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Bailly, Mathy & Lapière : « Ludo s’arrête. C’est bien clair dans nos esprits. »

Par Morgan Di Salvia le 14 mai 2009                      Lien  
Alors qu’ils viennent de mettre un point final à leur série Ludo, Pierre Bailly, Vincent Mathy et Denis Lapière reviennent pour nous sur leur travail à six mains. Restée discrète, la série Ludo, et son héros en abîme, l’Inspecteur Castar, était depuis plus de dix ans, une des plus brillantes bandes dessinées pour les enfants. Une interview-bilan.

La série Ludo s’arrête avec ce huitième album « Commando Castar », et la mise en abîme de cette fin de série. C’est une sortie très élégante, mais ça ressemble aussi à un pied de nez aux personnes qui ont pris la décision d’arrêter la série…

Pierre Bailly : Je ne dirai pas que c’est un pied de nez, je dirai juste qu’on a pas eu énormément de temps pour se retourner. Du coup le sujet s’est imposé par lui même. On avait toujours mis en scène le rapport entre Ludo et Castar, ça paraissait logique de terminer ainsi. Maintenant c’est vrai qu’il y a des phrases dans le bouquin que nous avons entendues… Mais un pied de nez, non, parce que je ne suis pas sûr que les gens qui ont pris cette décision là aient lu le bouquin, donc…

Vincent Mathy : On ne voulait pas faire une vengeance. On voulait rester léger.

Denis Lapière : Mais à partir du moment où l’on devait faire ce livre en sachant que c’était le dernier album, il fallait qu’il se passe quelque chose avec Castar, justifier cette fin précipitée. Et pour le justifier, c’était simple : s’il n’y a plus d’album de Castar, il n’y a plus d’album de Ludo. C’est une idée qui était évidente. Mais c’est vrai que ça n’était pas prévu, par contre. On a mis du coup de côté des histoires presque finies pour avoir le nombre de pages suffisantes pour pouvoir mener cette histoire à son terme.

Ca veut donc dire qu’il y a des inédits ? Des histoires dessinées ou simplement écrites ?

Lapière : Un scénario écrit, et Pierre avait déjà bien avancé sur le dessin.

Bailly : Il y a dix pages presque finies.

Vous êtes partis des deux premières courtes du Commando Castar qui auraient pu amener à quelque chose de différent de la troisième qui est la conclusion ?

Bailly, Mathy & Lapière : « Ludo s'arrête. C'est bien clair dans nos esprits. »
Ludo tome 8 : "Commando Castar"
© Bailly-Mathy-Lapière-Dupuis

Lapière : On avait prévu pour l’album n°8, quatre histoires courtes de Ludo et une histoire courte de Castar. À l’intérieur de ça, on avait prévu une homogénéité, une petite musique qui liait toutes les histoires entre elles. On a tout cassé pour refaire une autre musique qui collait à l’arrêt de la série. Pierre a bien resserré tous les boulons, il a fallu refaire une case par-ci, une case par-là dans certaines histoires déjà dessinées, et même parfois déjà publiées dans Spirou, pour que ça colle en album et que ça transforme les trois courtes en une seule longue histoire.

Bailly : Au départ, le thème général était que toutes les histoires se passaient autour du Café Rotule, vu que le père du copain de Ludo était maintenant en couple avec la tenancière du bar. C’était le lien qu’il y avait entre toutes ces histoires-là. D’ailleurs je pense que le bouquin se serait sans doute appelé le Café Rotule. Puis on a appris qu’on devait clôturer la série : on a du chambouler nos plans. Il y a plein de séries que j’aime qui n’ont jamais été clôturées : Théodore Poussin, Docteur Poche ou Bidouille et Violette. Je trouve ça dommage que les auteurs les aient laissées en friche.

Mathy : Il y a souvent une gêne sur la fin d’une série, un côté honteux, alors qu’il n’y a pas de raison : ça n’est pas un échec. Moi je ne considère pas que l’arrêt de Ludo soit un échec.

Lapière : Dire que c’est un échec, ça reviendrait à dire que l’on n’a rien fait, que ces huit albums ne représentent rien. Ce serait ridicule.

Mathy : On a fait sur cet album ce que l’on a fait sur tous les autres : on a regardé ce qu’il se passait autour de nous. La logique de la série n’a pas tout à coup changé parce qu’on devait la boucler. On a essayé d’en faire quelque chose d’intéressant.

Bailly : Si on avait pas clôturé Ludo, on aurait toujours eu quelque chose qui traînait dans un coin du ciboulot. Mais je me souviens que ça n’a pas été facile, on s’attache aux personnages. Quand j’ai fait les dernières pages, je n’étais pas en super-forme. Mais la semaine qui a suivi, j’avais vraiment l’impression d’avoir fait un grand nettoyage de printemps. Cela faisait dix ans que c’était planqué dans un endroit de mon cerveau. Cela m’a fait un bien fou de tourner la page.

Dernier portrait champêtre
des auteurs de Ludo

Lapière : Oui, on peut dire qu’on a eu la « chance » de pouvoir le faire. Il y avait un bouquin en cours. On a pu se dire : « Ok, on change tout et on fait une fin digne de ce nom ». On a reçu l’info au moment où l’on était presque à la fin du bouquin. Cela aurait été sûrement très différent si on n’avait pas encore entamé l’album.

Bailly : Il y a eu beaucoup de souplesse de la part de toute l’équipe de Spirou, qui se sont arrachés les cheveux pour nos délais.

Lapière : L’équipe de chez Dupuis a été solidaire. Ils savaient qu’on devait chambouler notre histoire. Autant Laurence Van Tricht, notre éditrice, que Delphine Grégoire, à la rédaction de Spirou, ont mis tout en œuvre pour nous donner un peu de temps pour ajuster notre histoire. On a eu du soutien pour faire ça convenablement.

Quand on lit la réaction de Ludo quand il apprend la nouvelle de la fin de la série Inspecteur Castar, il y a une grande émotion, c’est touchant. Cela a été difficile de dessiner ce passage ?

Bailly : Régulièrement des enfants d’amis passent me dire bonjour parce qu’ils aiment bien Ludo. Et récemment, un gamin qui devait avoir 8 ou 9 ans, est venu au moment où j’étais en train de travailler sur cette page-là. Je lui ai dit que c’était fini, que l’éditeur avait décidé d’arrêter la série. J’étais curieux de voir sa réaction. Il m’a dit « ils ont pas le droit ! c’est quand même vous qui faites la série ». Alors je lui ai expliqué le fonctionnement d’une maison d’édition et certains impératifs. Après ça, le gamin était vraiment très énervé. La réaction de Ludo qu’on avait imaginée pour l’histoire était donc particulièrement crédible ! Je me suis vraiment inspiré de lui pour dessiner ce passage.

Un extrait de Ludo T.8
© Bailly-Mathy-Lapière-Dupuis

Revenons un peu en arrière, quand on regarde la période où ont été réalisés les Ludo, c’est assez étiré dans le temps. Premières histoires en 1996-1997, le Castar Magazine, puis plusieurs coups d’arrêts. Il y a une raison particulière ? Un manque d’envie ou plutôt les circonstances de l’édition qui ont fait ça ?

Lapière : Les derniers coups d’arrêts, c’est vraiment des histoires d’éditeur. Aux alentours du sixième album, avec d’autres auteurs dont Zidrou, on a eu envie que nos bouquins soient dans un autre environnement que la collection de base de Dupuis. On a donc discuté avec la direction de l’époque, Claude Gendrot et Dimitri Kennes, et on est tombé d’accord sur cette idée de créer une collection spécifiquement pour les enfants. Mais il fallait que quelqu’un la dirige… Et finalement le suivi de cette collection m’est tombé sur la tête. Cela explique notre pause dans Ludo, le temps de mettre en place la collection Punaise pour rééditer nos albums mais aussi Oscar, Sac à Puces, et d’autres…

Bailly : Une autre raison, c’est nos autres projets. Par exemple quand j’ai fait le Aire Libre en Sibérie Agadamgorodok avec Denis, j’ai moins travaillé sur Ludo et du coup il n’y a pas eu d’album de Ludo cette année-là.

Mathy : Oui, et puis moi aussi j’avais d’autres trucs sur le feu. Mais c’est vrai qu’il n’y avait pas un mec au milieu qui bouffait ! Pierre fait de l’illustration ; Denis écrit énormément de scénarios ; moi je fais principalement de l’illustration. On a toujours diversifié les choses et pas été accrochés à un seul projet.

Lapière : On ne s’est jamais dit « il faut publier un Ludo par an »

Bailly : Et puis, ça n’a jamais été grâce à ça qu’on vivait non plus… C’est ce qui nous rendait très autonomes. Apparemment, chez Dupuis, il y a des gens qui nous aiment bien, même si ça n’a jamais été une vente énorme. A certaines époques, je me demandais même si les rédacteurs en chef de Spirou savaient qu’on existait. J’ai toujours eu l’impression qu’on était dans une sorte de placard, et qu’on pouvait faire ce qu’on voulait… On a quand même été super-libres.

Lapière : Je ne dirais pas qu’on était dans un placard… mais plutôt sous surveillance lointaine.

Bailly : On faisait un peu ce qu’on voulait. Même si on était en retard. On a jamais eu de censure.

La liberté de ton était grande dans Ludo quand on voit les thématiques que vous avez abordées...

Mathy : Il y avait aussi cette image de Dupuis à une certaine époque qui n’était pas réelle. On ne s’est jamais senti bridés par quoi que ce soit chez eux. C’est une image complètement fausse !

Bailly : Si tu commences à avoir du succès, là c’est différent. On va peut-être plus mettre le nez dans le moteur.

Lapière : Non pas dans le moteur, mais juste dans le calendrier ! Par rapport à la censure, je me souviens d’une anecdote : dans un épisode d’Oscar, il y avait un gamin qui volait dans les supermarchés. Immédiatement, des propriétaires de supermarchés nous sont tombés dessus, mais Dupuis nous a défendu et a laissé l’histoire tel quelle, sans souci.

Crayonné pour le tome 7 de Ludo
© Bailly-Mathy-Lapière-Dupuis

Vous aviez un franc-parler et un regard sur le monde assez singulier. C’est rare dans les séries pour enfants qui sont souvent assez candides.

Lapière : Si Dupuis a choisi d’arrêter la série, ça n’a rien à faire avec ça, par contre.

Mathy : Je suis même sûr que si on avait fait même une sale vengeance à la fin, ça serait passé. Dans certaines limites.

Bailly : J’avoue que ça m’a fait du bien la séquence où la grosse s’assied sur le type du marketing de Grüber & Schön , ça n’était pas dans le scénario... J’ai ajouté quelques scènes.

Lapière : Oui, tu as ajouté plein de choses marrantes, comme mettre l’éditorial au sous-sol, près de la cave, alors que le marketing est au dernier étage. C’était génial !

Bailly : L’idée c’était quand même aussi qu’il y ait de l’humour. C’est quelque part un drame d’arrêter une série à laquelle on croyait énormément, mais ça n’est qu’une bande dessinée, il y en a tellement d’autres intéressantes ! C’est un peu ça qui a guidé la dernière scène, l’idée que Ludo après en lisait d’autres…

Comme il y a une assez longue période entre les huit albums de Ludo, il y a quand même une grosse évolution graphique des personnages. Est ce que le public enfantin n’a pas été troublé par ça ?

Bailly : Je n’ai jamais travaillé en me posant ces questions-là. J’avais comme référence la tête de Lucky Luke. Et Lucky Luke a tellement changé de tronche ! Je n’ai jamais eu de modèle pour le personnage de Ludo, quand je dessinais une nouvelle histoire, je ne recopiais pas sur les précédentes. Je faisais Ludo comme je croyais qu’il était. À chaque fois que je le dessinais, il était comme il était à ce moment-là. Il restait vivant finalement. C’est un peu comme dans une série télévisée quand un acteur meurt et qu’on le remplace par quelqu’un qui lui ressemble plus ou moins !

Mathy : Et puis notre truc, c’est quand même la narration. On a jamais voulu faire une BD « stylée ». Je trouve que ça renforce le propos de ne pas tomber dans une BD stylée et de faire quelque chose de très vivant. Et puis il faut se dire que si tu fais une série comme ça sur une période de dix ans, tu t’adresses à des enfants de six ans au départ, le public bouge forcément !

Bailly : Et puis nous même on lit des choses, on découvre. On a commencé cette série assez jeunes. Moi je n’avais pas une connaissance de la BD très large et j’ai découvert en cours de route des tas de choses de l’histoire de la bande dessinée très importantes pour moi. Je n’allais pas faire semblant que je ne les avais pas découvertes…

Mathy : Mais tu peux comprendre que ça questionne un lecteur…

Ludo T.6 : "La coupe Castar"
© Bailly-Mathy-Lapière-Dupuis

Bailly : Par exemple, quand Riad Sattouf a débarqué, je réalisais le sixième Ludo et ça s’est ressenti tout de suite sur mon travail. Je me suis dit « Ok : le vélo n’aura pas de chaîne, pas de jantes… » Enfin, c’est aussi parce que ça m’ennuyait de dessiner des vélos… Je fais ce métier-là pour faire passer des sensations, des histoires, pas pour faire des pirouettes et en mettre plein la vue. Sinon on aurait été beaucoup plus rigoureux… Enfin Vincent, tu es quand même beaucoup plus rigoureux que moi…

Lapière : Ce qui est drôle, c’est qu’au tout début, quand on a fait le projet et présenté les premières pages, il y avait une espèce d’angoisse de l’éditeur, du rédacteur en chef de Spirou, que les enfants ne voient pas la différence de style entre Castar et Ludo, entre Vincent et Pierre. Qu’ils mélangent les histoires et que ça ne fonctionne pas. Ils avaient même pensé à deux mises en couleurs différentes, mais l’évolution graphique naturelle de ces deux énergumènes, fait qu’après deux albums il n’y avait de toute façon plus de confusion possible ! Vincent est plus rigoureux dans le trait et la narration et Pierre est plutôt bulldozer, ce qui compte c’est l’émotion qui en sort. Vincent lui mettra une chaîne à son vélo… Les deux dessinateurs sont complémentaires.

Mathy : Dès le départ les enfants ont bien saisi le principe, et décodé les histoires. Le cliché de départ ça aurait été de faire un truc réaliste d’une part et un truc humoristique d’autre part. On s’est vite éloignés de cette idée. Ce qui nous lie, Pierre et moi, c’est qu’on a des goûts assez communs. Même si on se voit pas pendant longtemps, quand on parle de bouquins, on va se retrouver. On a aussi des goûts en bande dessinée très explosés, on peut aimer des dessinateurs réalistes comme des minimalistes. C’est assez étonnant. En fait, on s’est rencontrés à l’école, et on a gardé une sorte de complicité sur les lectures.

Bailly : Moi en tant que fan de bandes dessinées à la recherche de bouquins qui véhiculent des émotions, l’éclatement du marché avec des trucs japonais, américains, sud-africains,… C’est génial ! Il a 4000 BD par an, OK, mais il y a surtout plein de super-bons bouquins !

Crayonné pour le tome 8 de Ludo
© Bailly-Mathy-Lapière-Dupuis

Finalement, est ce que le problème de Ludo est qu’il n’a pas été lu par les bonnes personnes ?

Lapière : Le problème de beaucoup d’auteurs c’est qu’ils font des BD jeunesse qui s’adressent aux adultes. Ludo, ça peut tomber des mains des adultes, pas de problèmes à mes yeux, c’est fait pour les enfants.

Bailly : J’espère qu’il y a quand même des adultes qui le lisent, parce que j’y glisse plein de références pour eux aussi.

Mathy : Oui, mais il y a une image de série classique, et des codes qui vont avec qui sont un frein pour certains.

Lapière : Finalement avoir dépoussiérés les albums de Ludo en les rééditant dans la collection Punaise, ça n’a pas changé grand chose.

Vous n’avez pas vraiment eu le temps… Deux albums c’est court !

Mathy : J’ai l’impression que c’est aussi une des raisons pour lesquelles on a pris du temps, c’est qu’on a à chaque fois fonctionné comme si c’était un album unique.

Lapière : C’est vrai qu’on a toujours attendu d’avoir suffisamment de matière pour que l’album se suffise à lui même. Autour d’un thème et de certaines images fortes surtout. À peu près à chaque fois, Pierre revenait avec l’envie d’y voir un cirque avec des gorilles échappés. Ou des requins dans un aquarium géant.

Bailly : On a pas eu le temps de faire cette histoire là ! Mais on eu la chance d’avoir le monde qui a bougé comme il a bougé. On avait de la matière.

C’est ça qui a fait le sel aussi. Comme peu de gens dans la bande dessinée pour les enfants, vous avez parlé du monde tel qu’il était et pas d’un monde qui n’existe pas, ou plus.

Mathy : C’est un truc qui nous a choqué avec Pierre, au début quand nous avons rencontré des auteurs Dupuis qui nous disaient que notre série ne marcherait jamais. Il avait beaucoup d’auteurs qui étaient dans une logique de créer quelque chose qui marche, quitte à copier des anciens. Ce n’était pas notre logique.

Bailly : On a jamais travaillé en se disant qu’il fallait que l’on vende des bouquins. Et le résultat est là !

Vous avez quand même tenu treize ans !

Bailly : Oui, mais c’est par hasard. On aurait pu être virés dix fois. Sincèrement ça me paraît fou qu’on en ait fait huit !

Le recueil Castar Magazine qui était offert avec la première édition de "Tubes d’Aventures"

Lapière : Huit et un addendum : le Castar Magazine qui faisait partie de l’esprit.

Bailly : Sur la question des droits d’auteurs, je trouve parfois que ça n’est pas logique que ça soit ceux qui ont déjà les plus grands prix à la page, qui gagnent encore plus de droits d’auteurs après. Pourquoi est-ce qu’on n’instaure pas un pot commun qu’on redivise tous les semestres !

Lapière : On appelle ça une autogestion communiste !

Mathy : Dans les sujets qui fâchent, depuis le rachat de Dupuis [1], les gens sont payés en avance sur droit maintenant. Avant chez Dupuis, tu touchais un prix à la page, et tu passais dans Spirou aussi.

Lapière : Cette histoire d’avances sur droit était dans l’air depuis longtemps déjà Philippe Vandooren à l’époque avait tenté d’aligner les jeunes auteurs Dupuis sur ce que faisait la concurrence. Raoul Cauvin et Tome avaient fait front en disant : « c’est exclu ! ».

C’est le gros changement depuis le rachat…

Lapière : Quand le rachat est arrivé, il y a eu « l’affaire Dupuis »[Nous avons évoqué cette affaire dans un dossier spécifique.]]. Des gens comme Midam, Tome ou moi, on a vraiment essayé de faire en sorte que Dupuis puisse exister en tant que tel au sein du groupe Média. Pendant trois mois on a arrêté de bosser pour essayer de faire une médiation… Les gens tenaient à Dupuis. C’était ça l’esprit Dupuis, une espèce de solidarité entre les auteurs et leur maison d’édition. Aujourd’hui, c’est probablement fort différent.

Mathy : À l’époque où on a signé, Dupuis signait pour cinq albums. Et en général, on allait au bout de cet engagement. Maintenant c’est deux. Et installer une série sur deux livres, c’est impossible.

Bailly : On a eu du bol. On sortait à peine de l’école, on savait à peine dessiner quand on a commencé. Je me souviens avoir souffert sur les premières histoires.

Lapière : On a eu des éditeurs bienveillants. C’est Vandooren qui nous a signé mais c’est surtout Laurent Duvault et Thierry Tinlot qui ont voulu nous avoir. Tinlot nous voulait dans Spirou, Vandooren avait dit OK sans trop y croire, et Laurent Duvault voulait lancer des nouvelles séries. Il avait acheté Ludo, Oscar, Sac à Puces et Petit Père Noël. Il voulait créer une petite collection pour les enfants. Il n’a jamais pu la faire.

Mathy : Je me rappelle qu’à chaque remaniement de Spirou, il y avait une réunion où le gars expliquait : « voilà Spirou, on veut en faire un truc qui parle aux enfants, qui parle du monde contemporain,… » On s’est dit à chaque fois « génial, c’est ce qu’on fait avec Ludo ! ». Mais en fait on a jamais été au centre de l’attention !

Ludo et ses cousins
illustration inédite de Pierre Bailly

Est-ce qu’on peut dire que Ludo est ce que vous avez fait de plus personnel ?

Lapière : Je ne peux pas dire que c’est ce que j’ai fait de plus personnel, parce que j’ai plutôt fait cette BD-là en regardant mes enfants, qu’en me regardant moi enfant. Je pense que je suis plus éloigné de Ludo probablement que Pierre.

Bailly : En fait, je n’ai pas fait beaucoup plus pages de BD autres que Ludo dans ma vie, donc… C’est vrai que j’ai fait quelques bouquins pour adultes, et maintenant Petit Poilu, mais qui est tellement boulonné au niveau narratif. Dans Ludo, comme ça parlait du quotidien, ce que je vivais au jour le jour, je le tapais sur les murs , un mec que je croisais dans la rue il était dans la case. Cela ressemblait presque à un journal intime. Si je vis vieux, et qu’un jour je relis les Ludo, ça me rappellera plein de souvenirs, parce que je sais que telle tête, je l’avais vue dans tel bus,… Au niveau émotion, Ludo était très personnel. Maintenant d’un point de vue graphique, sur mes envies de dessinateur, je ne sais pas.

Mathy : Je dirais que c’est une facette de notre personnalité. Et ça ressemble surtout beaucoup au résultat de nos réunions à trois.

Lapière : C’est sans doute le reflet de ce qui nous relie tous les trois. On ne restait pas chacun cantonné dans notre coin, Vincent et Pierre intervenaient sur leurs planches respectives, s’échangeaient des idées de mise en scène.

Si on a un jour passé une journée à Liège, on se rend compte que cette ville a une forte influence sur l’univers de Ludo

Lapière : Non, peut être ! [2]

Mathy : C’est une ville particulière. Je ne ferai pas le rapprochement avec Bruxelles en lisant Ludo.

Lapière : C’est quoi le truc particulier à Liège par rapport à Bruxelles ?

Bailly : Il y a un fleuve.

Lapière : Oui, mais il y a aussi un fleuve à Paris.

Mathy : C’est chaud et froid à la fois.

Bailly : Il y a un côté bordélique.

Lapière : Ce n’est pas nécessairement beau.

Bailly : Les gens sont plus présents que les bâtiments, à l’inverse de Bruxelles où les bâtiments sont plus présents que les gens. À Liège, même les bâtiments parfois sont organiques.

Lapière : Par contre à Marseille les gens sont plus présents que les bâtiments. En fait, Ludo pourrait se passer à Marseille.

Bailly : Ou à Naples…

Mathy : Ou à Anvers !

Donc malgré tout, Liège, c’est quelque chose de revendiqué.

Mathy : Disons que c’est aussi en fonction de nos personnalités. Nous habitons Liège, ça se ressent dans nos histoires.

Bailly : En ce qui me concerne, par exemple, j’ai vécu à Bruxelles pendant presque dix ans. La première case du deuxième album c’est une place de Bruxelles. Mais ensuite, tout est sur Liège, les tronches des gens, le côté glandeur parfois aussi.

Mathy : Et une ville aussi mélangée donne plein d’opportunités, tu peux montrer des choses en arrière-plan de manière très plausible.

Bailly : J’irais même plus loin : Je dirai même que le quartier Saint-Léonard a marqué considérablement les décors de Ludo. Peut-être encore plus que le reste de la ville. Tu dessines ce que tu vois, et comme j’habitais là...

Mathy : Mais tu n’as jamais pris une photo de la place Saint Léonard pour la retaper dans un album. Ce réalisme-là plombe beaucoup de bandes dessinées. Le réalisme, ça n’est pas le rapport au réel. Je pense que Pierre dans Ludo, il est dans le rapport au réel. C’est plus important pour moi que d’être réaliste. Ça représente bien la réalité, mais en la reconstruisant.

Un extrait de Ludo T.2
© Bailly-Mathy-Lapière-Dupuis

Bailly : Les styles, c’est un truc inventé par les adultes. Les gosses ne sont pas comme ça. Quand tu es tout petit, tu vois des formes et tu les décryptes. Un gosse de deux ans qui voit une voiture, pour lui, les phares de la voiture, c’est des yeux. Malheureusement, plus on grandit plus on classe les choses. Pour moi, la réalité dans Ludo, ce n’est pas une photographie, c’est plutôt une impression, une sensation ou une reconstruction de quelque chose.

Mathy : Cela reste plus que de voir la Grand-Place de Bruxelles dans une BD…

Lapière : Attention, il faut se méfier des clichés quand on parle de bande dessinée et de réalisme.On peut faire de choses très réalistes avec un grand sens de la narration.

Mathy : Je suis bien d’accord qu’il ne faut pas tomber dans les clichés. Il y a aussi de bonnes BD réalistes. C’est toujours une question de rapport au réel.

Lapière : Et aussi une affaire de goût à un moment donné.

Denis , tu nous as expliqué plus haut que tu t’étais retrouvé dans un rôle éditorial pour Punaise et Puceron. Et vraisemblablement ça n’est plus le cas…

Lapière : Le début ça s’est passé comme je l’ai dit tout à l’heure. Suite à la demande de Dimitri Kennes j’ai réfléchi et accepté ce rôle d’éditeur pour ces deux collections jeunesse. On avait mis au point avec Kennes et Gendrot aux alentours de mai 2005, un modèle économique pour réussir. Le modèle économique est lancé pour investir à la sortie des premiers bouquins toutes les librairies jeunesse, un créneau qui avait été délaissé par Dupuis. En 2006 arrive "l’affaire Dupuis", nouvelle direction générale et éditoriale en juin, et en septembre on nous dit : « Puceron Punaise, si on arrêtait… ». On avait mal démarré l’affaire. La nouvelle direction n’avait plus tellement envie de suivre ce projet et le modèle économique était complètement explosé, la diffusion ayant changé. Tout avait sauté. On a tout de même continué comme des Don Quichotte avec l’éditrice Laurence Van Tricht jusque récemment. Désormais mon rôle n’est plus d’être directeur de collection, mais je suis le conseiller de Laurence. Punaise va s’arrêter, mais les séries continuent. La suite des Enfants d’Ailleurs, Le Monde Selon François, Agathe Saugrenu sortiront dans un format spécifique mais sans label, ni collection. Je continue un boulot d’accompagnement sur ces séries, et la recherche de nouvelles séries pour la collection Puceron.

Bailly : Avec la fin de la collection, Ludo s’arrête aussi. C’est bien clair dans nos esprits. On ne refera pas un autre album pour l’argent comme ces vieux groupes de rock qui se reforment !

Un extrait de Ludo
© Bailly-Mathy-Lapière-Dupuis

Vincent, Ludo a mis huit albums à devenir lui-même un personnage de BD. Toi, tu as la chance d’avoir été un personnage de bande dessinée dès le départ. Qu’est ce que ça fait ?

Mathy : D’abord c’est assez amusant. D’abord comme disait Pierre tout à l’heure, il a dessiné à chaque fois des moments de notre vie dans chaque album. C’est comme un album souvenir,

Bailly : Par exemple j’ai dessiné ta copine quand elle était enceinte.

Mathy : Oui, et tu t’es dessiné avec tes enfants

Lapière : Et moi je suis toujours avec un vélo !

Bailly : Monsieur Vincent est devenu un personnage super-important au fil des histoires.

Mathy : Le fait que Ludo rencontre le dessinateur de l’Inspecteur Castar, c’est quelque chose qui a vraiment enrichi la série !

L’inspecteur Castar
un ex-libris réalisé par Vincent Mathy

Lapière : Cela nous a aussi permis de parler de notre métier.

Bailly : Et puis, il y avait un côté complètement saugrenu de les faire se rencontrer au coin de la rue. Enfin, pourquoi pas ? En Belgique, il paraît qu’il y a un dessinateur par rue !

Mathy : Je me souviens d’avoir rencontré des dessinateurs quand j’étais enfant. D’un coup une porte s’ouvre, ça n’est plus abstrait, ça incarne les planches de BD.

Bailly : J’ai un souvenir assez similaire, petit en lisant les grosses intégrales de Lucky Luke, j’ai appris l’existence de Morris : il y avait donc quelqu’un derrière Lucky Luke ?

Souvent les personnages ont la tête des gens qui les dessinent.

Lapière : Mais quand t’es gamin, ça ne te choque pas. T’imagines pas que c’est un vieux qui dessine !

Bailly : j’ai une anecdote sur le flûtiste qu’on voit dans le premier et le dernier album. C’est un copain musicien de rue. Eh bien, sa copine actuelle le connaissait d’abord comme personnage de Ludo ! C’est rigolo, mais je ne crois pas que c’est pour ça qu’elle reste avec lui. Quand elle l’a présenté à sa famille, elle leur a dit : « Oui, c’est le mec de la BD ! ». T’imagines le truc de zinzin ?

Pierre, tu développes un projet avec Jean-Philippe Stassen, autour de Baudelaire. Tu peux nous en parler un peu plus ?

Bailly : Oui, c’est commencé, mais je suis très occupé avec la série Petit Poilu. Et, lui aussi est très occupé avec des tas d’autres projets. Le personnage de Baudelaire n’est pas central. On a envie de parler d’une époque spécifique et de la notion de progrès. Cela ne sera pas fini avant l’année prochaine.

En vous écoutant, on se rend compte que Ludo, c’est avant tout une histoire d’amitié entre vous. Est ce qu’il a une chance, qu’un jour, on retrouve vos trois noms sur un même livre ?

Mathy : Avec Ludo, on avait créé une bouilloire, et à notre dernière réunion de travail, l’ébullition était toujours là. Donc, pourquoi pas ?

Bailly : Vu notre manière de fonctionner, on aurait pu en faire un tous les deux ans pendant 30 ans.

Quel est le bouquin qui vous a donné envie de faire ce métier ?

Lapière : La Ballade de la Mer Salée de Hugo Pratt. Je me souviens avoir vu la couverture dans la vitrine d’un libraire à Namur, de nuit. Je ne pouvais même pas entrer pour l’acheter. Et quand je l’ai eu en main et que je l’ai lu, je me suis dit « C’est ça que je veux faire ».

Bailly : Je ne me souviens pas d’un titre en particulier. C’est difficile à dire.

Ludo lit Lucky Luke
© Bailly-Mathy-Lapière-Dupuis

Au cours de l’interview, tu as plusieurs fois parlé de Lucky Luke...

Lapière : Je dirai que Pierre est un mélange de Lucky Luke et de Muñoz & Sampayo.

Bailly : Muñoz et Sampayo, je les ai découverts après mes études.

Mathy : Moi, c’est clairement Muñoz. Même si ça ne ce voit pas du tout dans mon dessin !

Bailly : En fait, de manière plus globale, je pense que c’est le travail de Morris. Un album comme Les Collines Noires était extraordinaire ! Et c’est vrai qu’à la fin de Commando Castar, Ludo arrête de lire Castar et commence un Lucky Luke

(par Morgan Di Salvia)

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Photos : © M. Di Salvia

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La page FlickR de Vincent Mathy

[1Ndlr : par Média-Participations, propriétaire de Dupuis, Dargaud et Lombard.

[2Célèbre locution belge qui signifie : Oui !

 
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