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« Bandes dessinées » : « La chaîne qui vous aide à reconnaître une BD quand vous en croisez une. »

Par Frédéric HOJLO le 29 mars 2021                      Lien  
Les émissions audio ou vidéo consacrées à la bande dessinée sont nombreuses. Même ActuaBD, petit à petit, s'y met ! Une équipe rodée à la création comme à la critique vient de lancer sur YouTube une chaîne sobrement nommée « Bandes dessinées », proposant un rendez-vous tous les dix jours, avec des moyens réduits mais l'ambition de faire découvrir des parutions originales voire marginales.

L’idée d’une chaîne consacrée à la bande dessinée n’est pas nouvelle. Pourquoi se lancer dans un maquis tel que YouTube ?

Politiquement, c’est médiocre, incontestablement. Il y a pourtant deux bonnes raisons à ça : la première est que nous savions que tout obstacle technique à la construction d’une chaîne critique vidéo - projet qui nous fait déjà tous flipper parce qu’aucun d’entre nous n’est vraiment à l’aise dans cette position - aboutirait vite à un renoncement. Ce qui serait également un échec politique, du coup. Ce choix s’est imposé comme une évidence pour alléger tout le monde de la partie technique. Mettre en ligne proprement des vidéos, créer un réseau efficace entre les publications et les autres structures sociales en ligne, établir un contact direct avec le public par des commentaires, par des streams (on n’y est pas encore, mais on compte bien s’y mettre) : tous ces aspects demanderaient de gros savoir-faire si on tentait de le construire par nous-mêmes. Et la structure des offres libres, comme Peertube, est très insatisfaisante quand on veut aller au-delà de la simple mise en ligne d’une vidéo. La chaine « Bandes dessinées », créée par PCCBA [1] existait déjà, c’était très simple d’y aménager un espace autonome pour accueillir ces pastilles critiques.

La seconde est liée aux multiples expériences que Youtube a vu naître, qu’il s’agisse du LefTube, des communautés queer ou de la vulgarisation scientifique qui attestent de réussites inattendues et renversantes dans l’art d’agréger des publics hétérogènes autour d’objets bizarres, déviants, peu évidents. Or les bandes dessinées dont nous voulons parler sont tout ça à la fois. En cela, au moins, cette chaîne est complètement nouvelle.

« Bandes dessinées » : « La chaîne qui vous aide à reconnaître une BD quand vous en croisez une. »

Quel est le point de départ de la chaîne « Bandes dessinées » et quelle est sa généalogie ?

Nous formions un tout petit groupe informel d’auteurs et d’éditeurs, liés parfois amicalement, parfois par des travaux communs, parfois pour des luttes communes, parfois les trois. Nous écrivons tous plus ou moins, dans des cadres très différents, sur les bandes dessinées, sur leur monde éditorial, sur son histoire ou sur sa sociologie.

On cause ensemble, on rêvasse ensemble, on projette ensemble toutes sortes de choses, qui voient le jour ou pas. Le groupe s’étend lentement, agrégeant pas à pas d’autres participations, c’est-à-dire d’autres incarnations, d’autres angles de vue. Les angles de vue, c’est très bien pour l’aspect critique mais les incarnations c’est fondamental pour créer du désir. Pour rendre sensible la beauté de livres qui échappent aux premiers regards. On cherche donc des corps, des voix, autant que des visions.

L’introduction de la chaîne est succincte : « notre espace critique »… À peine plus plus loin : « notre équipe » puis « pour découvrir une nouvelle bande dessinée d’exception ». Peu de mots mais qui interrogent, car ce « nous » n’est jamais explicité - sauf pour signaler en fin de vidéo le nom de celui ou celle qui l’a présentée - et la « bande dessinée d’exception » peut recevoir une acception très large. Qu’en est-il donc de ce « nous » ? Et quelle est cette « bande dessinée d’exception » ?

Ce « nous » est entièrement à définir. C’est une vraie question pour les premiers participants. Vous les découvrirez pas à pas, à mesure que les films se montent. Certains n’apparaitront qu’à la fin avril parce que les prises de vues ne sont pas encore faites, d’autre sont prévus pour mai, mais déjà les premiers films montreront assez vite l’espèce de polyphonie changeante qui va composer ce « nous ».

Le premier visage de ce nous était celui de Maël Rannou [2], bien connu des amateurs de fanzines pour son travail de recherche infatigable sur ce support éditorial et son histoire. Il publie lui-même le fanzine Gorgonzola [3]. Le second visage est celui de Gwladys Le Cuff. Gwladys est une brillante historienne, sans doute mieux connue pour son travail sur la Renaissance lombarde que pour son goût affirmé en matière de bandes dessinées, et pourtant... Elle donne à la lecture de L’Homme armée de Frédéric Coché [4], une extension extraordinaire grâce, précisément, à son champ de connaissance particulier. Le visage suivant est celui d’Alexandre Balcaen, dont le travail d’éditeur pour The Hoochie Coochie puis Adverse a fait découvrir déjà tellement de belles choses, et qui trouvera pour la caméra d’autres manières de faire connaître et aimer les auteurs qu’il traque toute l’année pour les publier [5].

La bande dessinée d’exception, c’est celle que vous aurez peu de chances de rencontrer par hasard, celle dont votre libraire ne vous parlera probablement pas, celle que vous ne trouverez sans doute pas dans les bibliothèques de vos amis qui disent « lire de tout », celle qu’on fantasme (en la détestant a priori) plus qu’on ne la lit vraiment, celle que tout vous invite finalement à rater.

Tirages souvent confidentiels (nous parlerons également de fanzines, d’autopublications, de microéditions), inintérêt quasi total des critiques, malentendus constants sur ce qui motive leur création, leur existence, leur lectorat... La chaîne rêve de faire atterrir ces bandes dessinées entre des mains qui jusqu’ici ne les feuilletaient pas, de les rendre désirables à des lecteurs qui en ignoraient complètement l’existence.

Une chronique tous les dix jours, cela semble raisonnable, mais il faut malgré tout tenir le rythme et la longueur. Vous êtes-vous donné un horizon ? Un nombre de publications ou un temps donné ? Et quels sont vos moyens techniques ?

Tous les dix jours, c’est court, c’est effrayant. Mais si on veut créer un rendez-vous, produire un petit frétillement d’impatience et en satisfaire l’appétit, ça parait un bon tempo. On va essayer. Chaque nouveau film est déjà une victoire et c’est pas si mal. On a une dizaine de films achevés ou en cours d’achèvement. Il en faut 36 par an. Ce n’est pas si fou. On a aussi une trentaine de titres de livres qu’on voudrait traiter.

Techniquement, nous n’avons rien. Des appareils photos pas top, des téléphones portables. Et beaucoup de patience pour monter tout ça. Chacun tourne avec ce qu’il peut et ceux qui savent monter montent. Si le son est bon, tant mieux, s’il n’est pas terrible, on travaille dessus, on le nettoie. Ceux qui savent le faire, le font. Cette partie-là ne peut que s’améliorer.

Entre chaque film, nous apprenons déjà un peu. Tout ça devrait trouver une sorte d’équilibre technique, une routine efficace de montage, d’ici quelques temps. Ce n’est pas ce qui nous inquiète le plus. Il faut surtout qu’on tourne, qu’on arrive à vaincre nos inhibitions et qu’on parle à des caméras !

Une chroniqueuse ou un chroniqueur différent à chaque nouvelle critique : il faut et il faudra du monde ! Y aura-t-il des intervenants qui pourront s’exprimer à plusieurs reprises ? Comment sont-ils choisis ?

Ceux qui rejoignent l’équipe, nous l’espérons, le font pour la durée. Ceux qui sont déjà intervenus ont, pour la plupart, déjà d’autres titres en tête. On se contentera d’alterner les titres pour toucher des champs éditoriaux différents à chaque fois, varier les voix. Si au bout du compte nous sommes une quinzaine, ce sera très bien.

Le choix se fait entre nous, on papote et on se dit : « Tu connais machin, tu as lu ce qu’il a écrit ici ? Ce serait chouette de lui demander, non ? » La plupart disent non parce que la caméra les effraie. Mais si nous faisons les comptes, nous sommes déjà onze à avoir soit déjà tourné, soit à être sur le point de le faire. On ajoute à ça ceux qui s’occupent des réseaux sociaux, hé bien ce n’est pas si mal, non ?

Revenons au plus important : la bande dessinée. Quelles sont celles qui vont être abordées ? Avez-vous défini des axes ou des critères ou chaque intervenant est-il totalement libre ?

Le choix naît de nos conversations. Chacun propose des livres et nous nous demandons ensemble si c’est bien la peine de parler de tel ou tel bouquin. Les décisions sont très simples à prendre de ce côté-là : il y a des tas de livres qui n’ont pas du tout besoin de nous pour qu’on pointe le regard dessus. Et il y a tous ces livres incroyables dont nous ne comprenons pas - et dont nous souffrons de - l’insuccès.

Il y a des livres plus compliqués que d’autres à chroniquer, un peu imposants, mais il faudra bien y aller (Une Tragédie américaine de Kim Deitch est de ceux-là [6]). Et tous ceux qui passent à la trappe en moins d’un mois parce leur autrice ou leur auteur est complètement inconnu, parce que l’éditeur est obscur, parce qu’ils échappent aux goûts du moment par leur inactualité ou leur singularité totale.

(par Frédéric HOJLO)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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La chaîne « Bandes dessinées » est à retrouver sur YouTube, Facebook & Instagram.

[1PCCBA ou Principauté du Commandant Charcot à Bruc sur Aff est une structure de micro-édition accueillant des ouvrages et fanzines de C. de Trogoff, François Henninger, L.L. de Mars, Lucas Taïeb et Michel Vachey notamment.

[2Il présente le 4e numéro de la seconde série du fanzine Crachoir dirigé par Yvang et Léo Quievreux et publié en 2010.

[324 numéros parus au sein des éditions L’Égouttoir.

[4Ouvrage paru au Frémok en 2018.

[5En l’occurrence, il s’agit de Loïc Largier pour ses fascicules auto-édités au sein de sa Revue 1.25.

[6Paru chez Denoël Graphic en 2004.

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10 Messages :
  • Désormais, la chaîne Youtube "Bandes dessinées" est complétée par un Twitch, où, pour des formes beaucoup plus longues et pour dialoguer directement avec les visiteurs, on peut voir des entretiens avec des éditeurs, avec des auteurs, des reacts à des films concernant les bandes dessinées, des lectures commentées d’albums, de textes théoriques, de critiques, des live de dessin et l’adresse du twitch est twitch.tv/bandes_dessinees

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  • "Et il y a tous ces livres incroyables dont nous ne comprenons pas - et dont nous souffrons de - l’insuccès."

    Imaginons deux peintres. Le premier peint des bouquets de fleur et l’autre des cadavres. Imaginons des tas de petits-bourgeois qui veulent décorer leur salon. D’après vous, est-ce qu’ils choisiront majoritairement des peintures de cadavres ?

    Il y a des tas de livres incroyables qui n’ont pas de succès parce qu’ils ne sont pas des bouquets de fleurs et vous aurez toujours un mal fou à convaincre une majorité de gens à préférer les cadavres. Même si votre cadavre est l’œuvre d’un virtuose et que votre bouquet le fleurs est celle d’un manchot, le bouquet de fleur aura la préférence du plus grand nombre pour décorer le mur du salon. En revanche, vous pourrez vendre votre cadavre à un seul amateur éclairé. L’art n’est pas démocratique mais la bande dessinée - parce qu’elle utilise des procédés industriels - l’est. Elle progresse en fonction de l’évolution de son lectorat. Plus le lectorat s’éduque et est éduqué, plus le médium peut s’inventer. L’insuccès de certains livres incroyables est une évidence.

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    • Répondu le 2 juillet 2021 à  19:28 :

      Assimiler ce qui se vend bien à des fleurs et ce qui se vend peu des cadavres est limite insultant pour 90% des auteurs et ça sous-entend que le choix du sujet est le seul critère, que si un livre se vend bien, c’est seulement parce que le sujet est accessible, facile ou sexy. Or il y a des tas de contre-exemples. Un seul ? L’Arabe du Futur. Le sujet, l’enfance d’un gamin en Syrie n’a rien de facile ni de sexy. C’est la manière de l’auteur qui en a fait un sujet accessible au plus grand nombre et un grand succès.

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      • Répondu le 3 juillet 2021 à  07:22 :

        Il n’y a malheureusement pas tant d’exceptions à la règle et vous prenez un mauvais exemple. L’arabe du futur est un bouquet de fleur. Le titre, le sujet (d’actualité : sortie en pleine de guerre de Syrie) et le traitement sont commerciaux. Son modèle est Persépolis. Riad Sattouf est lisible par tout le monde. Il n’y a pas d’effort de concentration à fournir pour le décrypter. Il fait tout pour être le plus lisible et le plus agréable à lire. Il ne demande pas à son lecteur de se plonger dans la théorie de la relativité restreinte ou générale.

        Les livres dont parle cet interview ne peuvent intéresser qu’une partie d’un public très cultivé. Seulement un public très très pointu. C’est de la recherche, de l’expérimentation. S’étonner de l’insuccès de certains de ces titres, c’est naïf. S’ils rencontraient le succès, ce serait incompréhensible.

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        • Répondu le 4 juillet 2021 à  08:32 :

          Sattouf est très facile à lire, mais il ne choisit pas forcément des sujets faciles. Ce n’est pas le sujet d’un livre qui le rend facile à vendre ou pas. C’est la manière de l’auteur. En l’occurrence, Sattouf est un auteur talentueux mais très consensuel sur le fond. Rien ne choque personne dans ses livres, c’est pour ça qu’il est accessible au puis grand nombre. Encore une fois, ce n’est pas une affaire de sujet.

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        • Répondu le 4 juillet 2021 à  09:58 :

          Il y en a plein des succès incompréhensibles. Et heureusement. Il ne faut pas être aussi déterministes. L’avant-garde et l’underground inventent la matière brute dont d’autres feront des succès plus tard. Ça a toujours été ainsi, en littérature, en bd, en musique, en peinture, en architecture, au cinéma.

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          • Répondu le 4 juillet 2021 à  15:39 :

            "L’avant-garde et l’underground inventent la matière brute dont d’autres feront des succès plus tard."

            C’est déterministe.

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            • Répondu le 5 juillet 2021 à  07:03 :

              Pas du tout. C’est ce qui s’est généralement produit. Mais ça ne veut pas dire que tout ce qui est underground est un succès en puissance. Loin de là.

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              • Répondu le 6 juillet 2021 à  07:08 :

                Alors écrivez "inventent parfois".

                Et ce n’est pas de ça dont je parle. Le succès d’une œuvre ne dépend pas que de son créateur mais aussi et surtout de la réception de la majeure partie du public. Le livre est par essence démocratique puisque reproductible et reproduit. Pour la majeure partie du public, la bande dessinée reste un divertissement. S’il faut un mode d’emploi pour essayer de comprendre ce que l’auteur a voulu faire, votre ouvrage a peu de chance de rencontrer le succès. Beaucoup d’œuvres pointues (ou plutôt, avant-gardistes, conceptuelles ou expérimentales) sont incompréhensibles voire totalement hermétiques pour un large public. Leur insuccès est donc évident et il est curieux de s’en étonner. Voilà ce que je veux dire par accrocher un bouquet de fleur au mur de son salon a plus de chance de plaire au plus grand nombre qu’accrocher un cadavre. Cela ne veut pas dire que la peinture du bouquet de fleur est de meilleure facture ou plus intéressante que la peinture du cadavre. C’est ce qui est représenté, le sujet, sa facilité d’accès qui attire le lecteur, pas ses qualités intellectuelles, littéraires et artistiques. Très rare qu’un best-seller soit également un chef-d’œuvre. Malheureusement. Pour faire évoluer un médium, il faut avoir un talent de vulgarisateur. Si vous restez campé sur la position guerrière et radicale du zéro concession, à moins d’un malentendu, vous aurez peu de chance de rencontrer le succès.

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                • Répondu le 6 juillet 2021 à  09:06 :

                  Baratin que tout cela. Autre contre-exemple, le succès récent et totalement improbable des Algues Vertes.

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