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Christian Kastelnik : « Pilote a été la locomotive qui a entraîné toute la bande dessinée moderne. »

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 9 décembre 2019                      Lien  
Nous vous parlions, il y a quelques semaines, de l’ouvrage de Christian Kastelnik, René Goscinny et la brasserie… des copains » (éditions La Déviation). Il arrive à point au moment où Astérix fête ses 60 ans. Mais aussi le "Journal de Pilote" qui a vu naître en même temps "Tanguy et Laverdure" ou encore "Barbe Rouge" scénarisés par Jean-Michel Charlier et dessinés successivement par Uderzo, Giraud et Hubinon, devenus depuis des grands classiques de la BD. Nous avons rencontré celui qui connaît sans doute le mieux les circonstances de la naissance du journal d’Astérix et d’Obélix.

Vous êtes un grand érudit de l’histoire du Journal de Pilote qui fête ses 60 ans cette année-ci. Comment vous est venue cette passion ?

Le terme "grand érudit"... je ne pense pas qu’il convienne vraiment à l’amateur passionné que je suis, s’il fallait devoir me qualifier je dirais plutôt "Petit curieux des grandes coulisses de la BD ". Cette passion m’est venue par mon père. Je suis né la même année qu’Astérix. Chez moi, on ne lisait pas de littérature. Chaque semaine, mon père, grand amateur de bande dessinée achetait Pilote, j’ai donc grandi avec ce journal, j’en regardais les images avant même de savoir lire. J’ai toujours adoré Astérix. Par la suite je me suis passionné (entre autres car les auteurs étaient tous géniaux) pour Philémon de Fred, Tracassin de Jean Chakir, Archibald de Jean Ache et bien sûr l’illustre Concombre masqué de Nikita Mandryka.

Mais ma vraie passion, depuis 1996, ce sont les numéros zéro, les travaux préparatoires au lancement de journaux de bande dessinée. C’est comme ça que je suis retourné à Pilote. Et lors de ces recherches, j’ai pu entrer en contact avec des personnes ayant participé de très près à la conception du Pilote n°0 devant servir à la fois de gabarit et de faire-valoir pour les annonceurs publicitaires .

 Christian Kastelnik : « Pilote a été la locomotive qui a entraîné toute la bande dessinée moderne. »
L’équipe du Journal Pilote
DR. Photo Dargaud.

On pensait qu’il n’y avait qu’un numéro zéro, vous en avez trouvé plusieurs, pourquoi donc ?

En fait il n’ y en a qu’un, celui qui est connu, avec ses 32 pages et la photo de groupe en couverture. Il a fait l’objet d’un court tirage imprimé à une centaine d’exemplaires seulement. Mais ce dernier est lui-même précédé d’essais, de pré-maquettes, en planches volantes ou en cahiers, travail nécessaire pour concevoir le numéro zéro idéal et accepté par tous. Certains essais proposent des contenus journalistiques ou de bandes dessinées mais avec d’autres planches que la version finale. Là où l’on peut être induit en erreur, ce sont dans les différentes couvertures arborant le titrage Pilote n°0.

Le fondateur François Clauteaux me décrivait ce numéro en ces termes : "Il n’y eut qu’un véritable Pilote n°0 de 32 pages, il était magnifique, tout le reste n’était qu’une multitude de planches créées par le groupe. Ces planches étaient souvent des montages hétéroclites et inachevées". Je me suis efforcé de retrouver ces pré-maquettes. Pour l’instant j’en suis à deux cahiers (16 et 32 pages + 2 pages volantes) qui résument des mois et des mois tâtonnements pour trouver le bon concept.

Qui sont les vrais fondateurs du Journal Pilote ?

Sans rentrer dans les détails, il y a eu plusieurs périodes. Pilote a longtemps été un projet dormant. Louis-Martin Tard a trouvé le nom dès 1944, François Clauteaux l’a déposé. Il y a eu une tentative en 1957. On peut citer les noms de Remo Forlani et de Jacques Dagues. Enfin, en mars-avril 1959, après de longues tractations, a été créée la société d’édition Pilote avec le même François Clauteaux, associé à messieurs Raymond Joly qui représentait Radio Luxembourg, Charles Courteaud et René Ribière venus de la presse locale de Montluçon, et Edifrance où l’on retrouvait Jean-Michel Charlier, Albert Uderzo, René Goscinny et Jean Hébrard.

L’inspiration première fut celle d’un Paris-Match destiné à une jeunesse dans le contexte d’une seule chaîne de télévision et quelques stations de radios. Le contenu du journal devait être attrayant, tout ce qui touche à l’information au sport et au ludique devait être soigneusement calibré. Il y aurait très peu de bandes dessinées, mais elles seraient de qualité, à suivre et palpitantes, et elles ramèneraient chaque jeudi son lot de fidèles.

Le grand souci du groupe d’associés ayant investi dans le Journal Pilote fut la rentabilité. Clauteaux, en professionnel du marketing, dressa sa stratégie : en plus de l’achat du journal, il fallait mobiliser le lecteur et le faire consommer. Le principe, toujours immuable de nos jours : des jeux avec des prix, des achats avec des promotions liées aux lecteurs de Pilote. N’oublions pas que tous ces jeux seront finement relayés et interactivés par Radio Luxembourg. Par retour, et au vu d’un succès prévu grandissant, ces espaces publicitaires officiels ou grimés en concours assureraient une rentrée pécuniaire non négligeable .

Goscinny joua tout de suite un rôle majeur ?

Oui, clairement, avec Astérix et Le Petit Nicolas. Mais tout comme Charlier avec Barbe Rouge et Tanguy et Laverdure, et bien sûr Uderzo avec Astérix et Tanguy. Le trio parfait. De plus il est déjà dans l’Ours du n°0 en tant que secrétaire de Rédaction

Quels sont les grands moments de la carrière de Goscinny dans Pilote avant 1968 ?

Il y en a beaucoup ! La sortie des albums Astérix le Gaulois et le succès grandissant garantissent des bases solides de rentabilité et de fidélité aux lecteurs du petit Gaulois. En 1963, Jean-Michel Charlier et lui sauvent le journal qui s’égarait dans la vague yé-yé . Ils en font un vrai journal de BD. On retrouve sa signature sur de nombreux scénarios. Il collabore en particulier avec Cabu pour Le potache est servi, puis avec Gotlib pour Les Dingodossiers. En 1966, il ouvre les portes de Pilote à Gébé et Reiser après l’interdiction de Hara Kiri. Et juste avant mai 68 Lucky Luke quitte Spirou pour Pilote. Pilote est alors en plein âge d’or.

C’est quoi cette histoire de brasserie ?

Avant d’être une histoire, c’est un épisode réel que j’ai essayé de restituer au plus près. C’est un épisode bien connu de la vie de Pilote dont René Goscinny est le personnage central. Il est évident qu’au départ, il n’y a pas l’idée de traquenard à son encontre, mais juste celle d’une réunion d’information dédiée au devenir incertain d’un journal frappé par la grève totale de Mai 68. Suite aux événements, Pilote ne paraissait plus, et la question de savoir si cette fermeture était temporaire ou définitive était vitale pour de nombreux dessinateurs dont c’était le gagne-pain. Sollicité par les auteurs de Pilote, Goscinny est venu à la réunion dans cette brasserie pour en parler. Mais cela ne s’est pas très bien passé…

Y-a-t-il vraiment eu « procès », les témoignages sont contradictoires…

Selon moi non, il n’y a pas eu procès sinon, peut-être, des procès d’intention. Mandryka en parle dans la préface de mon livre (p.13) : il y a vu de la haine de la part de certains protagonistes. Il aborde la jalousie narcissique de certains auteurs frustrés de voir le pouvoir, l’argent et le succès réunis dans une seule et même personne pourtant méritante. Par ailleurs, en raison d’un enchaînement malheureux de circonstances parti de personnes participant à la réunion et venues de l’extérieur, des jeunes maoïstes informés de la réunion par des syndicalistes, l’affaire a dérapé.... Mais chacun reste libre de qualifier les faits.

Vous avez reconstitué l’événement minute par minute, jusqu’à dessiner le plan de la pièce avec chacun des protagonistes. Comment vous y êtes-vous pris ?

J’ai réuni tous les écrits possibles portant sur cet épisode en achetant tous les publications traitant entièrement ou partiellement de ce sujet. Je ne puis faire confiance à des lignes glanées ça et là dans les forums de bande dessinée et répétées sans vérification. Dans ce genre de recherche, il faut toujours être sûr de l’information et la prendre à sa source. J’ai donc recueilli un maximum de témoignages, des témoins directs : Patrice Serres, Nikita Mandryka, Michel Noirret qui étaient bien présents dans la brasserie ce jour-là. Mais aussi pour certains qui ont également participé à ce qui a précédé : à Total Journal, dans l’atelier de Raymond Poïvet, et à ce qui a suivi pour la recherche d’un local (grâce à Pierre Legoff), puis dans les locaux de Pilote et pour finir, grâce à Jean Chakir, l’intégralité d’une contre-réunion faite par Goscinny au siège de Dargaud .

J’ai eu quelques refus bien sûr, mais aussi des indiscrétions sous anonymat… Eh oui, même 50 ans après les faits, certaines personnes ne veulent pas trop parler à découvert de cet épisode.

J’ai recoupé et confronté les versions, reconstitué une partie de ce puzzle auquel il manquera toujours des pièces. Le temps déforme tout, les souvenirs se perdent. Malgré tout, la synthèse et les regroupements de tous ces souvenirs ont donné une chronologie que je livre factuellement au lecteur par le biais de ce modeste ouvrage distribué par les éditions La Déviation sous l’égide de Michel Lebailly.

Les faits sont-ils conformes à la légende ?

Pas tout à fait… Mais là encore, à chacun d’en juger.

Pilote reste une légende 60 ans après ?

Ah oui ! Pilote a été la locomotive qui a entraîné toute la bande dessinée moderne, un formidable vivier d’auteurs entraîné par la personnalité hors du commun de René Goscinny. Et cela sur une période relativement brève. Pas plus que Goscinny, Pilote n’a eu le temps de vieillir. Ainsi naissent les légendes… En parlant de légende, j’espère mener à terme le projet d’un prochain livre traitant de la préhistoire du journal Pilote, c’est à dire la période 1944/1959. Son titre ? "Pilote... le journal qui s’amuse à raconter sa propre préhistoire."

Propos recueillis par Didier Pasamonik.

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

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