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J-C. Servais ("Godefroid de Bouillon") : « Je suis un auteur d’histoires des petites gens, un raconteur de l’intime »

Par Charles-Louis Detournay le 7 novembre 2012                      Lien  
Après [{Orval}->art11212], Servais s'attaque à une icône de l'histoire belge, le célèbre Godefroid de Bouillon, premier roi de Jérusalem. Non sans démontrer la fabrication d'une vérité apprise aux écoliers. Comme souvent chez Servais, ce beau récit se partage entre amour, petite et grande histoire, toujours soutenu par un trait d'une grande force.

On vous considère souvent comme le dessinateur gaumais [1] par excellence. Est-ce que cette étiquette vous colle légitimement à la peau ?

J-C. Servais ("Godefroid de Bouillon") : « Je suis un auteur d'histoires des petites gens, un raconteur de l'intime »Effectivement, je me suis très attaché à mes racines, mais la Gaume est une trop petite région pour que je me puisse m’en contenter pour cerner la thématique de mes albums. C’est pour cela que je vais également puiser dans les Ardennes, qu’elles soient belges ou françaises, ou que je remonte plus au nord, en Wallonie, jusqu’à Liège.

Votre dernier diptyque centré sur l’abbaye d’Orval traitait davantage de l’Histoire française, même si l’abbaye est actuellement sur le sol belge.

Orval était surtout mon premier projet réellement historique. C’est un défi que m’avait lancé un ami médecin, président de l’Association historique de l’Abbaye d’Orval. C’est notamment grâce à sa supervision des planches que j’ai osé me lancer dans ce grand récit, car il vaut avouer que l’Histoire n’est pas vraiment mon point fort. En effet, je ressens toujours des doutes lorsque j’aborde un point précis, et je ne suis pas assez mordu pour être connaisseur. Auparavant, l’Histoire m’effrayait un petit peu. Grâce à la réussite d’Orval, j’ai osé me lancer dans Godefroid de Bouillon.

Vous avez néanmoins été demander un peu d’aide pour vous donner de l’assurance...

Oui. Claude Rappé était journaliste à RTL, et je l’avais rencontré dans une de mes premières grandes interviews. Sa grand-mère était de Bouillon ; dans sa jeunesse, il passait ses vacances face au château. C’est devenu un passionné de Godefroid de Bouillon et il a d’ailleurs commencé sa carrière en jouant une pièce de théâtre dédiée au fameux chevalier. Par la suite, il a écrit deux romans : Godefroid de Bouillon, l’héritier maudit, et Dieu le veut. Il a également donné plus de 800 conférences sur les Croisades, ce qui fait de lui un spécialiste dans ce domaine. C’est pour cela que je lui ai demandé de rédiger le dossier de l’album. Je lui ai également demandé de superviser les planches que j’avais réalisées.

Qu’est-ce qui vous a poussé à réaliser ce récit sur un des grands « héros » de l’histoire belge, et en particulier des Ardennais ?

Bouillon n’est pas loin de chez moi, mais c’est plutôt un reportage sur Arte qui m’a décidé à évoquer la vie de ce personnage présenté comme un héros à la jeunesse belge, alors que l’on a appris récemment que les faits avaient été largement enjolivés. Dans le même temps, je n’étais pas capable de réaliser une réelle épopée comme peut le faire un auteur tel qu’Hermann. Je tiens la distance pendant quelques pages, je ne suis pas un mauvais illustrateur, mais je demeure avant tout un auteur des histoires des petites gens, un raconteur de l’intime.

Vous mêlez trois récits dans ce diptyque : la vie chronologique de Godefroid de Bouillon, l’histoire de la ville de Bouillon dans les années 1960, puis une partie plus contemporaine qui suit un homme et une femme qui s’étaient tout d’abord rencontrés dans les années 1960…

Il n’était pas dans ma volonté de réactualiser le récit réalisé par Sirius [2]. Je voulais montrer ce qu’était la légende de Godefroid, puis toucher à la mythologie en utilisant les enfants du Bouillon en 1960 à qui on présente ce personnage comme un super-héros. Le curé décide de monter une pièce de théâtre, avec les querelles qu’on imagine. L’école organise également la visite à Bruxelles de la belle statue de Godefroid, qui revendique la fierté du héros ardennais. Enfin, j’ai fait vieillir les personnages, afin de donner un réel contexte à ce qui a été présenté auparavant.

L’éducation donnée aux jeunes Bouillonnais semblent très stéréotypée pour les lecteurs que nous sommes !

Comme ces enfants de Bouillon, on a tous cru aux Croisades, à ces beaux chevaliers chargés de libérer le tombeau du Christ et d’empêcher les horribles sarrasins de massacrer les pauvres pèlerins. Je présente une réalité que nous connaissons maintenant mieux depuis quelques années : le fait que le Pape voulait contrer cette puissance montante venue d’Orient qui ne menaçait pas tant que cela les pèlerins, mais surtout le monopole de Rome. Puis cela permettait d’exporter ces véritables machines de guerre qu’étaient ces chevaliers, éduqués pour se battre, mais qui ne savaient en définitive pas vraiment faire autre chose.

Vous mettez cela en scène via un enfant immigré qui peine à trouver sa place ?

Oui, ce petit Maghrébin de père inconnu est élevé par sa grand-mère à Bouillon-même. Pour cette pièce de théâtre que les enfants devront jouer, tout le monde se prend au jeu, y compris les parents. Quant à lui, ce pauvre enfant doit jouer les rôles de tous les Sarrasins, répondant ainsi au curé qui le met devant le fait accompli.

On accroche à ce couple qui se retrouve des dizaines d’années plus tard, lors d’une exposition photographique montée par ce reporter sans frontières !

Oui, c’est d’ailleurs ainsi que débute le premier tome, sur une grande vue du Jardin botanique à Bruxelles. L’enfant immigré réapparaît en adulte et témoigne des Croisades que l’on peut encore voir aujourd’hui. Il prouve que l’Histoire est un éternel recommencement et il transmet cela au travers de son appareil photo. Effectivement, je mets en scène ces retrouvailles avec cette jeune fille qui l’avait soutenu à Bouillon. Sur les traces de la visite qu’ils avaient effectuée enfants à Bruxelles, on repart dans le passé, aux sources de cette amourette naissante.

Concernant Godefroid, qui est une « gloire des Belges », allez-vous écorcher le mythe dans le second tome ?

On va suivre les Croisades et comprendre les massacres perpétrés par Godefroid. Le but des Croisades était plutôt d’aller chercher la gloire et la richesse, tout en massacrant les infidèles. Et il fallait suivre le mouvement, de peur d’être ridiculisé et menacé par les autres chevaliers. Je veux rester donc authentique et me détacher de la légende. En tant qu’enfant des années 1960, on nous a fait croire à Charlemagne « le rassembleur », Léopold II « Le conquérant du Congo » et à Albert 1er « le roi-chevalier ». Quand on voit la réalité, on est frustré de savoir tout ce qu’on nous a caché. Mais cela correspond au sentiment de cette génération qui ne se posait pas de question, car on n’avait pas les documents, ni les bonnes informations. Tout était étouffé, on n’osait pas s’attaquer à ces grands mythes, érigés en héros par la nation. À côté de cela, il reste cet amour entre cette femme et cet homme, un signe d’espoir à l’encontre de la violence et de la bêtise des hommes.

Pour revenir sur votre technique, comment se composent les étapes de votre travail, concernant le dessin ?

J’ai complètement abandonné le travail à l’encre, pour ne plus travailler qu’au crayon. Je travaille avec différentes types de mines (du 0.3 au 1 mm, de B à 4B). Je fais un brouillon que je transpose ensuite sur mon original final dans un très grand format, en omettant les lignes de construction. Lorsque les planches sont terminées, je les envoie à Dupuis qui les scanne très clair, car mes planches sont fort chargées.

Vous collaborez depuis plusieurs années avec Guy Raives qui réalise vos couleurs. Comment qualifierez-vous cette collaboration ?

Elle a évolué techniquement : nous avons commencé avec des bleus de coloriage classiques, réalisés à l’aquarelle. Aujourd’hui, Guy est passé l’ordinateur. J’y vois une réelle différence, car les couleurs informatiques donnent un rendu bien plus réel à l’impression que les couleurs à l’aquarelle. Quand Guy reçoit les scans de Dupuis, il monte progressivement les noirs du trait, avant de réaliser les mises en couleurs. Ainsi, le dessin et les couleurs s’interpénètrent tout à fait, comme un dessin en couleurs directes.

Je suppose qu’avoir un coloriste qui travaille non loin de chez vous, c’est assez pratique ?

Oui, mais on fait toujours un premier « check » à distance, car Guy m’envoie les planches régulièrement par mail, auxquelles je réagis de la même façon. Lorsque tout est presque parfait, on fait une grosse journée de travail ensemble, où l’on revoit un bon paquet de planches tous les deux. C’est à ce moment-là qu’on joue avec les contrastes pour mettre des éléments en avant, et donner la densité du trait. En effet, il faut apporter de la profondeur au dessin, afin de donner du volume à l’ensemble. On joue ainsi sur la noirceur du trait pour avancer ou faire reculer un élément, alors qu’au début, tous les dessins sont réalisés avec la même gamme de crayon, de la même façon.

Je suppose que vous travaillez sur la seconde partie de Godefroid de Bouillon ? Et après cela que prévoyez-vous ?

J’en suis effectivement à la quinzième planche du tome deux. Nous publierons la seconde partie de ce diptyque en septembre-octobre 2013, pour conserver le même créneau. Puis, je pense déjà beaucoup au gros projet que je prépare pour la suite, mais je préfère vous en réserver la surprise. Aussi n’en parlerais-je pas plus pour aujourd’hui...

(par Charles-Louis Detournay)

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[1La Gaume est la partie romane de la Lorraine belge, une région historico-géographique formant une entité culturelle, se situant à l’extrême sud de la Province de Luxembourg, au bord de la frontière française.

[2Godefrois de Bouillon, aux éditions Dupuis, 1950.

 
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