Interviews

Fred Dewilde - "C’est la bande dessinée qui m’a choisi" [INTERVIEW]

Par Romain BLANDRE le 25 mars 2024                      Lien  
« Bonjour, je m’appelle Fred Dewilde, je suis auteur de bandes dessinées et rescapé de l’attentat du 13 novembre au Bataclan ». Les premiers mots prononcés par Fred Dewilde ce 13 mars dernier à Mulhouse posent le cadre. Face à lui, une vingtaine de collégiens réunis ici avec quelques-uns de leurs professeurs, dont Vincent Vanoli, auteur de nombreuses bandes dessinées. Fred Dewilde a été invité au collège Saint-Exupéry de Mulhouse pour témoigner dans le cadre d’un partenariat avec le futur Musée-mémorial du terrorisme qui ouvrira ses portes en 2027. Son récit a un lien direct avec le sujet proposé aux élèves : « Raconter et représenter en bande dessinée un traumatisme que vous avez vécu ou que vous imaginez ». L’échange est fort, les conseils donnés par l’auteur aux apprentis dessinateurs sont avisés. Le moment est fait d’un besoin réciproque de parler et de se livrer. Auteur comme élèves en ressortent grandis, heureux de s’être rencontrés, heureux d’exister.

Fred Dewilde - "C'est la bande dessinée qui m'a choisi" [INTERVIEW]
Traumatisme et métamorphose

Les élèves ont lu Mon Bataclan , paru chez Lemieux à peine un an après la tuerie de cette funeste année 2015. Ils ont aussi étudié des dessins de Dessine-moi un Traumatisme [coécrit avec Armelle Vautrot et paru à La Boite à Pandore, ndlr] et la couverture de La Morsure éditée par Belin en 2018. Le rescapé s’y voit marqué d’une tâche au bras et poursuivi par un tentacule qui l’enserre, l’étouffe et le transperce. « Ce tentacule représente ce que j’ai subi. L’attentat a été pour moi comme un venin injecté dans mon corps par la morsure d’un serpent. Je travaillais dans le monde médical et je connaissais parfaitement le mal qui peut s’insérer au plus profond de nos cellules. Certaines d’entre elles sont parfois dissimulées dans les endroits les plus inaccessibles de notre corps, là où les médicaments ont du mal à agir. C’est comme cela que je ressens les évènements qui se sont produits le 13 novembre. Un véritable mal qui s’est enfoui en moi et qui ressort si je ne travaille pas dessus. En psychanalyse, le tentacule représente ce que l’inconscient veut ressortir », répond Fred Dewilde à la question de Yasmine.

Les élèves ont compris que le traumatisme métamorphose l’homme ; il en ressort irrémédiablement transformé. Alors eux-aussi ont voulu dessiner ce changement irréversible. « La résilience est un véritable combat de tous les jours. On ne peut pas changer l’évènement, mais on peut changer sa façon de penser pour y survivre. Le soir du 13 novembre, on m’a brisé en mille morceaux, j’ai dû prendre une balayette pour tout ramasser et pour recoller, point de colle après point de colle chacun de ces morceaux », poursuit Fred Dewilde. « Avant, j’étais normal, maintenant je ne me sens plus normal ». Cette phrase interpelle. « Comment peut-on surmonter de telles horreurs ? » redemande Yasmine. « Et toi, comment penses-tu que tu peux survivre à un traumatisme ? », répond Fred Dewilde en interrogeant la jeune collégienne. « Parce qu’on s’aime soi-même », rétorque spontanément la jeune fille…

Le temps s’arrête quelques instants. « Parce qu’on s’aime soi-même », reprend Fred Dewilde, « C’est magnifique et c’est exactement cela. Parce qu’on s’aime soi-même et qu’on respecte les autres. Ceux qui nous ont tués se revendiquent musulmans, mais non ! Ce sont avant tout des extrémistes comme on en trouve dans toutes les religions. Ce sont des personnes qui mettent en avant leurs croyances alors que leur volonté réelle est leur envie de tuer », renchérit Fred Dewilde.

« C’est la bande dessinée qui m’a choisi »

La bande dessinée a-t-elle été un moyen thérapeutique pour surmonter l’épreuve du drame ? C’est ce que veut savoir Yannis. La question désarçonne, mais elle est essentielle. « Quand on se met à écrire et à produire, ce n’est jamais anodin », confie Fred Dewilde, « L’art sert souvent à raconter des choses dures. Moi, je n’ai pas vraiment eu le choix. J’ai toujours dessiné. A trois ans déjà, je voulais devenir dessinateur. Je me suis assez rapidement rendu compte que parler à des psychologues ne me suffisait pas. Dessiner était plus instinctif, plus rapide. C’est la bande dessinée qui m’a choisi, ce n’est pas moi qui ai décidé de faire de la BD ».
Il fallait qu’il pose tout sur papier, qu’il puisse voir et revoir : « J’ai réalisé plus de 300 illustrations en comptant celles qui sont dans les BD. L’avantage, c’est que quand je revois un dessin, je peux me rendre compte de ce que je ressentais des mois auparavant et je peux enfin mettre des mots sur mes premières émotions ».
Fred Dewilde est aussi réalisateur de spectacles. « La Bande dessinée a ses limites. Ce qui nous est arrivé s’est produit dans une salle de spectacle », raconte-il aux élèves. Faisant le mort alors que les assassins étaient à quelques mètres de lui, il en retient surtout, outre l’odeur de la poudre et celle du sang, le ronronnement des amplis ; un ronronnement continu, qu’il est impossible de reproduire en bande dessinée. « Avec mon coréalisateur du spectacle, on a essayé de reproduire ce ronflement des amplis, et visiblement ça a bien fonctionné puisque les spectateurs nous en ont fait la remarque ».

Fred Dewilde poursuit ses projets de bandes dessinées, il le confie à Sean qui vient de lui poser la question. Et comme ce dernier veut en savoir plus, il lui annonce que « Catherine Bertrand, qui est l’auteure de l’ouvrage Chroniques d’une survivante [Editions de La Martinière ndlr], fait partie de mes amies. Fatalement, comme ce qu’on a vécu nous a rapprochés, on appartient maintenant à un tout petit milieu de rescapés. On s’est d’abord retrouvés grâce à une page Facebook qui nous a rapprochés et souvent rassurés parce qu’on s’est rendu compte qu’on réagissait tous de la même manière, qu’on faisait les mêmes cauchemars, qu’on vivait les mêmes variations d’humeur. Alors on s’est dit qu’on n’était pas seuls et surtout que nos réactions étaient normales. Avec Catherine, on a un projet de bande dessinée ».
Le choix du noir et blanc est aussi questionné. La réponse est claire : « Je vais être tout à fait honnête avec vous. Je ne suis pas du tout satisfait de ce que je suis capable de faire en couleur. Mais j’ai très vite éludé le problème. Si j’avais dû mettre de la couleur dans mes BD, il y aurait du rouge partout et je n’ai pas envie de faire croire à mes lecteurs que je m’amuse avec cela. Lorsqu’un des idiots assassins s’est fait exploser dans la salle, un morceau d’os de son épaule est tombé juste devant moi. J’ai représenté cette scène dans ma bande dessinée. Je trouve que c’est largement suffisant. Parce que si je devais représenter les couleurs de cette soirée au Bataclan, c’est comme si je devais prendre un pot de peinture rouge et que je l’explosais par terre. Il y en aurait partout… Au Bataclan, ce n’était pas de la peinture… ». Et puis faire des petits traits noirs par milliers, ça permet à Fred Dewilde de prendre le temps de réfléchir à ce qu’il va représenter dans la case d’après, ou sur n’importe quel autre sujet.


« Reparler, n’est-ce pas remuer le passé et les souvenirs douloureux ? »

Cette fois, c’est Lélia qui pose la question. Le traumatisme est encore vif, mais Fred Dewilde éprouve encore une perception confuse du temps qui passe : « Je ne sais pas si les évènements font déjà partie de mes souvenirs dans la mesure où quand je me lève le matin je pense au Bataclan et quand je me couche le soir j’y pense encore. J’ai même peur de revivre l’évènement dans mes cauchemars, c’est pour quoi je fais tout pour m’endormir le plus tard possible ». Cependant, que ce soit en bande dessinée ou lors d’un spectacle vivant, le besoin de faire ressortir et de parler est irrépressible : « J’en ai besoin, ça me fait du bien. J’ai perdu mon travail et je vis aujourd’hui grâce à une pension d’invalidité. En témoignant, je me sens utile. J’ai l’impression d’exister et de faire un peu de bien autour de moi. Venir dans une salle de classe, voir des étincelles s’allumer dans les yeux des élèves, voir des jeunes qui m’écoutent, ça me donne du baume au cœur ». D’ailleurs, depuis qu’il le fait, il se sent beaucoup mieux et a réussi à reprendre le travail. Il donne des cours de dessins, faits extraordinaires pour quelqu’un dont le traumatisme est si fort qu’il n’a pu exercer de profession pendant cinq ans.

Dessiner n’a pas été chose facile car Fred Dewilde a longtemps été hanté par ses démons, comme ces assassins dont il a pris des années à trouver la force de représenter leur visage : « Je les ai représentés sous forme de squelettes », raconte-t-il à Maéva, « Comme ils nous ont dépersonnalisés, j’ai éprouvé le besoin de les mettre à notre niveau et j’ai souhaité moi aussi leur retirer leur humanité. C’est pourquoi j’ai représenté des squelettes ». Pourquoi quatre, alors qu’ils n’étaient que trois ? « Je ne sais pas, j’étais persuadé d’en avoir vu quatre. Je ne suis pas le seul d’ailleurs, mais peu importe. L’enquête a effectué son travail ».

Les moments difficiles de cette terrible nuit du 13 novembre sont racontés dans leur plus cruelle réalité dans Mon Bataclan. Pour clore ce livre, il y a la planche sur laquelle Fred Dewilde se représente quittant les lieux du massacre, après avoir été des heures durant entouré des morts et des blessés, dans un hôpital de campagne installé dans l’urgence rue Oberkampf. Maissa veut connaitre la signification du noir vers lequel se dirige le rescapé. « Cette dernière planche de l’album est en fait la première que j’ai imaginée. Tu y vois du noir, moi j’y vois un retour chez moi. Je suis sorti de la salle, j’ai marché plus d’une demi-heure tout seul, dans un état de semi-conscience. Mon père et ma femme m’attendaient à Bastille et je n’avais qu’une seule envie, rentrer chez moi. Mais ce noir représente aussi ma difficulté à vivre l’après-évènement. Il annonce que je me dirige vers un inconnu complet ».

« Vous avez vraiment été une belle rencontre »

« Je suis fier d’avoir réussi à faire des choses que je n’aurais jamais entreprises sans ce qu’il m’est arrivé. Réussir à sortir des livres, c’est absolument extraordinaire. Monter un spectacle ou témoigner dans des salles de classe, c’est tout aussi exceptionnel. Mais l’être colérique et impatient que je suis devenu, celui qui se sent agressé en permanence parce qu’il a peur…. Ces facettes nouvelles de mon caractère ne me réjouissent pas vraiment. Je dois travailler sur cette facette de ma personnalité », raconte Fred Dewilde à Maéva.

Rita veut en savoir plus et pose la question de la culpabilité ou non d’être ressorti vivant de la salle de concert. « Beaucoup de rescapés se sont posé la question. C’est celle qui m’est inévitablement venue à l’esprit quand je suis ressorti du Bataclan. Pourquoi, moi adulte accompli, je suis encore en vie, alors que le petit jeune juste à coté de moi, est décédé ? Il avait tout l’avenir devant lui. Mais comme cet évènement n’a aucun sens, je me suis ensuite dit qu’il n’y avait pas de raisons pour que je sois encore là à témoigner. C’est simplement le hasard. J’ai eu de la chance, c’est tout. J’ai mis des années à avoir le courage de retrouver la petite amie du garçon qui était mort à coté de moi et dans le sang duquel j’ai fait le mort. J’ai voulu le remercier par son intermédiaire. Aujourd’hui, comme tous les jours, j’essaye de me nettoyer de ce sang. Je n’y arrive pas, j’ai encore son odeur en moi. Je me sens encore coupable, mais pas tant que ça ».

La sonnerie de la récréation vient de retentir. Il est temps de faire une pause. Certains élèves ne veulent pas quitter la salle. Ils restent là, aux côtés du témoin. Ils pensent, se questionnent, poursuivent leurs travaux de dessins, peut-être pour assimiler ce qu’ils viennent d’entendre. Les professeurs sont fiers des jeunes et contents de leur travail.

Tous ont besoin de ce moment de détachement. Puis le cours reprend. Fred écoute maintenant les élèves présenter leurs propres travaux. Certains exposent ce qu’ils ont produit en BD, guidés par Vincent Vanoli, qui prend la parole. La professeure de français Virginie F. et la professeure documentaliste Victoria C. écoutent, encouragent et complètent. D’autres élèves, trop pudiques, n’osent pas. Ce n’est pas bien grave, il faut respecter leur silence.

Trois heures plus tard, il faut se quitter. Nous retrouvons Fred Dewilde un peu abasourdi. Il vient d’entendre les tous derniers mots de Lélia : « Merci Monsieur, vous avez vraiment été une très belle rencontre »

(par Romain BLANDRE)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

🛒 Acheter


Code EAN : 9782373440812

CONTENUS SPONSORISÉS  
PAR Romain BLANDRE  
A LIRE AUSSI  
Interviews  
Derniers commentaires  
Abonnement ne pouvait pas être enregistré. Essayez à nouveau.
Abonnement newsletter confirmé.

Newsletter ActuaBD