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Philippe Sternis : « Le Corbeau » peut être choquant, mais nous sommes dans le second degré ! »

Par Nicolas Anspach le 12 octobre 2010                      Lien  
Philippe Sternis revient à la bande dessinée avec un album atypique et singulier. Il nous raconte la vie d’un dessinateur qui est confrontés aux aléas de la création. Le récit verse rapidement dans des ambiances noires et décalées.

Une jolie jeune femme qui tape la balle sur un cours de tennis à côté de son atelier. N’est-il pas agréable de la regarder jouer et de se « servir » de ses formes à son insu pour des études érotiques. Mais le bruit de la raquette qui frappe les balles deviennent rapidement exaspérant. Notre dessinateur ne peut plus travailler. D’autant qu’une étrange souris détruit ses dessins. L’auteur est bout de la rupture lorsqu’un corbeau agonisant vient troubler sa conscience.

L’auteur de Robinson et de Pyrénée (avec Régis Loisel) revient à la bande dessinée avec ces histoires sombres et décalées, sans compromis, qui tournent peu à peu à une loufoquerie absurde et même déstabilisante pour le lecteur dans le dernier récit. Philippe Sternis illustre ses histoires au crayon en utilisant les effets de matière inhérente à cette technique pour mieux assombrir son dessin semi-réaliste.


Philippe Sternis : « Le Corbeau » peut être choquant, mais nous sommes dans le second degré ! » "Le Corbeau" marque votre retour à la bande dessinée. Avec Régis Loisel, vous aviez signé "Pyrénée" à la fin des années 1990. Puis, en 2001, vous avez publié le premier tome de "Robinson". Qu’avez-vous fait depuis ?

Des problèmes de santé m’ont pas mal perturbé pendant de nombreux mois. Ils ont coïncidé avec une période où j’ai été saturé par la bande dessinée. Je ne trouvais plus la motivation nécessaire pour continuer. Je manquais d’endurance et d’énergie pour attaquer une planche le matin. Je me suis donc mis un peu en marge de la BD, en réalisant des illustrations de romans pour les pré-adolescents.

« Robinson » devait être découpé en plusieurs albums. Aura-t-on un jour la suite de cette histoire ?

Je dois vous apporter une précision. Lorsque j’ai pensé cette histoire, je l’ai écrite pour un one-shot, avec une fin un peu ouverte bien sûr. Mais je n’avais pas spécialement réfléchi à une suite. C’est à la demande de mon éditeur que j’ai scénarisé une suite. J’ai commencé à dessiner le deuxième tome, mais, entre autres à cause de mes problèmes de santé, j’ai commencé à peiner au tiers de l’album. L’histoire ne fonctionnait pas très bien. Je me suis arrêté… C’est bien entendu frustrant, tant pour le lecteur que pour l’auteur. C’est un blocage, qui arrive parfois, même aux plus grands ! Ceci dit, en bande dessinée, rien n’est jamais perdu, et il n’est pas rare de voir des « suites » paraître bien des années après. Alors, sait-on jamais ?

Régis Loisel et vous-même envisagiez un moment de réaliser une suite à « Pyrénée ». L’envie est-elle toujours-là ou s’est-elle émoussée avec le temps ?

C’est tout à fait différent ! Ce n’est pas une question d’envie, mais de disponibilité. Régis Loisel avait, dès le départ, prévu cette aventure en deux tomes. Or, il se trouve qu’à la fin du premier album, il devait travailler d’arrache-pied sur la conclusion de Peter Pan. Il n’avait pas de temps à consacrer à la suite de notre histoire. Et comme souvent, dans ces cas-là, les événements se sont enchaînés rapidement pour lui avec ses différentes séries La Quête de l’Oiseau du temps et Le grand mort. Dans la foulée, il s’est attelé au superbe Magasin Général. Et nous voici douze années plus tard ! L’envie est toujours intacte pour nous deux. Il y a peu, nous avons évoqué le deuxième album. Il faut juste que nous ayons tous les deux le temps de nous y mettre. Je souhaite bien sûr pouvoir terminer ce diptyque.

Les premières histoires montrent un auteur de BD confronté aux aléas de la création. Les problèmes du quotidien le mine et le pousse à bout. Peut-on y voir un lien avec ce qui vous est arrivé, avec votre manque d’envie de faire de la BD ?

Dans un premier temps, ce n’était pas conscient. Le Corbeau se compose de trois récits, articulés autour du même personnage, un dessinateur ! Deux de ces nouvelles sont vraiment autobiographiques. Certains événements que d’autres peuvent trouver anodins me sont arrivés. Cela m’a marqué plus que je ne le pensais à un moment où je fatiguais pas mal sur ma planche à dessin, surtout l’histoire du "Corbeau" !

Quand plus tard, j’ai eu envie de refaire une bande dessinée, l’idée de raconter ces petites histoires personnelles c’est imposée d’elle-même ! En outre, cela me permettait de revenir avec un livre plutôt en rupture par rapport à ma production habituelle. C’est peut-être bien une envie de surprendre aussi !

Quelles techniques avez-vous utilisées pour cette album qui a un graphisme plus crépusculaire.

J’ai voulu prendre un parti pris graphique dès le début. Comme il s’agissait d’histoires assez sombres, réaliser un album en noir & blanc m’est paru une évidence. C’était aussi une manière de me renouveler. J’ai dessiné l’album au crayon, qui est le matériau que j’affectionne depuis Pyrénée. Je dessinais sur calque, ce qui donne beaucoup de possibilités au niveau de la sensualité du trait et du travail sur les ombres.
L’inconvénient de cette technique réside dans le fait qu’il faut être soigneux, ce qui limite un peu la spontanéité du geste. J’ai ensuite scanné les planches et utilisé, pour la première fois, l’ordinateur pour les nuances de gris. Là aussi, c’est un outil très riche. Mais honnêtement, ce n’est pas trop mon truc, et je ne crois pas renouveler l’expérience pour mes prochaines mises en couleur.
Je crois qu’il n’existe pas de technique idéale. Chaque auteur bricole sa tambouille pour être le plus à l’aise, efficace, et surtout prendre plus de plaisir à dessiner.

Les ambiances de la deuxième et troisième histoire sont noires et vous versez rapidement vers un traitement décalé. Pourquoi avoir souhaité ce côté parodique, au risque de choquer avec l’histoire finale !

J’ai su dès le départ que je ne ferais pas un "vrai" polar ! Tout simplement parce que je ne suis pas très calé en matière de roman policier. Ce qui m’a donc intéressé, c’était de garder le traitement graphique des BD polar, comme celles de Jacques Tardi, par exemple. Mais d’aller assez vite dans la parodie, où je me sens mieux. Surtout pour raconter des scènes d’auto-dérision.
Il y a, cependant, un crescendo dans la dureté des histoires, pour arriver au dernier récit, et sa chute qui peut choquer car le ton change brutalement. Mais cela reste quand même du deuxième degré ! Je savais, bien sûr, que je risquais de déranger, vu que l’on me connaît plutôt pour mes albums poétiques, bucoliques, etc. C’est un choix que j’assume. Je ne me voyais pas "revenir" à la BD en faisant la même chose qu’avant !

Dans la dernière histoire, pourquoi avoir appelé le chien « Jean-Pierre ». Était-ce pour que le lecteur comprenne directement l’aspect décalé, étrange, voire loufoque, de cette histoire ?

Quand je construis un scénario, ma femme, Sylvie, participe parfois d’assez près à mon travail. Je n’aurais pas pensé, pour ma part, à appeler le chien « Jean-Pierre ». C’est elle qui a trouvé ce prénom humain, et cela m’a bien fait rire ! Donc, je l’ai conservé. Plus tard, dans une boulangerie, j’ai vu un jeune type avec un chien qui répondait au nom de « Marcel ». On n’invente jamais rien, finalement !
C’est vrai que ce prénom lui donne un rôle particulier, dérisoire et loufoque évidement. Mais des prénoms humains sont parfois donnés aux chiens. Je ne l’aurais pas imaginé, et ce n’est pas plus con que « Sultan », « Rex » et autres banalités.

L’histoire du « Corbeau » où votre personnage est excédé par ces volatiles, n’est-elle pas une parabole ?

J’ai vécu cette histoire avant de la dessiner. Je me suis rendu compte combien il était difficile déjà de tuer, d’achever un animal à l’agonie. Alors, je me suis directement posé une question : comment pourrait-on tuer un autre être humain ? C’est ça le fond du « Corbeau ». Un bouquin sur la mort. Les meurtres. Comment est-ce possible ? Comment peut-on tuer un autre être humain ? C’est un sujet sérieux.

La dernière histoire, avec le chien, fait écho à cette thématique.

En effet, la dernière histoire, avec sa fin brutale et dramatique, fait écho au sujet qui existe en filigrane des trois nouvelles, à savoir une thématique centrée sur la mort. Sujet bien plus sérieux qu’il n’apparaît à la première lecture de l’album, à cause du ton parodique choisi.

Vous êtes le guitariste d’un groupe de rock celtique, Transphèr. La musique a-t-elle une répercussion dans votre manière d’appréhender le dessin ?

Beaucoup d’auteurs font de la musique, et souvent très bien ! Il nous arrive d’en discuter entre nous, et parfois d’en faire ensemble. Pour moi, comme pour pas mal d’autres, je crois, faire de la musique est une manière de trouver un équilibre entre la solitude du dessinateur (sauf peut-être pour ceux qui bossent en atelier) et un besoin de s’exprimer en groupe. J’ai souvent cherché à dessiner comme lorsque je joue de la musique, c’est-à-dire sans retenue, le plus spontanément possible. Et je n’y arrive pas souvent. Enfin, un peu plus maintenant !
J’aimerais bien faire coïncider ma personnalité d’auteur avec celle de musicien, comme une superposition, afin que ce soit bien la même personne, la plus authentique. Mais ce n’est pas toujours le cas. Disons que je me sens plus à l’aise en tant que musicien, et que j’essaie de profiter de cette énergie pour la « transférer » dans le dessin. Mais les codes de la BD et ceux de la musique sont assez éloignés.

Votre fils, Simon Sternis, qui est également coloriste, vous a aidé pour "Le Corbeau". Quel a été son rôle ?

Simon m’a donné un bon coup de main sur le plan technique, puisqu’il a numérisé mon écriture et donc réalisé et intégré les bulles de textes. Il a aussi participé à la maquette de l’album.
Il m’a aussi bien avancé le travail de la mise en couleur numérique en faisant un premier placement des ambiances de gris dans les pages. C’était bien sûr appréciable et rassurant, vu que je ne suis pas un habitué de l’ordinateur. Pour les effets de matière, mise à part la pluie, je me suis débrouillé avec ma "cuisine" habituelle.

En dehors de la suite de Pyrénée, quels sont vos projets ?

J’ai un projet en train de mûrir depuis quelques temps. J’ai écrit un synopsis, rassemblé de la documentation et pris pas mal de notes, mais je sentais qu’il fallait le "muscler". J’ai donc fait appel à un scénariste, qui a pris à bras le corps le script, et qui a fait le scénario que j’attendais.
J’avais aussi envie de retravailler avec quelqu’un pour l’échange et l’enrichissement que des discussions apportent sur un projet commun.
Il ne me reste plus qu’à finaliser le dossier en réalisant quelques planches, en couleurs cette fois, et nous partirons en quête d’un éditeur.
Je préfère ne pas trop en parler. Je peux toutefois dire qu’il s’agit d’une histoire de "terroir", presque contemporaine, avec des personnages forts et humains qui s’activent autour d’un drame… dans les décors du Massif central.

Votre éditeur, "Fugues en Bulles" est une maison discrète. Comment comptez-vous défendre Le Corbeau ?

C’est une maison d’édition associative qui fait de beaux albums, des collectifs originaux. Fugues en Bulles a un était d’esprit plutôt artistique que mercantile, ce qui devient rare… C’est aussi un éditeur indépendant qui n’a pas de distributeur. On peut donc se procurer leurs livres, et en particulier Le Corbeau sur leur site internet. Sinon, je vais faire une tournée de dédicaces avec un maximum de dates. Les dates se trouvent sur mon site, dans la rubrique « Actu ». C’est un système un peu artisanal, mais je pense qu’il sera mieux défendu de cette façon, plutôt que noyé dans le catalogue d’un gros éditeur.

Philippe et Simon Sternis
(c) DR.

(par Nicolas Anspach)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Lien vers le site de Philippe Sternis

Lien vers le site de l’éditeur du "Corbeau"

Photos : (c) Marie Corentin
Illustrations : (c) Sternis, Le Fugues en Bulles.

 
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