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Brève rencontre avec : C. de Trogoff, autrice de "Un Vent violent" aux Éditions L’Égouttoir

2 septembre 2021 Commenter
L’Égouttoir ✍ C. De Trogoff ✏️ C. de Trogoff à partir de 10 ans 🛒 Acheter

RENCONTRES ESTIVALES #20. Autrice « des marges » ayant publié principalement chez PCCBA et Adverse ainsi que dans de nombreuses revues alternatives et underground, C. de Trogoff est en constante recherche et réflexion, tant sur le fond que sur les formes artistiques, le premier nourrissant les secondes et réciproquement. Son ouvrage édité en début d’année par L’Égouttoir en est une nouvelle preuve. Elle y donne corps et voix à des personnages bibliques, faisant de chaque chapitre une histoire à part entière, reliée cependant aux autres par allusions et échos formels. Références à la religion et à l’histoire de l’art côtoient dans Un Vent violent une remise en cause du rapport texte / image qui refuse toute illustration littérale. Une expérience de lecture qui demande patience et attention, et mérite le détour, à contre-courant des objets éditoriaux prémâchés qui pleuvent lors de chaque « rentrée littéraire ».

Un Vent violent est construit « à partir de » et « autour » de textes bibliques – on y trouve notamment Job, Judith, Sarah et Jacob. Pourquoi ce choix, devenu très rare mais qui pendant longtemps dans l’histoire de l’art a été conçu comme une évidence, de textes aux résonances religieuses et spirituelles ?

L’univers chrétien fait partie intégrante de mon travail depuis son commencement. C’est sans doute influencé par l’histoire de l’art, les tableaux : c’est un mouvement quasiment obligatoire pour tout artiste né en Europe, dans un monde où l’histoire de l’art et celle du christianisme sont superposées. J’aime jouer, dans un travail plastique, avec ses objets, ses attributs, ses thèmes, pour les détourner de leurs usages ou de leurs fonctions habituels dans l’iconographie, dans le culte. Par exemple, dans mon atelier, j’ai cloué un Christ de métal moulé, après l’avoir détaché de sa croix, sur une reproduction gravée d’une crucifixion du Pérugin [1]. Ceci déplace le supplice original du Christ, vers un questionnement sur sa représentation dans l’histoire et les objets qui en découlent.

Brève rencontre avec : C. de Trogoff, autrice de "Un Vent violent" aux Éditions L'Égouttoir
"Samson" - Un Vent violent, C. de Trogoff / L’Égouttoir, 2021

Pour l’exposition des Éditions Adverse à Bruxelles, à la galerie Cent titres, j’ai confectionné une croix de velours, et à la place du Christ, j’ai cousu mes cheveux ; à la place du sang, j’ai cousu un fil rouge. Ainsi, la croix, molle, est passée de la représentation de la crucifixion au statut d’une sorte de reliquaire. Pour ma première expérience de bande dessinée (publiée sous le titre Temple & Jardin aux Éditions PCCBA, avec L.L. de Mars), mon choix s’était tout de suite porté sur des représentations de l’Annonciation, en m’inspirant de tableaux italiens et flamands du XVe siècle.

Ce choix thématique est le premier qui me vient à l’esprit quand je commence un travail. Ici, comme je devais entamer un cycle d’histoires courtes, j’ai eu envie de parler des personnages de l’Ancien Testament, que je ne connaissais pas si bien. Mais j’avais en tête le caractère finalement narratif et biographique de ces histoires, parce que ce sont des figures prises dans des histoires personnelles difficiles, violentes, dans des contextes durs, qui en font des héros et des héroïnes. J’étais également à la recherche de figures féminines hors du commun.

De nombreuses images accompagnent ces textes, sans les illustrer directement. Ce sont plutôt des évocations, parfois aux limites de l’abstraction, qui plus est nées de l’emploi de différentes techniques (calques, collages, crayons). Comment êtes-vous passée des uns – les textes – aux autres – les images ?

Dans mon travail de bande dessinée, je sépare toujours le temps du travail de l’image du temps de l’écriture du texte, comme en vidéo je sépare toujours le temps de composition de la musique et de la parole du temps de montage, du temps de l’image ; de cette façon, il n’y a jamais de rapport évident, nécessaire, entre les deux continuums. C’est justement à la rencontre entre eux, par toutes sortes de points de contacts, que je donne des chances de produire du sens, de faire mouche ou de se disloquer, d’ouvrir le sens ou de le replier.

"Esther" - Un Vent violent, C. de Trogoff / L’Égouttoir, 2021

Pour ce travail particulier, je me suis définie quelques contraintes, comme je le fais toujours pour commencer une bande dessinée : la première liait thématiquement les formes découpées aux histoires choisies. Par exemple, le récit consacré à Samson est habité par des collages de cheveux issus de vieux Tarzan. La deuxième contrainte était de toujours produire des structures de pages à partir d’un des récits précédents, par des jeux de décalques. Ainsi, ces montages font systématiquement écho à d’autres moments du livre, ce qui provoque une sensation de réminiscence. Et de temps à autre, des éléments, collés ici, dessinés là, décalqués ailleurs, sont littéralement cités dans un chapitre depuis un autre. Par exemple, la première page de Job sert de matrice à celle de Jacob.

Voici comment je procédais : je lisais le texte une première fois et je décidais du motif principal qui allait composer le récit. Le récit d’Esther est ainsi ponctué de morceaux de chairs, de corps, découpés dans le Ada dans la jungle de Altan [2]. Ruth est composé d’éléments architecturaux de Francis Masse [3], eux-mêmes très largement faits de citations de gravures. Je composais ma page par collages en suivant une structure posée par la chaîne des réminiscences formelles évoquée plus haut, et je poursuivais au crayon, directement ou par jeux de calques, tantôt en collant directement ces calques, en utilisant les traces de colle et les niveaux de transparence successive, tantôt en posant mes pages sur une table lumineuse. Le texte est ensuite agencé informatiquement, avec une typographie électronique créée pour l’occasion. Dans ces pages, les expérimentations de différents niveaux de transparence étaient très nouvelles pour moi et m’ont beaucoup stimulée pour envisager la suite.

"Ruth" - Un Vent violent, C. de Trogoff / L’Égouttoir, 2021

Quelques chapitres de Un Vent violent ont déjà pu être lus dans la revue Scalp. Plus généralement, comment cet ouvrage s’intègre-t-il à votre travail ? En est-il révélateur ou présente-t-il une expérience « à part » ?

C’est vraiment un travail charnière entre ce que j’ai fait avant (notamment L’Arbre de la connaissance publié chez Adverse en 2016) qui était réalisé en pur décalque, sans masses, sans nuance, très filaire, linéaire, et tout ce que je ferai par la suite qui sera beaucoup plus composite, impur, qui ne cache plus rien des processus matériels mais, au contraire, les rend sensibles, visibles.

"Job" - Un Vent violent, C. de Trogoff / L’Égouttoir, 2021

Scalp, édité par Factotum, est vraiment à la naissance de ce projet : l’idée de l’éditeur était de donner l’opportunité à deux couples de dessinateurs (Aurélien Leif & Noémie Lothe, L.L. de Mars et moi-même) d’explorer le format court et le feuilletonnage. La première intention était de construire six histoires de six pages. L’avancée des travaux, notamment à cause de L.L. de Mars qui se laissait déborder par le feuilleton, a abouti à la production de deux numéros supplémentaires. Ceci a l’air anecdotique, mais ça montre comment un événement complètement extérieur, un jeu de hasard, de circonstances, peut infléchir le cours d’un processus et changer l’idée qu’on s’était faite de notre objectif.

Ensuite, le rassemblement sous la forme d’un livre a créé la nécessité d’articuler ces chapitres entre eux par des pages de titre dessinées, elles-mêmes liées à un autre travail, entamé dans le magazine Chambre pâle. Ce n’est pas une expérience à part, mais un nouveau maillon d’une chaîne de travail toujours en transformation, qui est nourri des expériences précédentes et qui prépare les expériences suivantes.

En ce moment, la reprise d’un vieux projet abandonné, « F. nue », est rendue possible par la simple existence de Déconfetti qui m’offre un stimulant cadre de travail et de visibilité. Ces pages rendent très bien compte de ce que l’expérience conduite dans Un Vent violent a déterminé comme virage formel pour la reprise de ce projet. Il en portera la trace, dans son déroulement, comme témoin d’un travail toujours en cours.

FH

Propos recueillis par Frédéric Hojlo.

En médaillon : couverture de Un Vent violent, C. de Trogoff / L’Égouttoir, 2021.

Un Vent violent - Par C. de Trogoff - Éditions L’Égouttoir - 14 x 18 cm - 68 pages en noir & blanc - couverture souple avec jaquette sérigraphiée en deux passages - parution le 5 mars 2021 - 8 € - acheter cet ouvrage chez Cultura.

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Voir en ligne : Consulter le site des Éditions L’Égouttoir.

[1Pietro di Cristoforo Vannucci, dit le Pérugin (il Perugino), vers 1448-1523, peintre de la Renaissance italienne (NDLR).

[2Les Romans (À Suivre), Casterman, 1982 (NDLR).

[3Sculpteur, dessinateur, auteur de bandes dessinées français né en 1948, cité comme référence par de nombreux auteurs (NDLR).

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.


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