Rarement un auteur américain de bande dessinée aura autant été célébré. Il faut dire que Jack Kirby n’est pas n’importe qui : né Jacob Kurtzberg en 1917 dans le Lower East Side de New York, ce jeune juif américain a véritablement bâti, par son dessin emphatique et sa créativité hors normes, la grammaire du comic-book. Célébré aussi bien par Will Eisner que par Alan Moore, « The King of Comics », avec ses créations et ses co-créations a laissé une trace dont on peu voir le prolongement dans la déferlantes des films de super-héros sur nos écrans aujourd’hui.
Ce gamin sorti de la rue a été, après avoir combattu en France en 1944, l’un des dessinateurs les plus sollicités de son temps, engendrant un Olympe de super-héros mythiques : Captain America, Fantastic Four, Thor, Iron Man, The X-Men, The New Gods, Mister Miracle, Kamandi et bien d’autres…
« 2017 est l’année du centenaire de la naissance de Jack Kirby, nous raconte Jean-Matthieu Méon, maître de conférences au Centre de recherche sur les médiations (CREM) de l’Université de Lorraine, organisateur du colloque à Metz et chercheur dans le domaine de la bande dessinée. Cela a évidemment suscité beaucoup de rééditions, aux États-Unis comme en France, et beaucoup de commentaires. C’est bien sûr une figure artistique incontournable dans l’histoire de la bande dessinée. Mais Kirby est aussi intéressant par ce qu’il permet d’aborder au-delà de son propre cas, notamment les conditions particulières de production qu’il a connues, avec un contexte de contraintes fortes : contraintes commerciales, contraintes de genres, contraintes de formes… Comment les créateurs arrivent-ils à produire des œuvres personnelles dans un tel contexte ? Par exemple, quelle place leur propre expérience biographique peut-elle trouver dans des genres aussi cadrés et codifiés que les comics de super-héros ou les comics de guerre ? Ou d’aventure, ou d’humour, etc. Faire un colloque sur Jack Kirby cette année, c’était s’inscrire dans ce mouvement de commémoration de l’auteur mais c’était aussi une opportunité pour ouvrir une discussion théorique plus large sur les bandes dessinées dites « de genre » et les contraintes et les opportunités que leurs créateurs rencontrent. Ces questions se posent aux États-Unis, avec Kirby entre autres, mais peuvent être transposées dans la plupart des autres cadres nationaux. »
Kirby à l’université
Kirby, la Sorbonne en avait déjà parlé le 12 octobre dernier dans une rencontre-conférence avec Jean Depelley, l’auteur de l’extraordinaire biographie en deux volumes, Jack Kirby, le super-héros de la bande dessinée (Ed. Neofelis), Alain Delaplace & Mickael Géreaume à l’origine de Kirby & me (Ed. Komiks Intiative), un ouvrage financé sur Ulule et qui rend hommage au King à travers les contributions de quelque 200 signatures prestigieuses, enfin le bien connu Alex Nikolavitch, traducteur émérite et essayiste, auteur de Les Dieux de Kirby (Ed. Confidentiel).
Mais c’est évidemment à Metz, où Jack Kirby a combattu, frôlé la mort et a vu mourir sous ses yeux ses camarades que cet anniversaire a le plus de sens : « Il y a un vrai lien entre Jack Kirby et Metz, nous explique Méon. Lors de la Seconde Guerre mondiale, Jack Kirby a combattu en France et il a participé aux batailles meurtrières de l’armée américaine en Moselle, près de Metz, notamment à Dornot-Corny. On trouve des traces de son passage dans la région dans ses lettres et dessins de l’époque. Il y a ainsi un assez beau dessin de deux G.I.’s près d’un arbre, signé et marqué « Metz, Oct. ’44 », que l’on a repris pour l’affiche du colloque. C’est dans ces lieux, entre autres, que Jack Kirby a fait l’expérience réelle et sans doute intense de la guerre. Expérience que, selon certains critiques, il a retranscrite, directement ou non, dans certains de ses comics. »
Un documentaire de Marc Azéma et Jean Depelley produit par Passé Simple et Metaluna production doit également être diffusé sur France 3 le 20 novembre prochain. En voici la bande-annonce
Pionnier de l’autobiographie en bande dessinée ?
En prenant le « Jack Kirby’s Centenial » comme prétexte, Méon a élargi sa réflexion à l’autobiographie : « L’idée du colloque était de faire le lien entre les œuvres, la biographie des créateurs et les espaces de production dans lesquels ils ont été amenés à travailler. On ne peut pas comprendre la forme et le contenu d’une œuvre sans s’intéresser à la vie de ses auteurs mais aussi sans resituer ces derniers dans le champ dans lequel ils produisent : leurs pairs, leurs employeurs, les genres existants, les formes possibles… Cela amène à croiser les approches de plusieurs disciplines : la communication, la sociologie, l’analyse littéraire, l’histoire… Les réponses à l’appel ont porté autant sur Jack Kirby que sur d’autres auteurs de bande dessinée (Franquin, McCay, Frank King, Hugo Pratt, Hiromu Arakawa…). C’était une des incertitudes du projet : réussir à parler de Kirby tout en ouvrant sur une perspective plus générale, ouverte sur d’autres créateurs, d’autres contextes. Comme l’appel à communication a circulé sur plusieurs réseaux français et internationaux, les réponses sont venues d’un peu partout : de France, de Belgique, d’Espagne, d’Angleterre, du Canada, des États-Unis… Cela reflète assez bien le caractère international des recherches actuelles sur la bande dessinée – et la notoriété de Kirby. »
Des personnalités, souvent peu connuse mais venus du monde entier, interviendront sur ce sujet. Le programme complet est téléchargeable ICI.
L’intérêt de ce colloque, c’est que c’est l’un des premiers à interroger la question des bandes dessinées dites « de genre » : « En ouvrant la discussion sur les bandes dessinées de genre, nous dit Méon, il s’agit aussi d’éviter que la recherche sur la bande dessinée ne se concentre que sur les œuvres les plus légitimes. Pour comprendre les œuvres indépendantes et alternatives, il faut également comprendre les œuvres plus classiques ou commerciales dont elles cherchent à se distinguer ou qu’elles réinventent. »
Et effectivement, à cause de l’intérêt de l’université pour la sémiologie et d’une volonté de « vendre » une discipline en l’appliquant à des bandes dessinées connues de tous (Tintin et consorts), on a souvent tourné autour de la bande dessinée au lieu de la lire (suivez notre regard…). Il est temps de s’y mettre...
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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