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Jack Manini & Etienne Willem : « "La Fille de l’exposition universelle » capte l’air de chaque époque, sur près d’un siècle. »

Par Charles-Louis Detournay le 3 juillet 2019                      Lien  
À l’occasion du second tome de « La Fille de l’exposition universelle », le Centre Belge de la Bande Dessinée accueille les planches de l’album, jusqu’à la fin du mois d’août. L’occasion de s’arrêter sur une série au ton historique, mais pas seulement !

Commençons par rappeler la thématique de la série qui suit ses principaux protagonistes au long des différentes expositions universelles qui se sont succédées à Paris…

Jack Manini : Chaque intrigue policière est autonome : Julie Petit-Clou est cartomancienne et possède une roulotte avec sa maman devant l’exposition universelle. Elle a 12 ans en 1855, et on va la voir grandir et vieillir au fil des expositions universelles, ce qui représente le fil rouge de la série, jusqu’en 1937 où elle aura 94 ans.

D’où est venue l’idée de tirer le fil ainsi de la vie d’une jeune femme (puis d’une femme) le long des expositions universelles parisiennes ?

JM : Je me suis tout d’abord rendu compte que les différentes expos s’étaient déroulées le temps d’une vie. Puis, chacune est l’excuse pour capter l’air de son époque, et quel meilleur exemple que les expositions universelles qui se mettaient justement en scène dans des décors grandioses. Sans être un passionné, je suis amateur des Expos, et investiguant le concept, je me suis rendu compte qu’on pouvait placer neuf rendez-vous avec le lecteur, en comptant les expositions coloniales. Avec la possibilité d’en réaliser un complémentaire, avec les vestiges de chaque exposition qui ont été dispersés aux quatre coins de la France, et dont le Grand palais représente l’un des exemples les plus marquants. On pourrait donc imaginer un jeu de piste post-mortem de notre voyante qui continue à mener la danse.

Jack Manini & Etienne Willem : « "La Fille de l'exposition universelle » capte l'air de chaque époque, sur près d'un siècle. »
Outre un tirage spécial pour les librairies Canal BD, cet album bénéficie également d’une couverture réalisée pour les librairies Slumberland BD World.

En effet, si la série capte l’air du temps, elle présente également une part de fantastique. Était-ce une volonté d’apporter de la fantaisie ?

JM : En effet, je voulais éviter une série trop convenue, tant dans le récit que le dessin réaliste. Les Expos représentent une toile de fond pour situer chaque époque, et se concentrer sur l’humain.

Cette volonté d’un dessin vivant légitime l’arrivée d’Etienne. Je pense d’ailleurs qu’Hervé Richez, votre directeur de collection, vous avait demandé à plusieurs reprises de collaborer à Grand Angle ?

Etienne Willem : Tout-à-fait, mais à chaque tentative, mon dessin s’est révélé justement trop peu réaliste pour convenir aux différentes thématiques. Nous n’arrivions tout simplement pas à trouver le projet idéal. Puis Hervé m’a rappelé pour me proposer La Fille de l’exposition universelle. Or il se trouve que j’aime beaucoup le XIXe siècle : pour ses inventions, la démesure de certaines machines, les costumes du XIXe et tout ce qui m’attire graphiquement.

JM : Cette série regroupe des éléments dramatiques, or dans le même temps, rien n’est sérieux. Ce que j’ai retrouvé dans le dessin d’Etienne. Il possède une manière de positionner ses personnages, de jouer dans les mimiques, tout en assurant la bonne gestuelle. Sans tomber dans le satirique, l’ambiance est emplie de justesse tout en ayant des proportions très Walt Disney. Ce qui permet d’oser s’aventurer dans l’aspect assez sombre de l’histoire, tout en maintenant un ressenti assez pimpant, sympathique et frais.

La conclusion du tome 2 aurait pu prendre un aspect dramatique sans le côté enlevé de votre mise en pages ! On peut donc prendre du recul et profiter du récit sans être affligé de ce qu’il arrive à cette pauvre famille…

JM : Mais c’est dramatique ! Tout en sachant que les méchants sont toujours nuancés : ils ont de bonnes raisons d’agir ainsi, même s’ils méritent leur sort à la fin de l’histoire. J’essaye néanmoins de les rendre sympathiques, pour que le lecteur ressente de l’empathie à leur égard, car le vecteur principal est notre héroïne Julie qui, reste d’une extrême bonté.

Ce second tome comporte tout de même des rebondissements assez dramatiques. Osez-vous aller plus loin car vous savez que le dessin d’Etienne va vous sauver la mise ?

JM : Je me permets de soigner l’aspect dramatique, et de forcer le trait. Son dessin apporte une réelle ambiance, qui me permet de m’amuser comme jamais dans les dialogues entre les personnages. Bien entendu, je mélange les argots possibles et imaginables car il est impossible de situer des expressions exactement de chaque époque.

Comment parvenez-vous à particulariser chaque époque par rapport aux autres ? Via la documentation ?

EM : Jack possède énormément de documentation sur le sujet, via notamment les archives d’un journal qui s’appelle L’Illustration. J’ai donc pu puiser dans les photos, les gravures de monde dont c’est la grande époque. Je suis aussi beaucoup aidé par les réseaux sociaux et les amateurs qui ont réalisés des pages consacrées à la mode des années 1900. J’arrive donc à suivre l’archéologie expérimentale ce qui différencie chaque album. Par exemple, le premier tome représente les hommes en gibus, le second voit apparaître le chapeau melon. Les canotiers vont suivre. La silhouette de la femme évolue également : des robes à volants et frou-frous, elle va s’affiner au fur et à mesure qu’on se rapproche du XXe siècle, jusqu’à arriver aux robes droites et aux chemisiers. C’est parfois un peu compliqué d’arriver à retranscrire les silhouettes de l’époque pour vraiment référencer chaque album, mais faut garder à l’esprit que les modèles sont des gravure de mode, et que toutes les silhouettes devaient exister.

Vous devez donc changer d’époque et faire vieillir vos personnages à chaque reprise ?

EM : Oui, chaque tome représente un nouvel album, presque d’une nouvelle série ! Et cela se ressent avec les dédicaces, lors desquelles je dois jouer avec plusieurs physiques de l’héroïne selon les demandes !

Vous aimez maintenir vos personnages principaux en faisant intervenir des protagonistes, le temps d’un album. Tel un petit théâtre où les seconds rôles vont et viennent ?

JM : Ce mode de construction apporte une pierre à la psychologie du personnage : elle a 12 ans lors de la première Expo, et est devenue une très belle jeune fille dans ce second tome, courtisée de toute part. Je vais m’amuser à la faire vieillir, ce qui va amener la découverte de sa famille, car elle va devenir mère, puis grand-mère et arrière-grand-mère au fil des expositions jusqu’à 1937.

La série devient donc une vraie ode à la femme, sans se focaliser uniquement sur le charme de sa jeunesse ?

JM : La question se pose dans le tome 3, où elle attend son premier enfant. J’ai hésité entre lui donner une fille ou un fils, sachant qu’une fille allait capter l’attention du lecteur. Donc, elle aura un petit garçon, afin qu’elle demeure l’héroïne centrale jusqu’au bout de la série. Parce qu’elle le vaut bien !

Outre le sujet des progrès représentés par chaque Expo, la série traite également de politique, dans un aspect presque thriller. Un climat qui va perdurer dans le reste de la série ?

JM : J’éclaire des sujets politiques assez méconnus, en faisant par exemple l’impasse sur le Canal de Panama. J’aime cette grande histoire qui interfère avec la famille Petit-Clou. Ce qui me permet à la fois de respecter l’Histoire et de prendre certaines libertés puisqu’une partie des personnages sont fictifs. L’exposition universelle est le reflet du monarque de l’époque ou de son président, telle une vitrine présentant un condensé du moment présent.

EW : Rappelons également que l’exposition universelle est avant tout un événement politique ! Pourquoi organise-t-on une Expo ? Pour montrer sa supériorité au reste du monde ! Déjà parce que le pays possède les moyens de développer un faste. Puis, les autres pays viennent de montrer ce qu’ils savent faire, le but du jeu est de démontrer qu’on fait mieux !

Je ressens également un grand plaisir en découvrant vos mises en pages, qui jouent parfois sur les éléments de décors tel le minaret, ou les sentiments ressentis par votre héroïne. Comment vous mettez-vous d’accord pour insuffler cette fantaisie sans perturber la lecture ?

EW : Au départ, je réalise le storyboard en damier, pour me focaliser sur la narration. Pour éviter de décider d’une symétrie qui me coincerait par la suite et pourrait brider la narration. L’échange avec Jack entraîne la modification de certains angles de vue, et décide de la composition de la planche. Pour assurer une narration fluide et efficace, tout en allant vers une mise en pages plus contraignante, sans que l’une ne pâtisse de l’autre.

JM : Cela représente une réelle valeur ajoutée, mais ce n’est pas le moteur de notre mise-en-scène. Nous voulons maintenir la fluidité, et Etienne possède l’art de doser ses effets. Le lecteur peut ne pas s’en apercevoir à la première lecture, avant d’en profiter par la suite.

Vous jouez également sur les grandes doubles pages qui mettent en scène chaque Expo. Une façon de rappeler au lecteur qu’elles restent le point focal de la série ?

EW : Je m’interroge également, car j’avais une double page sur le premier tome, et Jack m’en a demandé deux pour le second. J’attends le tome 3 pour savoir s’il en rajoute une à chaque opus, ou s’il double carrément ! (rires)

JM : Il s’agit essentiellement de panoramiques qui guide le lecteur jusqu’au cœur de l’Expo. Le but de chaque album est, bien entendu, de dérouler une intrigue, mais mine de rien, il faut également visiter l’Expo. Les deux éléments doivent s’imbriquer naturellement. On s’impose donc une série de contraintes drôles à respecter et à transcender.

Les couleurs participent également à cette uniformité, en assurant le lien entre réel et fantastique !

EW : Nous avons beaucoup discuté avec Tanja Wenish pour le premier, et nous avons l’avantage de travailler avec une coloriste qui s’implique réellement dans la série, si bien qu’elle a compris le ton à aborder dans le second. Elle met une réelle passion afin de donner ces ambiances extraordinaires dans ce nouvel opus.

JM : Nous fonctionnons par séquence, chaque fois pourvue de sa dominante colorée : le jour, la nuit, tout simplement un coucher de soleil dans les orangés, ou une atmosphère très ambiancée, comme ce cauchemar éveillé qui représente presque un film d’horreur et ses teintes verdâtres.

Chaque album possède également un petit dossier didactique, un vecteur pour en donner plus au lecteur ?

JM : Nous ne réalisons pas une bande dessinée historique, Ce complément rajoute des éléments qui ne concernaient pas spécialement l’intrigue, et cela participe à la perpétuation du rêve, magnifié par les gravures.

Un mot sur le futur tome 3 ?

JM : Il se déroulera en 1878 : Bartholdi qui n’a pas eu le temps de terminer la Statue de la Liberté, va exposer sa tête à l’exposition universelle, ce que les visiteurs pourront déjà visiter. La thématique sera la phrénologie : la science inventée par Franz Gall explique que les contours du visage et les bases du crâne reflètent la personnalité de chaque individu. Tous les criminels de l’époque, après avoir été guillotinés, étaient étudiés, sur base du moulage de leur tête.

EW : Ca va encore être gore ! (rires)

La phrénologie, voilà qui est innovant… et rappelle d’ailleurs les scientifiques de l’album de Lucky Luke, Les Collines noires

JM : En guise de documentation, j’ai trouvé à Bruxelles une mallette de phrénologue, pourvue de vingt-neuf têtes d’assassins… Je dois avouer qu’il y a une qui ressemble énormément à Etienne !

Etienne, je pense que Jack a l’art du compliment… et de se payer votre tête !

(Rires)

Jack Manini et Etienne Willem (de g. à d.)
Photo : Charles-Louis Detournay.

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782818967102

Lire également notre chronique de cet album

Exposition La Fille de l’exposition universelle, jusqu’au 1er septembre 2019.
Musée de la Bande Dessinée
Rue des Sables, 20 à 1000 Bruxelles
Ouvert tous les jours de 10 à 18 heures
Tel. +32 (0)2 219 19 80 – visit@cbbd.be – www.cbbd.be

Toutes les photos sont : Charles-Louis Detournay

✏️ Etienne Willem
 
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