuses mutilations chez les femmes chinoises.

À l’instar des deux précédents titres de La Trilogie africaine, on retrouve dans Un tout petit bout d’elles les qualités qui nous avaient déjà séduites dans les albums précédents : un récit tendre mais parfois dur, mis en image par un dessin sensible et épuré. L’album se termine par un dossier didactique sur l’excision, complété par quelques adresses d’associations spécialistes de la question.

Un tout petit bout d’elles
Zidrou & Raphaël Beuchot (c) Le Lombard

Le tableau aurait pu être parfait mais un bémol perturbe cependant notre avis sur cet album : nous sommes assez dubitatifs quant à la pertinence de situer cette histoire en RD Congo car l’excision y est un phénomène très rare, voir anecdotique. Les Congolais et les familiers de ce pays d’Afrique centrale risquent d’être surpris en lisant cette BD, au point de se demander si le scénariste ne s’était pas trompé de pays lorsqu’il a écrit cette histoire.

Bien que la nation de Patrice Lumumba apparaisse dans la carte des pays où ont été observé l’excision, celle-ci est loin d’être représentative (et c’est un euphémisme) de ce triste phénomène. Comme il est indiqué dans le dossier en fin d’album, les cas d’excisions observés en RDC représentent moins de 5% de la population féminine et sont limités à certaines communautés isolées. Il est d’ailleurs très difficile de trouver des statistiques, des cartes ou même des témoignages attestant de l’excision dans les territoires du Congo-Kinshasa. Trouver des femmes excisées en RDC revient à chercher une aiguille dans une botte de foin !

Nos recherches personnelles nous ont toutefois permis de déceler quelques cas d’excision au nord du pays, dans les régions frontalières avec le Soudan du Sud [3] et la Centrafrique [4]. Mais celles-ci ne correspondent pas à la zone géographique dans laquelle est située l’histoire imaginée par Zidrou, ni même à la culture locale.

Enfin, l’étude du nom “Mbenza”, qui est le nom de famille de l’héroïne Antoinette, nous indique qu’elle serait probablement originaire de l’ethnie des Bakongo (Kongo). Une intuition qui est renforcée par la localisation géographique de l’intrigue : les Bakongo sont très présents dans l’ex-province du Bandundu. Hors, ceux-ci ne sont pas connus pour pratiquer l’excision, bien au contraire ! Les pratiques ancestrales des Bakongo, en ce qui concerne la sexualité féminine, sont plutôt axées sur la découverte du plaisir féminin. Cette initiation - au cours de laquelle le lesbianisme est accepté - se fait à travers le développement vulvaire et du clitoris grâce à des manipulations rituelles et l’application d’onguents à base de plantes. Les objectifs poursuivis à travers ce rite initiatique sont de développer la sensibilité de l’appareil génital et de permettre ainsi aux jeunes filles de découvrir et de s’approprier leur corps. Elles prennent alors conscience que leur sexe n’a pas qu’une fonction procréatrice mais qu’il est aussi source de plaisir, d’abord pour elles et ensuite pour leurs partenaires [5]. Ce n’est pas exactement la même chose !

Toutes ces approximations et contre-vérités entachent la pertinence de cet album, malgré le talent indéniable de ses auteurs. En effet, elles ont pour conséquence de créer un amalgame dans l’esprit des lecteurs avec ce qui se passe depuis 20 ans dans l’est de la République Démocratique du Congo. Les guerres et surtout, les terribles mutilations génitales systématiquement commises lors des viols de masse sont autant d’armes qui servent à traumatiser les populations afin de mieux les spolier de leurs terres et contrôler ainsi les immenses richesses minières de ces régions. Ces mutilations-là sont bien réelles malheureusement, comme en atteste le combat du Dr Denis Mukwege, directeur de la clinique Panzi spécialisée dans les mutilations génitales. Son combat est raconté dans le documentaire L’homme qui réparait les femmes du journaliste et cinéaste belge Thierry Michel. Ces abominations sont l’une des conséquences de l’importation du conflit rwandais sur le sol congolais suite au génocide de 1994 au Rwanda. Quitte à faire une BD sur les violences sexuelles en RDC, il aurait mieux fallu opter pour ce sujet qui est tristement d’actualité, malheureusement.

En dépit de cela, l’album de Zidrou et Beuchot, comme celui de Bob Kanza et Pierrette-Rita Soumbou, ont le mérite de sensibiliser le grand public à la problématique de l’excision. Il s’agit d’un combat contre l’obscurantisme et c’est bien là l’essentiel à retenir.

Un tout petit bout d’elles par Zidrou & Raphaël Beuchot
© Le Lombard

(par Christian MISSIA DIO)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 978-280363581

À lire sur ActuaBD.com :

- Notre chronique de la Trilogie africaine T2 - Tourne-disque

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- Pour en savoir plus sur l’excision, rendez-vous sur le site de l’UNICEF qui traite de la question

Visitez le site de Bob Kanza

Visitez le site de l’association ASIFA

Visitez le blog de Raphaël Beuchot

[1Cheikh Anta Diop, Nations nègres et culture : de l’Antiquité nègre égyptienne aux problèmes culturels de l’Afrique noire d’aujourd’hui, Paris, Éditions Présence Africaine, 1979 (1954), p 206 à 209.

[2En juin 2015, le gouvernement congolais a procédé au démantèlement des onze provinces du pays en 26 provinces. La province du Bandundu a été divisée en trois nouvelles provinces : le Kwango, le Kwilu et le Mai-Ndombe où se passe exactement cette histoire.

[3Avant sa séparation en 2011 en deux états distincts (Soudan et Soudan du Sud), le Soudan était le quatrième pays d’Afrique où l’on retrouvait le plus de femmes excisées (12 millions de victimes).

[4En Centrafrique, 24% des femmes sont victimes de cette pratique. Mais les mesures politiques prisent par les autorités centrafricaines pour lutter contre ce fléau ont permis de réduire de moitié le nombre de fillettes excisées.

[5Dr abbé Emmanuel Vangu Vangu, Sexualité, initiations et étapes du mariage en Afrique - Au cœur des rites et des symboles, Paris, Editions Publibook, 2012, p 102 à 110.

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2 Messages :
  • La BD contre l’excision
    29 juin 2016 17:16, par La plume occulte

    Un article remarquable.
    Il est troublant de voir un tel taux de prévalence de femmes excisées dans une grosse partie de l’Europe,une belle claque.Au final,une preuve supplémentaire,s’il en était besoin,de la capacité de nuisance ,non pas de l’homme sur la femme ,mais bien du mâle sur la femelle,au sens le plus primaire qui soit !Puisque derrière le poids de la tradition ou je ne sais quels rites plus ou moins religieux,sur fond de grosse culpabilité, se cache encore une tentative de contrôler l’autre .

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    • Répondu par Zot le 29 juin 2016 à  22:07 :

      "Nos recherches personnelles nous ont toutefois permis de déceler quelques cas d’excision au nord du pays, dans les régions frontalières avec le Soudan du Sud [3] et la Centrafrique [4]. Mais celles-ci ne correspondent pas à la zone géographique dans laquelle est située l’histoire imaginée par Zidrou, ni même à la culture locale."

      Oui, le Congo (belge ou français) n’est pas le pays où cette mutilation en forme de tradition est la plus répandue. Sans doute plus répandu au Sénégal ou au Mali.
      En privant les femmes d’une partie de leur plaisir, il s’agit de les asservir à la domination phallique.

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