Présente à Angoulême, ce que son prédécesseur Jean Aucquier évitait soigneusement de faire, Isabelle Debekker, la nouvelle directrice du Centre Belge de la Bande Dessinée, tente de rectifier l’image de son institution entachée par une nomination déontologiquement contestable, une absence de dialogue criante et un projet pour l’heure invisible. Cette présence, déjà, est un bon signe : il y a une volonté de « dialogue ». Mais si nous mettons le terme entre guillemets, c’est parce que, une fois encore, le processus engagé a l’air bien curieux.
Rappelons les faits : au printemps dernier, le directeur du Centre, Jean Aucquier, donnait sa démission, juste avant les 30 ans de l’institution fondée par Guy Decissy. Une procédure de recrutement est mise en route.
39 candidats se présentent parmi lesquels des figures connues de la bande dessinée : Anne Eyberg, ancienne directrice du Musée Hergé, Daniel Couvreur, journaliste au Soir de Bruxelles, Thierry Bellefroid, journaliste à la télévision belge, Éric Verhoest, le patron de la galerie Champaka et ancien directeur éditorial de Dupuis, l’attachée de presse Valérie Constant et même Charles-Louis Detournay, rédacteur en chef (bénévole) d’ActuaBD. À cela s’ajoutaient des candidatures internes parmi lesquelles Mélanie Andrieu, l’actuelle responsable des expositions et de la conservation du Centre ou encore Willem Degraeve, son directeur de la communication.
Et puis là, patatras : c’est Isabelle Debekker, ci-devant directrice administrative du Centre qui est nommée. Ce qui ne manque pas de susciter l’étonnement : peu connue pour sa connaissance encyclopédique de la bande dessinée, comment et sur quel projet la nouvelle directrice peut-elle faire rayonner le Centre au-delà du travail honorable -mais peut mieux faire- qu’avait effectué Jean Aucquier jusqu’ici ? Or, de projet, même les administrateurs du Centre n’en ont pas vu le moindre bout, alors que bon nombre de candidats en avaient proposés de très solides.
Mais cette nomination, totalement opaque, suscite également des questions : l’heureuse élue est parente de l’un des principaux fournisseurs du Centre : le traiteur qui gère la location des salles et les réceptions qui en découlent, mais aussi de la gérante du restaurant attenant à l’édifice. Or si un possible conflit d’intérêt se profile, il doit être acté, c’est la loi, par un PV du Conseil d’Administration. Est-ce le cas ? On n’en sait rien, la nouvelle directrice et le Conseil d’Administration ayant décidé de ne pas communiquer, laissant sans réponse, notamment, les sollicitations d’ActuaBD.
Création d’une Académie
Telle était la situation fin octobre 2019. Au procès en légitimité, on opposait le masculinisme ambiant du milieu de la bande dessinée. « Haro sur la Schtroumpfette ! » titrait le quotidien économique belge L’Echo, auteur d’une enquête relativement fouillée. Quant à la suspicion de conflit d’intérêt, on lui oppose un déni catégorique comme argument d’autorité : No Comment…
Dans un contexte qui est celui de la précarité criante de bon nombre d’auteurs de bande dessinée suscitant, en France en particulier, un mouvement de contestation de plus en plus virulent, on l’a vu à Angoulême cette année, les auteurs belges ne pouvaient pas rester inertes.
Avec comme chefs de file Bernard Yslaire et François Schuiten, une lettre ouverte demandait des comptes à la nouvelle direction, considérant que le Centre était le lieu naturel de l’expression des auteurs belges et que cette mission semblait avoir été abandonnée ces dernières années, tandis que se créait dans le même temps, à l’initiative des mêmes, une « Akademie » de la bande dessinée sensée défendre les intérêts des auteurs belges dans le contexte d’une situation sociale actuelle délétère.
Cette initiative contrarie quelque peu le Centre. Sa peur est de voir cette nouvelle entité, dont les hautes figures ont déjà marqué leur hostilité à sa gouvernance, tenter de prendre le contrôle de l’association (composée de politiques, d’institutionnels mais aussi d’auteurs et à laquelle tout auteur belge peut prétendre de participer) au risque de renverser la gouvernance actuelle. Un rendez-vous a eu lieu « en petit comité » le 15 février dernier qui s’est soldé, semble-t-il, par des échanges polis sans que les positions des uns et des autres aient bougé d’un iota.
Frank Pé monte au créneau
Isabelle Debekker avait déjà anticipé le coup. D’où sa présence à Angoulême, accompagnée notamment de Frank Pé qui a pris la tête d’une sorte de comité informel de défense de la nouvelle directrice. Dans sa ligne de mire notamment, ActuaBD mais aussi les médias belges Le Soir, Le Vif, ou la Une, qui seraient selon lui instrumentalisés par Yslaire et Schuiten pour attaquer et affaiblir le Centre afin de mieux négocier leur présence dans sa gouvernance. C’est faire peu de cas de l’indépendance de la presse...
Dans sa cible aussi, précisément les « meneurs » Yslaire et Schuiten. Le dessinateur de Zoo leur a récemment écrit « en tant qu’auteur et membre de l’Assemblée Générale de l’Association du Centre » pour leur dire tout le mal qu’il pensait de leur entreprise et tout le bien qu’il pensait d’Isabelle Debekker. Dans une analyse quelque peu complotiste, Frank Pé voit la main des deux hommes derrière les « attaques » des médias. Il exige bien maladroitement qu’ils « s’excusent » auprès de la dame, déplorant que les informations relayées par la presse provoquent une perte d’énergie et des « crises de larmes ». Qu’ils s’excusent en lieu et place des médias ? Curieux…
Clash
La réponse des deux intéressés (avec en copie la Terre entière) n’en est pas moins maladroite : multipliant les apparents signes d’apaisement, ils mettent néanmoins en cause « 30 ans de direction artistique désastreuse pour les auteurs » pour justifier leur action. La formule ne manque pas de mettre Jean Van Hamme en fureur -il la qualifié d’ « imbécillité », lui qui a été pendant plusieurs années le Président du Conseil d’Administration du Centre.
Elle est en plus, fausse : de Morris à Will Eisner, en passant par les Belges Walthéry, Griffo ou Wasterlain pour mentionner les plus récents, ActuaBD n’a jamais manqué de signaler le beau travail effectué notamment par Jean-Claude de la Royère, Willem Degraeve, Jean Serneels et récemment Mélanie Andrieu dans la réalisation de ces expos. Et Van Hamme de retirer sa signature de la lettre ouverte des auteurs au CBBD et de l’Académie naissante.
Les administrateurs, en nommant Isabelle Debekker, cherchaient à apporter un vent nouveau au Centre belge. Jusqu’à présent, il est glacial. Espérons qu’il se réchauffe le printemps venant…
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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