Le Lieutenant Yamada n’attend plus grand chose de la vie ou de son métier. Policier au sein de la brigade des mœurs, il l’effectue avec sérieux et droiture, ce qui semble déjà notable dans ce cadre, mais sans ambition aucune. Il faut dire que sur le plan personnel, c’est un être brisé : la mort de sa fille, des années plus tôt, du fait d’un accident, a eu raison de son couple et l’a laissé, affectivement et socialement parlant, à la dérive.
Lors d’une descente dans un salon de massage où les employées, mineures, monnaient en fait leurs corps, Yamada découvre une jeune fille qui lui rappelle sa propre fille disparue. Il cherche alors venir en aide à cette Shiori, fugueuse déjà bien abîmée par l’existence et surtout par une mère violente. Ces deux solitudes viscérales en viennent cependant à s’accorder au pluriel et à s’apprivoiser mutuellement, notamment grâce à un autre éclopé, un chat errant qui servira littéralement de trait d’union entre les deux protagonistes.
Keigo Shinzo, connu notamment pour Tokyo Alien Bros, livre ici un récit puissant et émouvant sans rien céder au pathos ou aux facilités qu’un récit ainsi posé pourrait exploiter. Si la relation entre les deux personnages s’avère rapidement touchante, c’est aussi parce qu’elle ne fait pas l’économie du trouble qui la sous-tend. L’affection de Yamada pour Shiori, en qui il voit sa fille, recèle un inconscient évidemment incestueux que la pratique de la prostitution de Shiori ainsi que l’absence de figure paternelle de son côté activent de manière violente.
Mais c’est justement en marge de cela que les deux personnages vont construire, étape après étape, leur relation. Yamada en refusant que Shiori lui offre son corps, Shiori en refusant que Yamada ne projette sur elle l’image de sa fille. À partir de là, tout un univers social, humain et affectif peut se déployer avec habileté. Car la situation vécue par nos deux héros pose problème à de nombreux niveaux et cela aussi se révèle passionnant.
Cette série en quatre tomes offre donc un très beau récit, l’un de ceux qui marque une année. Un vrai drame, fin et subtil, aux rebondissements nombreux et d’une grande justesse dans le propos et les situations, même si celles-ci sont souvent rudes, voire crues (les expériences d’hébergement de Shiori font à ce titre sacrément froid dans le dos).
Toute cette matière se met enfin au service d’une véritable réflexion. Il y a là en effet de quoi initier et faire résonner des questionnements existentiels profonds, directement associés à des âges de la vie charnière : l’adolescence perdue de Shiori et la maturité déconfite de Yamada. Mauvaise herbe fait ainsi mouche à tous les niveaux et s’impose comme une lecture manga à ne pas manquer.
(par Aurélien Pigeat)
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Mauvaise Herbe. Par Keigo Shinzo. Traduction Aurélien Estager. Le Lézard Noir. Sortie le 16 janvier 2020. Tome 2 à paraître cet été. 2020 pages. 13 euros.